Stephane Bern, ambassadeur du NIMBY à la française

Il fallait avoir du culot pour s’attaquer à un projet comme celui de Saint Vincent de Paul, l’ancien site des Grands Voisins ! Du culot et du mépris pour ceux à qui vous vous adressez. Les quelques quarante signataires d’une tribune farcie de contresens parue dans Le Figaro ne manquaient ni de l’un ni de l’autre.

Leur initiative pourrait légitimement être pointée comme un cas presque parfait pour expliquer ce que signifie le terme NIMBY. Il s’agit de protestations de riverains indignés, fondées non pas sur une question de principes ou d’idées, mais sur la proximité de ce qu’ils dénoncent. Je ne suis pas contre Amazon, juste contre l’idée d’un centre de distribution en face de chez moi ! Ou encore : Uber ne me gêne pas, c’est juste les livreurs qui squattent mon trottoir qui m’indignent. NIMBY, veut dire not in my backyard : pas dans ma cour.

L’écoquartier Saint Vincent de Paul, le projet ciblé par cette tribune, c’est un peu “l’horlogerie suisse” de l’aménagement urbain. Le site en question est celui de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, en plein centre de Paris, désaffecté depuis une dizaine d’années, et que la ville veut reconvertir en y créant 600 nouveaux logements, dont la moitié de logements sociaux. Voulant bien faire les choses, les aménageurs confient la préparation du terrain à l’association Aurore, Plateau Urbain et Yes We Camp, qui ont occupé le site pendant plusieurs années afin de créer un réseau associatif d’activités solidaires dans la friche hospitalière. Bien plus que l’habituelle médiation urbaine, leur action a consisté à créer le substrat d’activité sur laquelle le nouveau quartier va pouvoir prendre pied. Une fois ce réseau bien constitué, les entreprises vont pouvoir être pérennisées et occuper le bâti ancien préservé et les rez-de-chaussée des nouveaux immeubles d’habitation. L’habitat va ainsi venir s’ajouter à un quartier vivant, constitué, avec des rues, des espaces communs et tout un réseau de commerces de proximité. Ce travail de longue haleine permet d’éviter le principal défaut des quartiers résidentiels flambants neufs : leur mono-fonctionnalité. Plus de 200 structures ont ainsi été créées dans un quartier auparavant résidentiel. Un travail exemplaire qui mériterait indéniablement un prix d’urbanisme.
En 2020, la deuxième phase du projet a ainsi pu être entamée. C’était sans compter sur l’obscure association de riverains excédés rassemblant parvenus de toute sorte, artistes médiatiques, célébrités et autres évadés fiscaux qui redoutent de voir leur ghetto doré se densifier. Ils tirent la sonnette d’alarme et nous préviennent du crime en train d’être commis : l’aliénation du quartier d’Apollinaire, d’Hemingway et de Picasso par la densification !
Stéphane Bern, cosignataire de la tribune, aurait pu prévenir ses camarades de lutte que l’argument central de leur protestation est foireux : la densité du quartier au moment où Picasso et Hemingway s’y activaient était nettement supérieure à celle d’aujourd’hui où la gentrification, airbnb et la prolifération des lofts ont désertifié des parties entières de la rive gauche.
Espérons que la mairie de Paris ne cédera pas à cette ignoble mascarade ! L’héritage des Grands Voisins méritent mieux que d’être contrés par une bande d’indignés fortunés!

Article paru dans la version en ligne de l’Architecture d’Aujourd’hui

Le renouveau du vernaculaire alpin à Rossinière

Le deuxième volet des Cahiers de l’Ibois, l’initiative éditoriale semestrielle issue du laboratoire de l’EPFL consacrée à la construction innovante en bois, revient sur le cas de Rossinière et les efforts communaux pour y ancrer une nouvelle conception du vernaculaire alpin. Le photographe de paysage Tadashi Ono y effectue un périple en image à l’affût des indices qui placent le commune de Rossinière et ses forêts au cœur des enjeux du renouveau de la construction en bois. Isabel Concheiro initie un tour d’horizon des pratiques de l’habitat innovant en bois, en Suisse et ailleurs en Europe. Sa recherche s’efforce de mesurer la capacité du bois à modifier les usages dans la production de l’habitat.

