D’où nous venons, à Reims ou ailleurs

La lutte des classes serait un concept périmé, pourtant nos origines sociales continuent de nous diviser, symboliquement, plus que nos revenus. Que nous venions «d’en haut» ou «d’en bas», la différence d’avec «les autres», intériorisée depuis notre petite enfance, nous rend aveugles à la perception du monde de celles et ceux qui sont nés à l’étage «inférieur» – ou «supérieur». On peut changer d’étage, prendre l’ascenseur social, mais la fracture demeure, sauf que nous sommes dans l’autre camp. C’est ce que je me disais, avec un certain accablement, samedi soir dernier, en sortant du Théâtre de Vidy, après avoir assisté à «Retour à Reims», la pièce où le metteur en scène Thomas Ostermeier revisite un livre de Didier Eribon.

«Retour à Reims» est un texte politique sous la forme d’un récit à la première personne, qui m’avait troublée à la lecture et qui m’a troublée encore plus (la magie du théâtre !) dans la restitution qu’en fait Ostermeier (voir Le Temps du 5 avril). C’est l’histoire d’un reniement familial et social. Didier Eribon, sociologue et écrivain français, vient d’un milieu qu’au temps de la lutte des classes on définissait «prolétaire»: père ouvrier du bas de l’échelle, longtemps chômeur, mère au foyer, puis femme de ménage, puis ouvrière. Un milieu fruste, pauvre en argent et en esprit, qu’il haïssait et dont il s’est arraché, rompant notamment avec son père violent et homophobe.

Il s’est construit un statut d’intellectuel de haute volée, de penseur de gauche et d’homosexuel assumé. Mais il s’interroge sans complaisance sur cette ascension culturelle et sociale qui l’a fait passer de l’autre côté de la barrière. Là où les corps abîmés par la dureté de la vie suscitent le malaise, voire la répugnance. Là où on n’a aucune idée des mécanismes sociaux – l’insécurité économique, l’exploitation – qui ont pu dégrader moralement un homme comme son père.

Dans le documentaire filmé qui faufile la pièce, on voit à un certain moment Didier Eribon en train d’entrer dans une salle d’opéra. C’est un monde clos, voué aux plaisirs de l’art lyrique, mais dont la vraie fonction, nous dit lucidement Eribon, est de lui renvoyer sa propre image d’individu sensible aux raffinements esthétiques et compétent dans le maniement des idées. Et nous, les spectateurs et spectatrices de Vidy, avec notre culture, nous comprenons ce qu’il veut dire, et nous jouissons de cette mise en abyme. Mais «les autres» sont dehors, et nous ignorons leurs pensées.

La pièce sera redonnée à Vidy du 28 mai au 15 juin

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.