Greta, Antigone, Cassandre et les autres

D’après le philosophe Bernard Stiegler (Le Temps, 7.1.20), Greta Thunberg a quelque chose d’une Antigone, la princesse thébaine qui brave les lois sociales en refusant, au péril de sa vie, de laisser son frère Polynice sans sépulture. Contrairement à la plupart d’entre nous, elle a la capacité «de dire ses vérités aussi puissantes que blessantes», pour défendre (là, c’est moi qui interprète les propos de Stiegler) des valeurs éthiques absolues qui transcendent les accommodements ordinaires du bon sens.

J’aime mieux cette vision radicale de la personnalité et de l’action de la jeune suédoise plutôt que le discours lénifiant, très répandu parmi les belles âmes vieillissantes, selon lequel elle se limiterait à incarner avec vigueur une révolte générationnelle. Certes, Greta parle au nom des jeunes de la planète, mais c’est surtout une figure tragique troublante par son extrémisme.

C’est cet extrémisme, cet engagement total pour une cause immense, ce choix d’une vie entièrement vouée, en tout cas pour l’instant, au salut de l’humanité (dont aucun parent «normal», avouons-le, ne rêve a priori pour son enfant) – cette déraison, en somme, face à nos règles raisonnables, qui va faire d’elle un de ces êtres, rares, qui changent vraiment l’Histoire. Elle me fait penser à un personnage des Misérables (le roman de Victor Hugo, pas le film extraordinaire de Ladj Ly) : Enjolras, le jeune révolutionnaire dont la République est le seul idéal et le seul amour, héros des barricades de 1832.

Greta Thunberg n’est pas un modèle, c’est une prophétesse. Je me demande d’ailleurs si, au chapitre des références tragiques grecques, elle n’est pas autant une Cassandre qu’une Antigone. Cassandre, fille du roi troyen Priam, a reçu du dieu Apollon le don de connaître l’avenir, mais assorti de la malédiction de ne jamais pouvoir être crue lorsqu’elle anticipe les désastres – et donc de ne pas pouvoir faire en sorte de les éviter. Christa Wolf en a fait la protagoniste d’un de ses plus beaux livres.

Antigone, emmurée vivante, se suicide, Enjolras tombe sous les balles et Cassandre, après mille souffrances, meurt assassinée. Greta, elle, vivra certainement sa vie de femme – le mieux possible, espérons-le. Mais son destin, elle aussi, elle l’aura mis en jeu, sans calcul, au nom de quelque chose qui la dépasse.

 

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.

15 réponses à “Greta, Antigone, Cassandre et les autres

  1. Excellent, Greta Garbo
    (Thunberg, ça ne s’invente pas, même si le courageux Tintin se prend pour le génial Hergé)
    m’émeut plus par tout ce qu’elle doit endurer de mesquinerie, que par son personnage extraordinaire autant que visionnaire, digne de tous les Antigones.

    Mais on est toujours plus intelligent après! Même si c’est trop tard 🙂

    1. P.S. Regardez cette immense petit brin de bonne femme…

      https://www.weforum.org/agenda/2019/01/our-house-is-on-fire-16-year-old-greta-thunberg-speaks-truth-to-power/

      Elle force le respect, Antigone ou Cassandre (je n’ai pas la culture grecque de Carole), de la trempe des grandes (Goodhall, Marie Curie, pour ne pas citer Ghandi, Mandela, et bla)

      Une mention spéciale à notre Présidente Sommaruga au même WEF, quelle classe, quelle intelligence, quelle élégance digne de l’idole Roger.
      Et tout ça nous différencie des cow-boys qui ne savent que vous marcher sur les boots
      (Les seuls que j’aimais étaient Lucky Luke, JFK ou Redford)
      🙂

  2. Madame,
    Greta héroine grecque du XXI siècle. Les mythes font partie de la culture et pas de la nature. L’écologie a besoin que chacun d’entre nous respecte la nature sauvage et humaine et, le discours de votre héroine attribue les problèmes actuels aux seuls humains selon la bonne devise “la nature est bonne la société la corrompt…….. “. Evitons de faire et de donner la leçon à nos frère humains dans un problème complexe qui demande plus un langage de modestie et d’humilité de notre part vis à vis de chacun d’entre nous.

