Manifeste : la preuve par 7


En France, le grand prix de l’urbanisme 2019 a été discerné à Patrick Bouchain.
La preuve par 7 est son projet en cours: une démarche expérimentale d’architecture et d’urbanisme qui cherche à promouvoir le recours à des approches inédites, dessiner une nouvelles manières de construire la ville collectivement. En voici le manifeste tel qu’il a été rédigé en 2018.

Comment déclencher un changement durable dans un secteur aussi contraint et normé que celui de la construction d’intérêt public? Comme basculer de l’exemplarité exceptionnelle et forcément restreinte qui prévaut actuellement dans de nombreux projets isolés, vers une nouvelle normativité capable de généraliser des pratiques alternatives vertueuses en matière d’écologie, d’habitat, d’enseignement et d’action sociale? Comment faire école, transmettre et généraliser ce qui a été expérimenté, ce qui a porté ses fruits? Comment transposer des chantiers extraordinaires dans des contextes et des situations différentes de celles qui leur ont initialement permis d’éclore?

La preuve par 7 est un assemblage d’expériences, une série de projets d’architecture et d’urbanisme qui s’inscrivent dans la suite du chantier normatif que fut l’élaboration de l’article 88 de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine. Elle vise à inscrire dans le réel ce que la loi considérait jusqu’à présent comme une simple « possibilité » : expérimenter de nouvelles façons de construire afin de faire évoluer les usages ; mettre le chantier à l’épreuve d’une écologie effective, sans concessions ; retrouver le sens politique de l’acte de construire dans la constitution d’un commun, matériel (le bâti), et immatériel (l’expérience et le savoir partagés). La preuve par 7 s’efforce, par sa structuration manifeste et exponentielle, de déclencher un processus appelé à se poursuivre par delà le cadre des chantiers annoncés.

La preuve par 7, ce sont autant de chantiers concomitants, sur des sites différents, menés à des échelles variées, élaborés dans un esprit et un objectif commun : celui qui consiste à lutter contre l’aliénation, la laideur et la misère par le projet de construction, par l’acte de construire collectivement.

Si cela a déjà été entrepris à plusieurs reprises, la preuve par 7 ajoute aux expériences antérieures l’idée d’un déploiement cordonné à plusieurs échelles, dans plusieurs villes afin de démontrer par l’exemple qu’une autre façon de générer du commun est possible. La preuve par 7 vise à franchir un seuil au delà duquel le nombre et la diversité des expériences pourront être perçus comme un basculement ouvrant la voie à d’autres initiatives d’intérêt collectif. Cette concentration d’expériences doit faire jurisprudence, l’objectif ultime étant de rendre courantes et reconductibles des démarches et des méthodes jugées jusqu’à présent conjoncturelles et atypiques.

Chacun des chantiers doit transmettre son « intelligence » au suivant, du plus petit au plus grand, du plus périphérique au plus central, du plus urbain ou plus rural. La diversité des projets choisis vise à couvrir le plus grand nombre de situations appelées à incarner autant de démonstrations en faveur d’un changement généralisé.

En plus de construire différemment, il s’agit d’expliquer, d’illustrer, de raconter pour donner envie à ceux qui désirent le changement mais aussi pour invalider les craintes de ceux qui le croient impossible. L’expérimentation a pour objectif la normalisation de nouvelles méthodes de construction.

Autonomes dans leur mise en œuvre, pilotés par des équipes indépendantes, les projets s’efforceront de mettre en commun leur expérience afin de créer un mode d’emploi généralisable de la construction innovante, réellement écologique et sociale. Chaque projet fonctionnera ainsi comme un laboratoire de recherche, capable tout à la fois de mener une expérimentation singulière et d’en rendre compte à la communauté.

A l’heure du green washing généralisé, des fonds d’investissement exigeant que leur capital soit placé dans de « l’immobilier vert » — et qui en définitive se satisfont du vernis écologique dont sait se parer l’immobilier spéculatif — il est plus qu’urgent de replacer les curseurs au bon endroit : Il ne peut y avoir de développement durable sans approche holistique des projets. Pas d’écologie sans réponse satisfaisant simultanément les trois questions fondamentales de la raison d’être d’un chantier de construction : pourquoi, comment, pour qui ? Pas d’écologie sans effort véritable pour répondre à une nouvelle demande à partir de ce qui existe déjà. Pas d’écologie non plus sans solutions qui incluent la durabilité sociale et économique. La construction durable ne doit plus se mesurer au seul bilan carbone de ses composantes mais au bilan social et économique de ce qu’elle permet de mettre en place.