© Tadashi Ono

Yann Rocher sonde le lien intrinsèque entre l’élément forestier et les théâtres en bois de Patrick Bouchain. Antoine Picon interroge la place du système constructif dans une industrie attachée à la splendeur de la figure au détriment d’une efficacité constructive intuitivement perceptible. Enfin, Jean-Pierre Neff, syndic de la commune de Rossinière, esquisse avec Yves Weinand l’hypothèse d’une renaissance de la filière bois à partir d’un nouvel édifice pour les services de l’exploitation forestière du Pays-d’Enhaut.

l’autoconstruction, remède contre une société des loisirs subis

A l’occasion de la parution aux éditions Parenthèses de l’incontournable Architecte aux pieds nus, de Johan van Lengen, nous publions l’intégralité de l’entretien avec Patrick Bouchain qui sert de préface à l’ouvrage.





Christophe Catsaros : L’Architecte aux pieds nus, l’ouvrage de Johan Van Lengen, paru pour la première fois en 1981 au Mexique, est, comme l’indique son sous-titre, un manuel d’autoconstruction, c’est-à-dire un ouvrage pratique destiné à réaliser son habitation par ses propres moyens. Pourtant ce n’est ni un livre de « recettes » ni une compilation de tutoriels.

Patrick Bouchain : L’autoconstruction, c’est un peu comme se faire à manger tous les jours. Il ne faut surtout pas penser qu’il s’agit d’une pratique réservée à des connaisseurs ou à ceux qui recherchent dans l’art de faire une forme de perfection. La disposition commune à réaliser par soi-même ce dont on a besoin a été détruite par excès de spécialisation. Il y a deux siècles, tout fermier était aussi menuisier, et tout travailleur était aussi maçon.

En 1930, mon grand-père a construit sa maison avec son meilleur ami. L’été précédent, il l’avait passé à construire celle de ce dernier. C’est inconcevable aujourd’hui.

Cela ne se fait plus aussi facilement qu’auparavant mais peut encore exister. Il faut que ça reste un geste facile, non un exploit. C’est pourquoi il est pertinent de rapprocher l’autoconstruction de l’acte de cuisiner. Tu n’as pas besoin d’aller à l’école pour savoir te faire à manger. Et puis il ne faut pas oublier que construire, tout comme préparer un repas, est une entreprise communautaire. On ne construit pas seul et on ne cuisine pas uniquement pour soi. Construire, et encore plus autoconstruire, c’est faire quelque chose avec quelqu’un. C’est se réunir pour réaliser quelque chose d’élémentaire mais d’indispensable.
Et bien sûr, l’acte de construire est constitutif de la société. On bâtit pour abriter, et ce faisant, on constitue aussi le commun de celles et ceux qui vont venir trouver leur place dans ce qui se construit.

C’est comme un performatif qui fait exister ce qu’il proclame. Peut-on penser la construction comme une forme de langage ?

Si construire ensemble relève du langage, c’est dans la mesure où il est question de se comprendre. Les hommes ont besoin d’avoir une activité commune pour y parvenir. La parole seule ne suffit pas. Le geste s’associe à la parole et celle-ci accompagne le geste, les deux fonctionnent conjointement. Faire ensemble est une sorte de langage, et notamment lorsqu’il s’agit de créer son habitation.

Cela ferait de l’acte de bâtir un langage universel.

Très tôt, j’ai pensé que l’immigration était un terreau magnifique pour la culture du bâti. Les gens qui quittent leur pays d’origine pour venir travailler sur nos chantiers sont parfois détenteurs de techniques ancestrales, dont on ne fait plus usage. Combien de fois ai-je eu affaire à des ouvriers à qui on demandait de balayer et qui, chez eux, étaient charpentiers, maçons ou réparateurs de machines de tout genre ? Parfois cette situation offre un lien direct à des sociétés anciennes, plus modestes, plus simples, plus frugales, mais riches de pratiques et d’une culture auxquelles nous n’avons plus accès.