  3. Vous êtes la première personne – parmi toutes celles dont j’ai pu lire les « jugements sur Greta – à lui attribuer un statut de charnière. Car je pense qu’il aura un avant Greta et un après Greta. Cette jeune femme est magnifique. C’est le moins que l’on puisse dire d’elle. Et la comparer à Antigone me paraît judicieux. En effet, Antigone, en brisant un usage social malfaisant – le refus de sépulture – a inventé un droit essentiel: la liberté. C’est en tout cas ce que l’on peut inférer de la capacité de dire non aux mauvais usages. Il est intéressant de voir que les Grecs, qui étaient très phallos, ont attribué ce rôle à une femme. Il faut dire qu’avoir veillé si longtemps sur Œdipe, son père aveugle, lui avait forgé le caractère.
    La comparer à Cassandre cependant est moins parlant puisque cette fille de Priam, pour avoir voulu « rouler » Apollon, a été punie par le fait que personne ne l’écoutait. Ce n’est pas le cas de Greta. A l’heure actuelle, on ne peut évidemment pas dire si les choses vont beaucoup changer sous le coup de son intervention et, si oui, quand elles vont changer. Mais, en tout cas, elle est écoutée. J’en veux pour preuve que les décideurs soit la haïssent, soit la minimisent ou encore la ridiculisent. Greta, elle, a été écoutée avant tout par ceux qui au futur gouverneront le monde, les jeunes. Même si, parvenus aux manettes, ils ne peuvent que peu changer, je suis certaine que son message restera inscrit au fond de leur âme. C’est pour eux surtout qu’il y aura eu un avant Greta et un après Greta.
    Cela écrit, j’espère comme vous que la malédiction à la grecque – mourir jeune et tragiquement – lui sera épargnée.

  4. Le problème des pythies, prophètes et autres joyeusetés, c’est que la suite logique de leurs… comment dire, prestations?, donne souvent naissance à une religion. C’est même un peu le but. Et de fait, c’est ce à quoi nous assistons: une nouvelle religion, avec ses grand-messes, ses fidèles, ses zélateurs et ses fanatiques. Et le vulgum pecus qui suit aveuglément. Plein de bons sentiments. SJW jusqu’au bout de ses chaussures en ronce de maïs (on est vegan ou pas)
    Je n’aime pas plus que ça les embrigadements et les mouvements/sectes/religions. Je trouve ça dangereux. Elles partent d’une bonne intention, (bon, peut-être) mais finissent souvent dans le marécage de la dinguerie la plus ultime.

    Parce que fondamentalement, Greta est une jeune fille asperger. Et comme tous (ou presque) les aspergers, elle est mono-fonction. C’est très bien dans un sens, d’aller au bout de son trip. Ca incite d’aucuns à réfléchir au but d’un tel engagement, ça impressionne. Mais il faut aussi raison garder.

    Il ne faut pas la vilipender pour autant, c’est une brave gamine extrémiste qui mène son combat perso plein de bonnes intentions, de peurs irraisonnées et de colère parfois justifié, parfois pas (assistée activement par d’autres, proches ou non, mais bon, c’est inévitable quant on est un moteur, et elle l’est indiscutablement.)

    Très bien, c’est une bonne chose que l’écologie soit au gout du jour. Cela débouchera peut-être sur quelque chose de constructif, bien que j’aie un gros doute sur la finalité. Mais pourquoi pas. Au milieu des choses déraisonnables proposées, il y en a certaines qu’il conviendrait d’appliquer.

    Mais en faire une héroïne antique, c’est un peu la comparer Jean-Claude Van Damme à Patrocle (ou Pâris ou… je vous laisse le choix de référence en fonction de votre admiration, j’évite tout de même Ulysse sur ce coup là). Après tout, à l’aune de l’admiration portée à cette jeune fille, c’est un talentueux philosophe.
    Non?

    PDO

    1. Merci pour le vulgum pecus. Convient parfaitement à ma modestie. Ensuite, j’ai tendance à voir, contrairement à vous, que c’est la religion qui engendre la pythie ou le messie et non l’inverse. Greta est la concrétisation de ce que vous dites être une sorte de religion, l’écologie. En matière de religion, on a vu pire. Et cette « religion », que vous dites, me va car je ne vois pas pourquoi on devrait détruire avant terme une planète qui a encore, normalement, quelques milliards d’années devant elle. Question : votre dernier paragraphe mentionne un philosophe. S’agit-il d’Ulysse ? Pas très clair, tout ça.