A l’heure de la levée de bouclier noir-brune dans toute l’Europe, il est urgent d’affirmer clairement, par l’exemple et en pratique, que l’immigration ne menace pas le vivre ensemble, et que certaines formes de solidarité et d’accueil peuvent relancer des communautés affaiblies par plusieurs décennies de marasme, de désindustrialisation et de désengagement public.

A l’heure du tout technologique, quand la moindre action qu’elle soit individuelle ou collective semble devoir passer par une application sur smartphone, il est urgent d’agir et de reconstituer du commun à l’échelle 1/1, et dans le monde réel. Construire pour résister à la déferlante du tout virtuel.

A l’heure de la baisse généralisée des sommes allouées à la culture, la preuve par 7 montre qu’il est possible de faire mieux avec moins. La preuve par 7 fait le pari d’une réponse simultanée à toutes ses questions. Rompant avec la prudence qui cantonne trop souvent l’architecture participative et durable à des situations inhabituelles, forcément non reconductibles, le projet fait de la transmission et de l’incitation l’un de ses principaux objectifs. La construction alternative doit pouvoir devenir une démarche usuelle, pratiquée collectivement ou individuellement. Faire évoluer les mentalités en ce sens est un des objectifs de l’expérience.

Par son ampleur et sa structuration coordonnées, la preuve par 7 se place dans une posture qui considère l’acte de faire et l’acte de transmettre comme des actions d’importance égale. Il est essentiel de s’assurer que ce qui aura été accompli pourra être reconduit par d’autres dans d’autres contexte, avec d’autres moyens. La preuve par 7 est au projet de construction alternatif ce que les trains agit prop ont été a la diffusion de la culture moderne dans les campagnes russes : des entités distinctes, autonomes et mobiles, sensées propager un enseignement, porter une signification globale, applicable et reconductible à l’infini.

La preuve par 7 tire son insolent optimisme d’un simple constat : les expériences d’architecture et d’urbanisme alternatives sont de plus en plus nombreuses. Ce développement appelle le passage à la vitesse supérieure. L’heure n’est donc plus aux tentatives isolées, mais à la cohérence globale, à la vue d’ensemble permettant de systématiser certaines pratiques constructives exemplaires. L’archive de l’expérience et des échanges autour des projets sera un précieux outil au service de cette diffusion.

L’architecture en tant que dispositif ouvert – sur l’épistolaire de Vincent Mangeat

On se souvient longtemps des premières tâches effectuées à un nouveau poste de travail. En mai 2011, fraîchement arrivé à la rédaction de la revue Tracés, c’est un exergue sur Vincent Mangeat qu’il m’avait été demandé d’écrire. La rédaction avait bouclé un numéro assez technique sur la Fondation Jan Michalski, la bibliothèque, résidence d’auteurs qui venait alors d’être livrée. On y parlait beaucoup de la canopée, cette dalle perforée, véritable dentelle en béton s’élevant jusqu’à 18 mètres du sol, et dont la forme est la traduction de la répartition des efforts de cisaillement. Il manquait un regard légèrement décalé sur ce projet atypique, c’était à moi de l’apporter.

Simon du désert, le moyen métrage réalisé par Buñuel en 1965, s’y prêtait admirablement. Le film parodiait la figure de Simon, le plus célèbre des stylites, celui qui fut à l’origine de cette pratique de pénitence et de méditation qui consistait, au début de l’ère chrétienne, à s’isoler du monde en vivant perché sur une colonne.
La séquence du film devait être un clin d’œil au concept central du projet de Vincent Mangeat et Pierre Wahlen : celui d’accrocher les modules habitables destinés aux résidents à la canopée. La chose paraissait alors difficile à concevoir. Se référer à la scène du stylite était une façon décalée de questionner le principe d’une élévation, symbolique et littérale, des auteurs en résidence. Ont-ils besoin de quitter le sol pour trouver l’inspiration? Le petit texte accompagné de l’image de Simon levant les mains au ciel, préfigurait la collaboration de la revue avec la Cinémathèque suisse, sur un projet éditorial au croisement de l’architecture et du cinéma. Elle était un première brèche dans le revirement qui allait être opéré les années suivantes, d’une revue essentiellement technique vers une revue faisant une part importante aux sciences humaines.