Le pisé est un bel exemple de ce décalage. Considéré comme une technique de pointe, écologique et durable, c’est une pratique qui persiste encore, sur un mode vernaculaire et pauvre, dans de nombreuses régions du monde.

Pour s’en rendre compte, il faut descendre d’un échelon et essayer de comprendre qui sont ceux qui construisent. C’est à nous de faire cet effort pour trouver des façons d’utiliser le savoir qu’ils apportent, chose que le milieu de la construction, fragmenté et jargonneux, ne sait pas valoriser.
Puis il y a ceux qui ont besoin de construire pour se reconstruire, pour s’intégrer. Celui qui n’a rien n’a pas tant besoin qu’on lui donne ce qui lui manque que de le fabriquer lui-même. Un abri, pour commencer. La spécialisation a fait perdre à l’architecture son lien intrinsèque avec cette dimension sociale et immédiate de la construction.

Le Droit à la ville de Lefebvre n’est rien d’autre qu’un permis de construire généralisé et appropriable. Mais revenons à l’ouvrage de Van Lengen. Le dessin y occupe une place importante.

Le dessin est un élément central de l’ouvrage. Son rôle est essentiel dans la constitution d’une communauté de ceux qui construisent ensemble. L’ouvrage a ceci d’intéressant qu’il montre à quel point la main qui dessine peut se rapprocher de la main qui construit. Sur ce point, une distinction importante doit être faite : le dessin dont il est question ici n’est pas celui de la conception.

Ce n’est pas le geste du grand homme inspiré ou de l’architecte-artiste qu’il va falloir interpréter comme une partition de musique.

Non, c’est plutôt un moyen de communication avec quelqu’un qui ne parle pas votre langue, mais avec qui vous devez construire. C’est très différent. Cette approche ramène le dessin à sa fonction essentielle : celle d’outil qui doit jouer son rôle sur le chantier. Ce sont les deux mains qui se rapprochent l’une de l’autre, l’une ayant pour mission de construire et l’autre de coordonner la construction. Le dessin devient dès lors le lien qui rend possible un travail commun. Un peu comme la parole, mais avec cette dimension universelle qui permet de déchiffrer des croquis réalisés il y a plusieurs siècles par des bâtisseurs avec lesquels nous n’avons plus grand chose en commun.
Je me souviens d’un chantier à La Défense où on avait dénombré pas moins de douze interlocuteurs intermédiaires entre les architectes et l’exécutant. Peut-être qu’avec un dessin on pourrait éviter de passer par tous ces « traducteurs ».
Quand Oscar Niemeyer faisait le siège du Parti communiste, avec Paul Chemetov et Jean Deroche en tant qu’architectes d’exécution, il a fallu couler cette surprenante dalle en béton que personne n’avait encore jamais réalisée. Niemeyer est arrivé sur le chantier et a constaté que la courbe n’était pas bonne. Les architectes ont sorti les plans pour défendre ce qui avait été réalisé. Alors, qu’a fait Niemeyer ? Il a pris une craie et dessiné la courbe. Les architectes ont répliqué que son dessin correspondait exactement à ce qui apparaissait sur le plan. Et qu’a répondu Niemeyer ? « Peut-être que c’est la même chose, mais je voulais que ceux qui construisent voient le geste qui donne forme à la courbe. »

Un des objectifs du manuel est donc de réduire l’écart entre la conception et la réalisation. Ce livre a paru à la même période que le premier opus sur la permaculture de David Holmgren. Au-delà de la sensibilité sociale et écologique que partagent les auteurs, ils ont en commun un sens très développé de la complémentarité. Tous deux font preuve d’un anti-fonctionnalisme poussé qui prescrit que chaque acte, chaque fonction doit accomplir différents rôles.

