Ce sont des «ils» qui font la Fête des Vignerons

Faire du neuf avec du vieux : l’expression est souvent prise en mauvaise part, mais c’est un tort. Parmi les mille manières de produire de la culture, celle qui consiste à revisiter explicitement une tradition pour l’ancrer dans le présent est indispensable à notre inscription dans le monde. La Fête des Vignerons 2019 semble bien partie pour réussir ce double mouvement de conservation et de dépassement de l’héritage du passé qui fait avancer les sociétés humaines. Sauf sur un point – mais il est vrai qu’à l’impossible nul n’est tenu.

L’excellente série que Le Temps a consacrée la semaine dernière aux personnalités phares de la grande manifestation veveysanne s’intitulait «Ils font la Fête». «Ils», parce que le masculin l’emporte sur le féminin dans la grammaire française, mais aussi parce que, en l’occurrence, il l’emporte numériquement, et de beaucoup : une seule femme figure parmi les cinq créateurs (-trices…) principaux de la Fête – six en fait si l’on y ajoute, bien sûr, le grand maître d’œuvre, Daniele Finzi Pasca. «Ils» ne sont pas machos pour un sou, et d’après ce qu’on nous fait entrevoir l’édition 2019 reflétera autant que possible les aspirations égalitaires de notre époque. N’empêche, c’est à des «ils» que nous en serons redevables. Or, en culture comme ailleurs, le dépassement de la domination masculine, ce n’est pas que des hommes prennent des décisions favorables aux femmes, c’est que les femmes prennent elles-mêmes les décisions.

Ce qui m’a frappée dans le portrait de l’unique femme figurant dans les hautes sphères de l’équipe artistique, Maria Bonzanigo, la «compositrice principale», c’est que toutes les sources d’inspiration qu’elle invoque sont masculines : Henri Dès, Gilles et Urfer, Léonard de Vinci, Paul Glass, Bach, David Lynch, Tarkovski, Edouard Artemiev, Valerio Jalongo… Rien d’étonnant à cela : moi-même, du temps de mes études de philosophie, avant d’ouvrir les yeux sur la question du genre, non seulement je ne m’étais pas étonnée, mais je ne m’étais même pas aperçue que mes auteurs de référence, Kant, Nietzsche, Heidegger et tant d’autres, appartenaient tous, absolument tous, à un sexe qui n’était pas le mien.

La culture du passé, celle qui nous a été transmise, celle dont nous nous sommes nourri-e-s et continuons à nous nourrir, toutes et tous tant que nous sommes, dans les musées, les bibliothèques, les salles de concert etc., a été presque exclusivement, voire exclusivement dans certains domaines, produite par des hommes. Pour la renouveler, on tend donc encore et toujours à se tourner principalement vers des créateurs hommes (plus que talentueux en l’occurrence, là n’est pas la question), et la femme qu’on embarque dans l’aventure continue, elle, tout naturellement – pourrait-elle faire autrement sans renier ses racines? – à s’en référer à des mentors hommes. De ce point de vue-là, et quelle que soit la part de réinvention, y compris s’agissant du rôle des femmes, qu’on aura le plaisir de découvrir dans le spectacle, le neuf fait avec le vieux reste plus vieux que neuf.

 

Technologie et nostalgie

Les vieilles manières de faire, on les connaît, les nouvelles qu’on nous propose, on ne les connaît pas. C’est ce qu’affirme un proverbe italien, suggérant implicitement que le risque se trouve seulement du côté de la nouveauté : chi lascia la via vecchia per la nuova sa quello che lascia ma non sa quello che trova. La sentence a les apparences de l’évidence, mais ce que nous montre, au contraire, l’impressionnante «opération San Francisco» du Temps, c’est que le vieux chemin, la via vecchia, peut devenir plus dangereux que le nouveau, quand tout autour le monde n’est plus ce qu’il était. On peut regretter le monde d’avant (cela m’arrive, dans certains domaines), mais on ne peut pas faire comme s’il existait encore, figé sur la toile d’un tableau de Anker.

On ne peut pas faire comme si, par exemple, dans nos pays occidentaux, la reproduction continuait à être une affaire biologique qui roule. La société a évolué, sans retour en arrière possible. Les femmes n’acceptent plus et accepteront de moins en moins d’être pénalisées sur le plan professionnel par la coïncidence entre leur âge fécond et l’âge où le système économique, réglé sur la biologie masculine, exige de privilégier l’investissement dans le travail. Certaines recourent dès lors à la technologie, faisant congeler leurs ovules pour plus tard (LT du 3 octobre).

L’injustice n’est évidemment pas biologique mais politique (la biologie n’est ni juste ni injuste) – à preuve, les entreprises de la high-tech, pas folles, se mettent à financer ce genre d’intervention, ce qui leur évite de repenser en profondeur leur fonctionnement. Dans ce cas, le recours à la technologie peut être interprété comme un signal d’alarme : des exigences sociétales inédites, et désormais impérieuses, doivent être satisfaites d’une manière ou d’une autre, sous peine, à terme, d’effondrement démographique. Dans ces conditions, si on veut faire mieux que de fabriquer des bataillons de primipares en âge d’être grand-mères, la nostalgie des anciens modèles ne nous sera d’aucun secours.

Les pages californiennes du Temps nous présentent de nombreux exemples d’interactions entre la technologie et les nouveaux problèmes de notre temps, que la technologie tente de résoudre, dans bien des cas après les avoir créés. Réchauffement climatique et villes congestionnées, sept milliards et demi d’êtres humains à nourrir, mais aussi le manque de plus en plus insupportable d’une démocratie authentique, d’une vraie égalité : voilà ce qui bouillonne dans la marmite planétaire. La technologie pose plus de questions qu’elle n’en résout, mais le retour au passé n’offre en tout cas pas de solutions.