Puis les cabanes ont vu le jour. Je les ai visitées un jour ensoleillé d’avril 2017, lors de leur inauguration. Chacune d’entre elles avait été conçue par un architecte différent. J’ai pu constater que le principe envisagé par Vincent Mangeat fonctionnait. Que les modules étaient bel et bien suspendus, comme en lévitation sous la canopée lumineuse. J’ai pu mesurer à quel point l’ensemble constituait un manifeste de densité et d’ouverture, sans pour autant nuire au cadre pittoresque de Montrichier, ce village du Jura vaudois dans lequel il s’insérait parfaitement. La maison de l’écriture était un exemple caractéristique d’intégration contrastée. Elle s’inscrivait dans la lignée de ce qui avait été pratiqué par les structuralistes comme Van Eyck et Hertzberger.
Vincent Mangeat faisait en quelque sorte le lien entre cette période prolifique qui a émané de l’enseignement des deux figures dans les écoles polytechniques fédérales suisses, et la période actuelle, en phase de rupture avec le maniérisme minimaliste. Son geste, celui de suspendre une variation de boîtes à un plan de référence perforé, était une façon assez subtile de déconstruire la Swiss box. Son dispositif était capable de structurer et contenir les éléments qui s’y rattachaient. En cela, il assumait parfaitement sa filiation structuraliste.

J’y suis retourné plus tard. J’ai pu constater à quel point ce projet était caractérisé par sa disposition à accueillir le travail des autres. Celui des auteurs, mais surtout celui des architectes appelés à contribuer. Ce qu’il avait construit avec Pierre Wahlen était une invitation: un dispositif ouvert, qui rendait possible une forme de pluralité bien plus essentielle que celle de l’éclectisme formel.

La principale qualité de ce projet était sa façon de faire place à ce qui lui était étranger. Cette disposition à accueillir par sa propre créativité, celle des autres, était chose rare. Je me suis demandé aussi si l’ensemble comprenant des modules d’architectes aussi célèbres que Kengo Kuma et Alejandro Aravena ne constituait pas une collection d’architectures qui ne disait pas son nom.

La Suisse romande n’a pas encore d’institution culturelle ou muséale vouée à son patrimoine architectural moderne. En attendant que cela se concrétise sur le site de Plateforme 10, elle dispose grâce à la maison de l’écriture d’un ensemble qui opère comme une exposition permanente de contributions architecturales de premier ordre.
La canopée et les éléments suspendus sont un dispositif qui expose la réponse de huit équipes d’architectes différents à un même défi. En cela, l’ensemble pouvait être interprété comme la matérialisation d’un concours d’architecture. Une collection d’individualités regroupées sous le même toit. C’était un aspect du projet parfaitement assumé par la fondation qui finançait la résidence. Cette diversité créative devait à son tour se répercuter sur celle des auteurs qui allaient y résider.

Maison Ritz, Monthey, 1990

Il m’a été donné d’observer la nature ouverte de l’architecture de Vincent Mangeat une deuxième fois, en visitant avec lui l’une de ses réalisations plus anciennes, la maison Ritz, réalisée en 1990 pour Hugo Ritz, un maître serrurier féru de mécanique.
La maison n’avait pas pris une ride. Perchée sur les hauteurs de Monthey, en Valais, elle détonnait par sa cohérence formelle et sa simplicité. Il s’agissait d’une structure métallique avec un toit arrondi, à flanc de falaise, ouverte sur le paysage par des baies vitrées cernées dans des cadres proportionnés au volume global. Si le langage structuraliste de la fin des années 1990 caractérise la maison, il le fait de façon subtile, sans la renfermer dans un style circonscrit. Je me suis dit que la différence entre la mauvaise et la bonne architecture reposait probablement dans la façon qu’avait l’une de porter son époque, et l’autre de s’y enfermer.