On pourrait introduire un nouveau terme pour décrire une architecture qui veille à ne pas appauvrir la terre : perma-architecture.

En parcourant l’ouvrage, on peut penser qu’il existe une dimension rituelle de l’autoconstruction. Il ne s’agit pas juste de prendre des briques et de les aligner pour faire un mur.L’ouvrage repart à chaque fois des éléments primaires : la terre, l’eau. Il faut fabriquer la brique avant de pouvoir s’en servir.

L’idée du livre n’est pas d’atteindre une quelconque perfection dans la démarche de tout faire soi-même, mais de retrouver les gestes rituels que tout homme doit pouvoir accomplir pour vivre. Construire, c’est comme se faire à manger, choisir ses légumes, les préparer et les partager avec ceux pour qui on cuisine. Construire ou cuisiner, c’est refaire ces gestes rituels qui consistent à transformer la matière. L’intelligence se trouve dans notre façon de faire acte d’économie dans ce processus.
Revenir à cette dimension de la construction, c’est peut-être aussi retrouver, par une sorte de vernaculaire contemporain, des moyens d’épargner des ressources en utilisant ce qui existe déjà. Peut-être que la société du gâchis matériel que nous avons mise en place pourrait redécouvrir ce sens inné de l’économie.
L’équilibre écologique ne pourra être obtenu par des lois. On y arrivera – si l’on y arrive – par des changements de comportement, c’est-à-dire par une nouvelle façon de considérer l’existant. Jamais l’humanité n’a été aussi pourvue matériellement, aussi riche d’une diversité de matériaux et d’objets à réemployer. Jamais il n’y a eu autant de liens entre des communautés si différentes les unes des autres. L’autoconstruction ne peut pas être une attitude de rejet du monde globalisé tel qu’il est aujourd’hui, mais plutôt une incitation à se l’approprier. Faire avec ce que l’on a, c’est-à-dire utiliser ce monde et pas un autre. Il y a nécessité à reposer les pieds sur terre. L’architecte aux pieds nus, c’est l’architecte qui foule la terre. C’est un matérialisme appliqué à l’écologie, pas une utopie de plus.

Une lecture trop littérale de l’ouvrage, celle d’un certain purisme écologique, serait finalement une fausse piste. La démarche à privilégier serait celle de l’impureté : imaginer une technologie qui s’inspire du bricolage et du vernaculaire.

C’est un des aspects les plus enthousiasmants de la question : retrouver ce que la spécialisation et la fragmentation des démarches constructives ont décimé, à savoir l’imagination populaire. Les sociétés de survie alimentaire, les sociétés agricoles qui ont œuvré pendant des siècles s’appuyaient sur l’observation et l’expérimentation. Chaque génération réinventait les règles, les adaptant à ses besoins. Le peuple devait sa survie à son aptitude à s’approprier et à réinterpréter le savoir hérité. Avec l’industrialisation et l’entrée dans les sociétés du salariat, nous avons perdu ce sens quotidien de l’invention. L’ouvrier, pris dans la machine qu’il active, n’a plus besoin de composer quoi que ce soit.
Une des façons de lire le manuel de Van Lengen serait d’y voir le moyen de se réapproprier une disposition innée à créer des outils, des solutions, des usages. Peut-être que dans un deuxième temps ces inventions pourraient être modélisées afin de produire un savoir transmissible. Peut-être apprendrait-on à les croiser pour parvenir à des systèmes décuplant l’inventivité de chacun. Mais avant d’en arriver là, il faut laisser s’installer un certain désordre et un brassage des pratiques pour que chacun réapprenne à imaginer.
Quand j’ai travaillé avec Jean Prouvé, aux débuts de l’École nationale supérieure de création industrielle, nous nous sommes posé la question du nom. Il fallait que l’École s’assume en tant que lieu de formation pour créateurs, sans pour autant renier son approche industrielle de conception. Le terme design industriel ne convenait pas. Nous avons choisi un nom qui réunissait deux termes a priori incompatibles et qui résumait le projet pédagogique visant à faire converger deux entités perçues comme contradictoires : la création et l’industrie.
Affiche réalisée pour l’ouverture à Paris des Ateliers de Création Industrielle en octobre 1982
Aujourd’hui, on pourrait presque se poser le même dilemme : le bricolage, le recyclage peuvent-ils s’accorder avec le mode de production industriel ? Ce qu’il faut donc définir, c’est une pratique de construction qui serait post-industrielle. Et le point d’achoppement est sans aucun doute la question des déchets, des chutes. L’industrie ne sait pas produire sans déchets. Le dispositif post-industriel serait celui qui trouverait des moyens de travailler à la fois avec ce qui est produit et avec ce qui est rejeté.
La promesse historique de l’industrie fut de résoudre une fois pour toutes la question des défauts et des inégalités de la production artisanale. Les choses pouvaient être de bonne facture, mais parfois aussi de mauvaise qualité. L’industrie a répondu à cette hantise par la standardisation. Elle s’est mise à produire des objets égaux, au fonctionnement garanti.