      1. Ah que zut, ma chère Carole.
        Je vous avais concocté une petite bafouille en réponse à votre intervention, qui semble s’être perdue dans les profondeurs insondables d’internet.
        Je tenterai de reproduire la substantifique moelle de la chose dans la soirée. Là, j’avais prévu de de passer mon après-midi à polluer un peu. A tout à l’heure donc.

        PDO

        1. Apologises: On promet d’intervenir dans les 24 heures, et puis les choses de la vie, toussa toussa… on ne le fait pas. Et puis on se dit qu’un blog c’est un truc instantané, est ce que ça vaut vraiment la peine d’intervenir en tant que carabinier d’Offenbach.
          Mais bon, je me suis engagé, ma chère Carole, alors, allons y.

          D’abord et avant tout, ravi que vous preniez du plaisir à faire partie de ce fameux “vulgum pecus”. Votre bonheur me met en joie.

          Vous me dites que le(la) prophète est générée par le religion, et non l’inverse. Oui et non. Mais sur ce coup là, vous avez raison, c’est le cas. Parce que la délicieuse Gréta n’a effectivement pas inventé l’écologie, loin de là (ni le fil à couper le beurre d’ailleurs: elle juste mono-fonction à fond): ça fait des décennies (voire plus) que le mouvement existe. Elle profite donc (elle et son entreprise) de ce qui existait précédemment et qui s’avère un excellent créneau. Elle tombe donc dans votre définition de la pythie d’opportunité (rien de négatif là dedans, pourtant, elle croit à son trip et le vend bien, mais ne mérite nullement l’admiration béate que d’aucuns lui portent en tant que “novatrice”).

          En matière de religion, on a vu pire me dites-vous. Je répondrai que comme beaucoup ( pas toutes ) de religions, la matière première est défendable ( je pense à l’Islam, mais ça peut s’adapter à tout mouvement religieux ou sectaire) mais l’application “dans le réel”et les dérives de ceux qui la vendent sont plus qu’effrayantes ou insupportables. Voire mortifères.

          Quant à “détruire la planète”, soyons honnête. Ce n’est pas la planète qui vous préoccupe. C’est la survie d’une des races qui la peuple. Globalement l’humanité. Et plus directement vos enfants, petits enfants, proches and so on.
          C’est purement égoïste. Car le sort du hérisson musqué d’Argentine vous laisse de glace, sauf si il est le symbole et l’indice de la décrépitude de la race humaine. C’est purement ethno – (au sens large) centré.
          Je ne vous le reproche pas, je remets juste les pendules à l’heure (d’été ou d’hiver, à votre convenance).
          Car, franchement, une fois le cancer humain éliminé, la Terre continuera à tourner avec un nouvel équilibre. La nature est considérablement plus puissante que vous ne le croyez. Plus d’humains? La belle affaire! Rien n’est éternel, chère Carole. Heureusement d’ailleurs. (enfin, si nous n’y sommes plus, le hérisson musqué a ses chances)

          Quant à Jean-Claude Van Damme, l’insondable philosophe dont je vous parlais, il apparait dans pléthores de productions cinématographiques de haut vol parmi les films de baston, et ses interviews ont fait les délices de tous les intellectuels présents et à venir.
          Wikipédia est (aussi) votre ami.

          Il me reste à m’excuser si il y a quelques foteuh de freappe: j’ai un clavier de merde à disposition pour l’instant. Et comme je n’ai pas trop tendance à me relire… vous ferez avec.
          Hommages variés, ma chère Carole.

          PDO

          1. Désolée pour le retard avec lequel je passe ce commentaire, il ne s’est pas affiché dans mes mails, je ne sais pas pourquoi, et je le découvre seulement maintenant en vérifiant, par scrupule professionnel, mon tableau de bord.