Son propriétaire se plaisait à nous raconter la facilité avec laquelle il avait adapté, rénové et perfectionné plusieurs fonctions mécaniques. Le parking superposé adossé à la maison, véritable rack à voiture, ou encore les volets horizontaux manuels, devenus électriques. Il était aussi très fier de son système de clapet mécanique qui protégeait le courrier dans sa boîte aux lettres. La maison du serrurier était un automate comme ceux que l’on retrouve au 18e siècle dans les cours de certains souverains: une machine parfaitement rodée dans laquelle il se plaisait à vivre.


Extrait de la postface de L’épistolaire d’architecture de Vincent Mangeat paru aux PPUR.

Solitudes à Orléans

Orléans n’est qu’à une heure de Paris. À l’époque d’Archilab — le rendez-vous annuel qui a fait la renommée du FRAC centre —, ce court voyage en train était de la même teneur que la manifestation : ni trop long, ni trop dépaysant. Frédéric Migayrou y a déployé année après année ses spéculations techno-scientifiques. Quant à Abdelkader Damani, qui en a fait une Biennale en 2017, il n’avait pas vraiment réussi lors de la première édition à faire résonner une proposition curatoriale claire et distincte.
La Biennale qui s’y tient actuellement et jusqu’au 19 janvier rompt tant avec l’illisibilité des débuts de Damani qu’avec le ressassement SF d’Archilab. Ce qui s’y présente, sous le titre accrocheur de « Nos années de solitude », est un authentique projet historiographique, profondément novateur tant par les éléments qui le composent que par le fil rouge qui les relie.

Le quasi boycott du FRAC de la part du Centre Pompidou aura été salutaire. Pour ne pas avoir reçu les œuvres archi connues qu’ils ont sollicitées, les Orléanais ont dû chercher ailleurs, comme au Maxxi de Rome, qui prête pour l’occasion de nombreuses pièces d’architectes radicaux italiens, inconnus en France.

La formule qui consiste à renouveler les références se poursuit à l’étage avec une salle importante consacrée à Günter Günschel, entré dans la collection récemment mais encore peu montré. Membre du Groupe d’études d’architecture mobile (GEAM), il a développé une architecture légère et géométrique, dans un langage expressionniste. La place qui lui est consacrée souffle un vent de renouveau dans un registre, celui des utopistes de la seconde moitié du 20e siècle, que l’on croyait réduit à quatre dessins et deux maquettes.

À ces deux premiers chapitres s’ajoute le travail captivant de l’historien d’art Pierre Frey sur Fernand Pouillon et sa production coloniale. Entre modernité et régionalisme, ses réalisations s’avèrent de nature à renverser l’historiographie classique qui place l’émergence de l’intérêt pour le lieu et l’histoire beaucoup plus tard, à la fin des années 1960. Pouillon serait ainsi à certains égards un postmoderne avant l’heure. Dans tous les cas, sa production démontre à quel point la guerre (ici coloniale) est un accélérateur de l’évolution technique et esthétique des sociétés.

Arquitetura Nova travaille à contre-courant du progressisme d’apparat d’architectes comme Niemeyer.

L’évènement active plusieurs lieux dans la ville dont certains anciens édifices religieux, comme la Collégiale Saint-Pierre-Le-Puellier où se tient une captivante présentation d’Arquitetura Nova, le groupe brésilien qui travaille à contre-courant du progressisme formel et illusoire d’architectes comme Niemeyer.

Globalement, la Biennale trouve enfin le ton adéquat pour formuler un propos cohérent autour des architectures à la marge du récit dominant. Ce qui rend l’entreprise crédible, c’est que la marge, qu’elle soit lointaine ou radicale, ne sert pas de prétexte. Elle est invoquée pour tisser une histoire globale de l’architecture et non pour justifier une posture.

Plus important, le récit post-colonial ne se pose pas d’emblée comme étant en contradiction avec le récit euro-centré. La Biennale est autant un projet sur la périphérie qu’une redécouverte du centre.

article paru dans Artpress 472