Jusqu’à ce qu’elle découvre l’obsolescence programmée.

Ça, c’est une autre histoire. Avec l’avènement de la société capitaliste, on a vu quelles étaient les limites du système industriel. Ses limites sociales, écologiques et même qualitatives, avec l’obsolescence programmée. L’industrie peut inonder le monde de produits, mais il y a aussi un énorme gâchis à produire de la sorte.
À un certain moment, on s’est donc posé la question de savoir si le mode industriel pouvait produire des objets uniques. On s’est imaginé dérégler la machine pour créer des objets inattendus. Perturber le système pour engendrer du hors-norme. Cette approche nous a conduit à travailler sur les rejets, les premiers de série, les prototypes.
Il ne s’agit pas d’adopter une posture imposant une forme de frugalité puritaine, idéologique ou esthétique. Ce qui est recherché, c’est un foisonnement capable de propulser le gâchis actuel, ce qu’on laisse derrière nous, à l’avant-garde. Un basculement permettant à la production pléthorique de servir autrement. Il s’agit d’apprendre à construire avec ce que l’on considère aujourd’hui comme inutile, d’inventer des formes hybrides qui mélangent le vernaculaire, le réemploi et la construction conventionnelle.
Ne pourrait-on pas considérer toutes les erreurs du passé comme une richesse ? Au lieu d’essayer de les faire disparaître, de s’en servir pour améliorer le monde dans lequel nous voulons vivre ? Le réemploi, et plus généralement l’autoconstruction, ne sont donc pas affaire de morale, encore moins une question, d’ailleurs. C’est un désir de survie. Un besoin de réactiver l’imagination populaire afin de refaire le monde en réutilisant le surplus de production de deux siècles d’industrialisation. Nous avons aujourd’hui assez de matière, assez d’espaces construits pour poursuivre la civilisation pendant des siècles, sans recourir à de nouvelles ressources.

C’est l’idée d’une société de la décroissance ?

Peut-être que cet épisode n’a pas encore eu lieu dans l’histoire de l’humanité. La Grèce antique s’est détachée des choses matérielles parce que les esclaves pouvaient s’en occuper. Aujourd’hui encore, ce sont d’autres formes d’assujettissement qui garantissent à une minorité d’être libérée des préoccupations de cet ordre.
Il faudrait renoncer à ce partage des rôles, car les erreurs qui en résultent sont grandes et ne cessent de se démultiplier, et trouver un moyen de réduire l’écart entre ceux qui produisent et ceux qui profitent de cette production. Et pour cela, il faut descendre d’un cran et non l’inverse, comme on essaye de nous le faire croire, avec plus de technologie et plus de connectivité. La smart city n’est pas la solution.

L’idée serait donc de mettre en place une culture technique qui soit plus transparente, lisible par tous, le contraire des boîtes noires.