          2. Mon très cher PDO (Petit Domicile Olympien?),
            Vous êtes apparemment doué d’une puissance de lecture devant laquelle je dois m’incliner bien bas. Vous avez lu entre les lignes de mon indigne prose des données que je n’y avais pas insérées du tout. En effet, le sort du rat musqué de la cave à la Blanche Baraque de Vachichton m’importe mille fois plus que les crétineries insondables des locataires du dessus. Voilà des années que je clame à mes amis: “Les humains? Tuez-les tous! Mais épargnez ceux qui aiment les animaux, la musique (pas l’électro hard, svp), la poésie et tous les arts.” J’ai longtemps pensé que le fait d’avoir produit un Mozart ou un Monteverdi ou un Giorgione suffisait, comme les justes, à sauver l’humanité. Je ne le pense plus et si cette fichue humanité continue sur sa lancée actuelle, Van Damme aura gagné et je lâcherai la rampe avec plaisir. Amen Romaine.

  5. Accusation d’instrumentalisation

    Dans un article de Reporterre publié le 9 février 2019, Isabelle Attard, ancienne députée EÉLV, s’interroge sur la fabrication de son image [Greta Thunbeg] par Ingmar Rentzhog, spécialiste en relations publiques issu d’une famille de financiers suédois. Il a vendu son ancienne firme Laika Consulting avant de se lancer dans l’écologie. Rentzhog lance une start-up nommée We Don’t Have Time, avec l’aide d’investisseurs, dont les familles Persson et Rentzhog. L’objectif de We Don’t Have Time est de créer un réseau social mondial d’écologistes afin de les mobiliser pour les politiques de lutte contre le changement climatique. La start-up doit atteindre 100 millions d’utilisateurs pour devenir vraiment rentable. La start-up est dirigée par une fondation à but non lucratif du même nom, dont Greta Thunberg fut pendant quelques mois « jeune conseillère ». Selon Isabelle Attard, « Ingmar Rentzhog et la famille de Greta se connaissent déjà et ont participé ensemble à une conférence sur le climat le 4 mai 2018 ».

    Une enquête du Svenska Dagbladet affirme que la start-up, après avoir fait connaître Greta Thunberg au monde entier, a pu lever 10 millions de couronnes suédoises d’investissements (un peu moins d’un million d’euros). Rentzhog lui-même parle de 500 investisseurs et 23 millions de couronnes. Les parents, interrogés à ce sujet, disent ne pas être au courant. Pour Isabelle Attard, il s’agirait de « spécialistes du greenwashing, de la croissance verte et du capitalisme ».

    (Extrait de l’article “Greta Thunberg” de Wikipedia).

    Ni Antigone, ni Cassandre ne bénéficiaient de la promotion et du soutien d’investisseurs en “greenwashing, de la croissance verte et du capitalisme”, sauf erreur.

    1. Aucun problème. Le but de la tournée Greta n’est-il pas d’entraîner l’économie à investir vert et de stopper les atteintes à l’environnement? Alors, greenwashing ou pas, tant que les ruisseaux de fric se mettent à couler dans la bonne direction, je ne vais pas commencer à couper les cheveux en quatre.

      1. Bien d’accord avec vous. Je ne vais pas non plus couper en quatre le peu de cheveux qui me restent, mais si c’est pour donner aux pollueurs d’hier un prétexte à se refaire une virginité, alors je me permets de garder mes doutes. Quant aux “ruisseaux de fric” (jolie expression), ne manquent-ils pas d’occasions de renflouer quelques autres lits bientôt à sec – AVS, assurance-maladie, aide au développement, formation et recherche, entre autres, sans ponctionner pour autant le porte-monnaie du contribuable?

        1. Là, je crois qu’on est parti pour refaire le monde. Chuis un peu lasse et vais donc boire une lichette de vin à votre santé, à celle de Greta, celle de Silvia Ricci-Lempen, de tous les gens sages et, surtout, sympas. Y aura pas le clown de Washington dedans. Skol

          1. Skol, à la bonne vôtre, mais attention à ne pas confondre lichette et ruisseaux…

            “Bon ! (Voyant qu’elle reboit une lichette de vodka) D’abord molo avec la vodka hein ?” — Monique Lachère, “Les harengs de la rue”, Nikolskaïa, page 33, 1997

            ” On fait revenir un oignon en rondelles, on ajoute un demi verre d’eau de mer et un verre d’eau douce, du Cheddar coupé en lamelles, une lichette de vin ou de rhum, des épices, au gré de notre fantaisie, […].” — Jean-Louis Vincent, “Quatre mers et deux océans”, page 100, 2009

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