Le tutoiement, ce harcèlement alémanique

Il y a une dizaine de jours j’ai écrit à Cédric Wermuth, coprésident du Parti Socialiste Suisse (qui pour l’instant ne m’a pas répondu) pour lui demander de ne plus me tutoyer dans ses courriels. Je ne connais pas Monsieur Wermuth, je ne suis même pas membre du PS, je me limite à avoir une sensibilité de gauche avérée, qui me vaut de figurer sur sa liste de destinataires – je ne vois donc pas pourquoi il devrait s’adresser à moi comme si j’étais sa tante Silvia de Jegenstorf.

Mon confrère blogueur Sergio Belluz s’est exprimé il y a quelques mois ici même sur l’usage du tutoiement dans la publicité qu’on nous impose de Suisse alémanique, contrée complètement asservie au mode de communication anglo-saxon. La couche que j’aimerais rajouter, c’est qu’un parti politique national cherche en principe à vendre des idées et pas des forfaits de téléphonie ou des escalopes panées, ce qui modifie quelque peu l’enjeu des messages qu’il adresse à la population.

Je suppose qu’en politique l’usage du tutoiement universel est censé attirer les jeunes vers la politique «traditionnelle», celle qui se fait à travers les élections et les votations et pas seulement à travers l’activisme et les manifs. Il en va de la survie des partis. Je ne sais pas si ça marche, mais la question n’est pas là. La question, c’est que la politique institutionnelle, pour l’instant, en attendant de devenir l’affaire des utilisatrices et utilisateurs de TikTok, repose principalement sur la participation d’individus adultes dont les références culturelles diverses devraient être respectées – ne serait-ce qu’au nom de l’efficacité des messages.

Un exemple : moi qui suis une militante historique du partage intégral des tâches domestiques et éducatives, j’ai été tellement exaspérée par le tutoiement harcelant utilisé dans les courriels du comité en faveur du congé paternité que ça m’a gâché le plaisir de voter oui.

Je n’ai rien contre le tutoiement en soi. J’ai été élevée à Rome, où le tu latin n’est pas exceptionnel, et je trouve sympa qu’une vendeuse de chaussures de là-bas me demande sans façon : tu fais quelle pointure ? Mais je vis en Suisse romande, où on se vousoie quand on ne se connaît pas. Cela fait partie de la culture de cette région, de la manière dont on y conçoit les relations avec autrui. Si les Alémaniques veulent nous ôter de la tête qu’en politique comme partout tout se décide outre-Sarine, il ne suffit pas de parler un excellent français, comme Monsieur Wermuth ; il faut aussi modifier les pronoms dans les messages destinés aux Romand.e.s – ça ne doit pas être si difficile que ça.

Le steack et l’abattoir

Pourquoi continuons-nous (je parle pour moi, mais j’appartiens à la majorité) à manger des animaux morts ? Alors même que les antispécistes et les végétarien.ne.s ne cessent de nous alerter, notamment, sur les conditions dans lesquelles la majorité de ces animaux sont élevés, tués, dépecés, parés et conditionnés pour arriver sur notre table. N’étant pas anthropologue de l’alimentation, je me garderai bien de tenter une réponse – par contre, la question, je me la suis posée une enième fois en lisant récemment A la ligne. Feuillets d’usine de Joseph Ponthus .

Joseph Ponthus était un éducateur passionné de culture avant de se retrouver au chômage et de devoir se résoudre à gagner sa vie comme intérimaire dans l’industrie agroalimentaire, en Bretagne. Il est mort très prématurément d’un cancer au début de cette année 2021. Son livre, publié en 2019, est bien plus qu’un témoignage, parfois teinté de réflexion politique, sur sa dure vie d’ouvrier, d’abord dans des usines de poisson, ensuite dans un abattoir. C’est un grand texte littéraire. C’est aussi, en filigrane, une occasion de s’interroger sur les contradictions de la sensibilité humaine.

Cet homme est confronté huit heures par jour, cinq ou six jours par semaine, aux aspects les plus brutaux et traumatisants de la manipulation des bêtes marines ou terrestres destinées à la consommation de masse. On pourrait penser que le dégoût l’incite à se tourner vers les protéines végétales, mais pas du tout ! «Odeur de viande de mort et d’industrie à cinq heures du matin/Qui me donne presque envie d’une grillade avec des frites et un quart de rouge.»

A l’abattoir, il y a un supermarché pour les employés où on peut acheter de la viande à bas prix, « de la viande à tomber par terre tellement elle est bonne». Une hampe, une entrecôte, un onglet, une bavette à déguster à la maison : «C’est comme s’il me fallait me nourrir de cette viande (…) /Comme s’il fallait qu’elle me donne de sa force/Qu’elle me donne/ Sa force.» Et à l’avant-dernière page, cette phrase impressionnante pour nous toutes et tous carnivores  assidus ou occasionnels: «Il y a qu’en sachant je mange des steacks».

Où je veux en venir ? Absolument nulle part, si ce n’est à pasticher Pascal : «L’inconscient a ses raisons que la raison ne connaît pas». Ça peut être utile d’y penser si on veut sauver le monde.