Il y a une phrase de Sullivan à ce sujet : « On est dans un monde rempli de savoir et vide de compréhension. » On acquiert des savoirs dont on ne sait pas faire usage car on ne les maîtrise pas. Alors on les empile, on les isole. Pour sortir de cette condition aliénante, il faudrait revenir à la compréhension, et pour comprendre, il faut participer, c’est-à-dire construire en commun. On ne peut pas se fier aveuglément à la pensée d’un autre. Il faut mettre à l’épreuve sa propre pensée, sa propre compréhension.
L’action et la pensée ont été séparées. Elles doivent être à nouveau réunies, et c’est dans la matérialité de l’acte manuel que cela peut advenir. C’est là que ce qui a été transmis peut être saisi et transformé. Aucun acte ne saurait être exécuté indéfiniment et de manière invariable. Revenir à la compréhension signifie faire que ce monde soit réparable. Un monde dont on ignore le fonctionnement ne peut pas être réparé.
On ne peut pas se fier à l’intelligence de l’inventeur de la machine complexe, car cet inventeur n’existe tout simplement pas en tant que personne. Cette intelligence est par définition immatérielle et plurielle. C’est une succession de savoirs juxtaposés qui peut aussi parfois conduire à l’échec. Prenons l’exemple du Boeing 737 MAX, l’avion qui ne vole plus. L’intelligence technologique derrière cet avion existe, on ne peut pas le nier. Celle, économique, des stratèges qui ordonnent de le modifier existe aussi, mais dans une autre réalité. Par contre, la synthèse de ces deux rationalités, technologique et économique, ne fonctionne pas. C’est la catastrophe assurée : l’avion s’écrase. L’addition abstraite des intelligences ne donne pas nécessairement de l’intelligence.
La solution est de revenir à un monde compréhensible, qui est aussi le monde décrit dans ce livre. L’architecture est une pratique manuelle. Elle ne peut pas être le fruit exclusif d’une production industrielle. Même quand elle se sert d’éléments industriels, elle doit être à chaque fois refaite à la main. La grande héroïne de l’humanité, c’est la main.

Avec l’autoconstruction se pose la question du temps. Faire les choses de manière artisanale prend du temps.

Avec la fin du plein emploi le nombre de personnes sans activité ne cesse d’augmenter. Au lieu de sombrer dans l’oisiveté, dans une société des loisirs subis, on pourrait prendre le temps de reconstruire la société. Et dans la mesure où bâtir sa maison c’est aussi construire une communauté, on pourrait imaginer que cette « inactivité » à laquelle on est voués serve à créer du commun. Ce ne serait pas un temps d’exécution, un chantier passager qui se terminerait. Ce serait un temps d’interprétation perpétuel et de vie renouvelée. Un chantier durable de transmission de la vie. Une société où l’on construirait en habitant et où l’on habiterait en construisant.

L’architecture réversible de BRUTHER


L’agence parisienne Bruther ( Stéphanie Bru et Alexandre Theriot ) associée aux belges Baukunst viennent de livrer un bâtiment réversible pour le campus de Saclay : moitié parking, moitié résidence étudiante, leur réalisation pourrait être l’incarnation d’un monde en transition.

