Cette fois je ne vais pas voter

Pour la première fois depuis… cinq ans ? huit ans ? dix ans? – pour la première fois depuis très longtemps, cette fois je ne vais pas voter. J’ai ouvert l’enveloppe, qui s’est mal déchirée (ce n’est pas la première fois, les enveloppes de vote de l’Etat de Vaud doivent être mal conçues) et ce minuscule agacement a emporté ma décision : allez, au vieux papier !

Bon, j’ai quand même pris la précaution de découper mon bulletin en plusieurs morceaux, au cas où la dame du rez-de-chaussée, mère de quatre enfants et toujours débordée, ou l’étudiant russe du premier étage, auraient l’idée d’aller fouiller nuitamment la benne de l’immeuble pour s’en approprier.  Mais enfin, j’ai fait ça, moi qui ai acquis la nationalité suisse moins de deux ans après l’obtention du droit de vote par les femmes et qui m’étais juré de ne jamais rater une occasion de l’exercer : j’ai renoncé à dire mon mot sur deux objets concernant l’avenir du pays, alors que la possibilité m’en était offerte à domicile, sans faire ne serait-ce que trente secondes de queue et gratuitement à part le prix du timbre.

Il est vrai qu’en cette fin de printemps 2018, pour des raisons sans intérêt ici, je manque de temps de cerveau disponible, mais un quart d’heure, j’aurais pu le trouver  – sauf qu’il m’aurait fallu au moins une douzaine de quarts d’heure, ce qui est beaucoup pour 90% de la population, pour réfléchir aux divers problèmes que me pose la loi sur les jeux d’argent. Je suis contente que le pactole généré par ces jeux contribue substantiellement au bien commun, mais suis-je vraiment à l’aise avec ce système un peu tordu ?  Et puis, ignorant tout de l’univers des jeux en ligne, dois-je vraiment me risquer à choisir un sujet pareil pour trancher une des questions les plus casse-gueule de notre époque, celle de la réglementation de l’Internet ?

Quant à l’initiative «monnaie pleine», non seulement je me sens absolument incompétente, même après avoir lu divers articles et dossiers,  pour comprendre tous les enjeux de cette «plénitude» financière, mais en plus elle me laisse coite en tant que citoyenne. En général, lorsqu’un sujet de votation me paraît techniquement non maîtrisable, je fais comme tout le monde, je vote avec le cœur, ou si l’on veut je choisis la réponse qui me paraît, comme ça, à la louche, la plus conforme à l’idée que je me fais d’une société vivable. Mais là, nada, mon électroencéphalogramme politique reste plat.

Je me demande si, en soumettant au peuple des objets de ce type, on ne frôle pas les limites de la démocratie semi-directe. Qui reste bien entendu le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres.

LinkedIn post mortem

Il y a quelques semaines, j’ai reçu l’invitation d’un ami – appelons-le J., dans un souci de protection des données – à le rejoindre sur LinkedIn. Des messages de ce genre, on en reçoit souvent, mais cette fois je suis restée pétrifiée, parce que J. est mort il y a plus de six mois. Apparemment son entourage n’a pas fermé son compte, l’empêchant ainsi de savoir lui-même qu’il n’existe plus ; il a d’ailleurs suivi le protocole jusqu’au bout, effectuant les deux relances réglementaires auprès de celles et ceux qui n’avaient pas réagi.

Une fois surmontée ma sidération, je me suis demandé si LinkedIn ne pratique pas une forme améliorée de spiritisme, où le medium aurait cédé la place aux algorithmes : esprit de J., si tu es là, clique trois coups. Convaincue que la part immatérielle de notre être n’est pas séparable de sa part matérielle, et que le corps de J. étant mort son âme l’était aussi (sauf, bien entendu, dans la mémoire des vivants, mais ceci est vraiment une autre histoire), j’ai jeté sans scrupules les deux premiers messages ;  j’ai par contre mis du temps à jeter le troisième, taraudée par le doute que l’au-delà informatique pourrait être plus réel que l’enfer et le paradis.

Il y a plusieurs années, alors que j’hésitais à booster ma carrière en adhérant à LinkedIn, j’y avais renoncé en découvrant que cette plateforme professionnelle ratisse périodiquement le carnet d’adresses de ses ouailles sans même prendre la peine de les avertir. Vous allez me demander si je tombe de la lune, et effectivement, je suis peu amatrice de réseaux sociaux (sauf WhatsApp, eh oui, personne n’est parfait), de sorte que j’ai des réticences d’un autre siècle et je n’ai pas envie que mes ami.e.s et connaissances se fassent draguer par un robot qui se fait passer pour moi.

Mais là est la question, est-ce que nos vies virtuelles, sur lesquelles nous avons de moins en moins d’emprise, ne font pas désormais partie intégrante de notre identité ? Peu importe que je ne fréquente pas Facebook ou Instagram, j’existe sur le web plus que dans mon quartier. Mon vrai moi, comme celui de J., s’est dilaté jusqu’à inclure tous mes moi imposteurs. C’est pourquoi, en fin de compte (puisque son compte lui survit), j’ai peut-être eu tort de ne pas répondre au troisième coup de l’esprit de J.

P.S. Si vous n’avez rien compris, tant mieux, c’était le but.