Tout travail mérite salaire, le mythe du siècle (dernier)

L’initiative «Pour un revenu de base inconditionnel» sera très probablement écrabouillée le 5 juin prochain en votation populaire. Pour des raisons financières – le conseiller fédéral Alain Berset estime à 25 milliards de francs le surcoût par rapport au système actuel d’assurances sociales, et si ce calcul est juste il y a bien sûr de quoi frémir. Mais aussi pour des raisons idéologiques, et là, ce qui devrait faire frémir, mais malheureusement ne semble pas faire frémir grand monde, c’est l’interprétation persistante des rapports économiques en vigueur dans notre société à travers la grille d’une pensée mythologique qui n’a aucun rapport avec la réalité.

Le mythe dit : tout travail mérite salaire (et tout salaire mérite travail, ça, c’est une astucieuse adjonction récemment inventée par un éditorialiste du Temps). Or, une très grande partie, peut-être la plus grande partie, du travail effectué dans notre société ne donne accès à aucun salaire. Je pense, bien sûr, tout d’abord, au travail dit «de reproduction», par quoi il ne faut pas entendre la fabrication biologique des bébés, mais bien toutes les activités qui permettent à la vie de continuer et de rester humaine : éducation des enfants, ménage, courses et préparation des repas familiaux, visites et soins aux proches malades et âgés, tâches administratives privées etc. Longtemps dévolu uniquement aux femmes, le travail «de reproduction» est aujourd’hui assumé en partie aussi par les hommes (par certains hommes). Quoi qu’il en soit, il reste à la fois non rémunéré et indispensable à la survie de la société.

Mais ce n’est pas tout. Tout le secteur de la vie associative, si florissante dans notre pays, et si fondamentale pour notre santé citoyenne, est placé à l’enseigne de la gratuité. Idem pour le militantisme politique de base, qui assure la circulation des idées et stimule l’envie d’améliorer le monde. Idem pour une large part de l’activité artistique, qui introduit dans nos existences la dimension du symbolique et les empêche de s’engluer dans leur pure littéralité. Idem évidemment pour le bénévolat, cet irremplaçable lubrifiant social. Idem pour l’énorme masse de contributions intellectuelles de qualité (parmi, il est vrai, une tout aussi énorme masse d’imbécillités) que leur productrices et producteurs offrent désormais en libre accès sur Internet sans en retirer un centime, comme par exemple les notices de Wikipedia.

L’indissociabilité du travail et du salaire a toujours été un mythe confortable utilisé pour faire fonctionner les sociétés modernes en cachant l’injustice sous le tapis – on ne peut plus l’ignorer aujourd’hui à la lumière des travaux des théoriciennes féministes contemporaines sur la notion de care (le soin d’autrui). De plus, il s’avère désormais ridiculement inadéquat pour l’organisation de l’économie 4.0, sujet largement traité ces jours dans les médias. Il faut le dire (pardon, Jean Ziegler, pour le pastiche), le mythe est en train de tomber en morceaux sous nos yeux ; mais personne n’a envie de tirer les conséquences politiques de cette casse, et alors on regarde ailleurs.

Est-ce à dire que tout ce travail fourni gratuitement devrait être rémunéré ? Bien sûr que non ! Pas parce que, bien souvent, il procure du plaisir à celles et ceux qui l’exécutent : les avocats d’affaires doivent éprouver aussi du plaisir à exécuter leurs lucratives jongleries panaméennes. Mais parce qu’il produit du lien social, de la culture, de l’amour, de l’imaginaire, du savoir, c’est-à-dire des biens par définition non quantifiables. Par contre, une reconnaissance financière inconditionnelle, c’est-à-dire dissociée de l’impossible tarification de ces prestations d’ores et déjà fournies par des millions de gens en Suisse, pourrait être un moyen de rétablir la justice et, qui sait, d’assainir en profondeur des rapports économiques largement distordus. L’initiative sur laquelle nous allons voter a certainement des défauts, mais son principe a tout son avenir devant lui.

 

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.

4 réponses à “Tout travail mérite salaire, le mythe du siècle (dernier)

  1. Je crains malheureusement que vous n’ayez raison quand à l’issu du vote du 5 juin prochain.
    Et c’est dommage car je trouve cette idée bien séduisante, mais aussi équitable et juste.
    Au plaisir de vous lire à nouveau.

  2. Merci Mme Rici pour votre vision sur notre société.
    Je pense que cette initiative est un excellent moyen pour que la population commence a prendre conscience des changements que nous devons faire dans notre façon de concevoir le travail et la relation avec l’argent et l’économie.
    Au plaisir de vous lire

  3. Excellente exposition de la face cachée des fonctionnements sociaux qui ne sont pas intégrés dans les consciences. Il resterait encore à saluer le temps de vivre que le temps du travail grignote largement et cultiver la qualité de vie. Lecture que je souhaite à beaucoup et que je vais partager largement.

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