Au plus fort de l’été, le campus de Saclay a des airs de banlieue romaine déserte, telle qu’Antonioni l’a filmée dans L’Éclipse : une ville flambant neuve dépourvue du moindre signe de vie. Aujourd’hui, cette vitrine très politique de la recherche et de l’enseignement supérieur français est en grande partie achevée. Le chaos des grues et des camions-toupies a progressivement cédé la place au léché des éléments livrés de ce gigantesque puzzle : un parc dessiné par Michel Desvigne, l’ENSAE ParisTech par Cab, mais aussi EDF Lab Paris-Saclay par Francis Soler, et d’autres réalisations signées 51N4E, l’AUC, Farrel et McNamara, sans parler de celles qui se trouvent de l’autre côté de la N118 : un autre parc, cette fois-ci conçu par West8, les deux bâtiments de CentraleSupélec par l’OMA et Gigon Guyer, les résidences étudiantes cylindriques par LAN, le lieu de vie conçu par Muoto, le bâtiment d’enseignement de la physique par Dominique Lyon, ou encore l’ENS par Renzo Piano. Le choix de confier la construction d’institutions prestigieuses à des architectes de renom était censé propulser Saclay dans le peloton de tête des hauts-lieux du savoir globalisé. S’il est légitime de douter du bien-fondé des stratégies de pôles d’excellence, soupçonnés de privilégier les meilleurs au détriment du collectif et de l’enseignement de base, force est de constater que le nouveau Saclay constitue une variante plutôt sobre et qualitative de ce type de campus iconique et globalisé. 
Si la seconde moitié du XXe siècle a vu se multiplier les campus fonctionnalistes à la périphérie de grandes agglomérations, le premier quart du XXIe siècle s’efforce de les repenser pour en corriger certains défauts, comme l’insularité et la spécialisation excessive. Lieux d’apprentissage repliés sur eux-mêmes, les campus des Trente Glorieuses sont pour la plupart dépourvus de vie. Ils souffrent de la même pathologie que les quartiers d’affaires ou les cités-dortoirs : en dehors des heures de fonctionnement, ce sont des déserts. Le projet de Saclay tel qu’il se configure au tournant du millénaire consiste à adjoindre au campus des années 1960 les composantes qui en feront une ville. À partir d’une trame fonctionnaliste traditionnelle, il s’agit de densifier, d’ouvrir des îlots cloisonnés, d’introduire une mixité d’usages, de créer des liaisons. Or l’arrivée du tronçon du Grand Paris Express, qui reliera le campus au RER B et à Orly, n’est pas prévue avant 2027. Quasi inaccessible en vélo, compte tenu de la distance et du dénivelé, le plateau de Saclay reste donc majoritairement dépendant des transports automobiles, à savoir le bus à haute fréquence et, bien sûr, la voiture. 
Le bâtiment insolite de Bruther et Baukunst – une résidence étudiante, occupée pour moitié par des places de stationnement – est emblématique de cette situation paradoxale. L’immeuble est reconnaissable par les voûtes en béton qui en recouvrent le toit. Les rampes d’accès spacieuses trahissent leur fonction : les trois premiers niveaux sont des parkings ouverts. Les logements occupent les trois niveaux supérieurs. La théâtralisation des circulations verticales créée par les escaliers en colimaçon confère à l’ensemble une dimension ludique qui s’accorde assez bien avec la sobriété et la franchise néo-brutaliste de l’édifice. Au lieu de cacher la voiture pour en favoriser discrètement l’usage, elle est placée au cœur de l’écosystème bâti.
Maxime Delvaux © BRUTHER
Cet aménagement est toutefois réversible, car les places de stationnement pourront être reconfigurées en logements une fois que l’arrivée du métro aura rendu obsolète le recours à la voiture individuelle. Cette sincérité architecturale est à l’opposé de la doctrine de la plupart des soi-disant éco-quartiers qui, tout en affichant un engagement en faveur des mobilités douces, offrent à leur résidents d’innombrables parkings souterrains, forcément camouflés par un jardin d’agrément. La franchise du dispositif proposé par Bruther – Baukunst rompt avec l’aliénante illusion de faire partie d’un monde durable, par une organisation qui en exhibe les contresens. Prendre conscience de sa véritable condition, aujourd’hui écologique, jadis sociale, n’est-ce pas là un premier pas vers l’émancipation ? Par sa radicalité, l’immeuble fonctionne comme une thérapie de groupe. Un manifeste bâti sur la condition à surmonter. Une façon architecturale d’en appeler au changement. Le fait que les places de stationnement ne soient pas souterraines présente un dernier avantage, non des moindres : celui d’un coeur d’îlot en pleine terre. Outre la possibilité offerte au bâtiment de s’ajuster à l’évolution des besoins, cette configuration permettra à de grands arbres d’enrichir ce jardin intérieur.

Décor progressiste et expérimental contre théâtre réactionnaire

Lorsqu’on rejoint Paris depuis Saclay, en passant par Clamart, on peut difficilement faire abstraction des nouveaux ensembles résidentiels néo-haussmanniens qui bordent l’avenue Charles de Gaulle. Au Petit Clamart, le tronçon de l’A86 surplombant le rond-point a été recouvert sur toute sa longueur d’un décor de ferronnerie style Eiffel. Cela s’appelle un embellissement. Dans l’esprit des commanditaires, la ville moderne et ses contradictions doivent disparaître sous des couches de plâtre et de constructions en acier galvanisé protégées d’un traitement anti-graffiti. Le contresens, lui, demeure entier. En effet, le camouflage de la voie rapide ne remet pas en question son fonctionnement, ni le rôle prépondérant de la voiture dans les déplacements des habitants. Le camouflage a pour fonction de rendre supportable un mode de transport perçu comme polluant mais jugé indispensable. Clamart n’est pas la seule commune des Hauts-de-Seine à s’enfoncer dans le mauvais goût d’un néo-haussmannisme de piètre qualité. Le décor du Petit Clamart apparaît comme l’opposé de la superposition radicale de Bruther et Baukunst à Saclay.
Le pont du Petit Clamart avant son embellissement.
Le même pont recouvert d’un habillage d’inspiration Eiffel.
L’opposition entre Clamart et Saclay, entre le camouflage néo-haussmannien du pont et la franchise néo-brutaliste du parking / résidence, ne tient pas seulement au principe d’illusion contre celui de réalité. Cette distinction binaire aurait pu tenir si l’agence Bruther n’était pas également travaillée par la question du décor, et plus précisément par une certaine théâtralité dans l’inscription contextuelle de la plupart de ses réalisations. Que ce soit dans le 20e arrondissement de Paris avec le Centre d’animation Wangari Maathai ou à Saclay, les projets de l’agence témoignent d’une disposition subtile, mais assurée, à mettre en scène un fonctionnement et à transformer un environnement par des équilibrages astucieux, de nature volumétrique, tectonique ou matérielle. Si l’écriture architecturale de Bruther peut paraître dans un premier temps générique, elle s’avère en réalité très spécifique au lieu. Très loin du nouveau « façadisme » français qui a tendance à réduire l’architecte à la fonction d’habilleur en chef, il s’agit pour l’agence d’engager un dialogue fonctionnel et poétique avec l’environnement immédiat. À Saclay, cela est d’autant plus visible que le bâtiment affiche un réel parti pris sur l’évolution du projet urbain dans son ensemble. Outre la lisibilité de la configuration transitoire de l’édifice, d’autres éléments viennent confirmer l’hypothèse que le bâtiment est le fruit d’une attention soignée à la scénographie. Les rideaux colorés dans les chambres cintrées du toit, les deux escaliers en colimaçon de la cour intérieure mettent l’accent sur des aspects (l’habitat, les circulations verticales piétonnes) qui sont appelés à être renforcés. Démonstrative, cette mise en exergue de certaines caractéristiques reste tout de même de l’ordre de l’insinuation. Sa discrétion la tient à distance des excès ornementaux de l’architecture expressive.  

À Clamart comme à Saclay, la façon d’aborder le problème de l’automobile passe dans les deux cas par un travail sur la notion de décor, mais c’est dans le choix de la représentation que leurs divergences apparaissent le plus nettement. À Saclay, la mise en scène est élaborée de façon contextuelle et vise à produire le récit d’une société en pleine mutation, alors qu’à Clamart, le décor est un copy-paste de mauvais goût. Le choix de l’ « embellissement » (qui présuppose la laideur du réel) sous-entend que les gens seraient incapables de souhaiter autre chose que ce qu’ils connaissent déjà. On aurait donc d’un côté, un décor expérimental et progressiste, et de l’autre, une énième rediffusion du même spectacle faussement bourgeois servi avec ennui par des acteurs blasés. 
Article paru dans le numéro de septembre 2021 (491) de la revue Artpress