Depuis toutes ces années que j’analyse les pratiques des policiers, aux côtés de ces derniers, je n’ai jamais été autant questionné par le public. A l’image des actionnaires d’une société, la leur, nombre de citoyens ne comprennent pas grand-chose de ce que leurs policiers tentent d’exprimer aujourd’hui.
Les policiers revendiquent beaucoup. Mais qu’ont-ils à nous dire pour nous rassurer, si possible de façon constructive ?
Les policiers se plaignent d’être toujours plus victimes de violences, ce qu’on ne peut nier. C’est grave. Mes interlocuteurs, victimes de vols à la tire, de cambriolages et de violences physiques, me disent l’être tout autant, si ce n’est plus et, chronologiquement, subissent ces méfaits avant les policiers. Ils me disent aussi ne pas avoir choisi d’être confrontés à ces violences et qu’ils ne bénéficient pas de centaines d’heures d’entraînement intensif pour se défendre.
Il y a donc un malentendu. Un décalage: c’est comme l’ouvrier de la construction qui perd définitivement son collègue dans un accident de travail. On ne sait pas quoi dire contre le job, contre les mesures de sécurité, contre les conditions de travail, contre l’employeur, contre tout le monde.
On cherche un responsable.
Vaincre le danger professionnel ne se commande pas. «Moi, j’ai choisi ce métier parce que ça bouge et ça bagarre», me confiait encore récemment un aspirant policier suisse. De Saint-Gall à Genève, les polices sont agitées tout autant que l’est la société. Alors, pourraient-elles répondre par un message de paix et d’assurance ? Il semble que non. Les polices n’ont pas été formées pour cela. Malheureusement.
Longtemps, j’espérais entendre une voix policière forte qui puisse nous rappeler le fondement et la légitimité de son rôle de gardien de la paix, qui puisse nous rassurer quant à sa volonté d’obéir à l’autorité démocratique, suivant en cela son propre choix et son assermentation. Bref, une parole qui innove plus qu’elle ne se lamente. J’espérais entendre les voix des victimes portées et soutenues par celles des policiers. J’espérais, toujours, voir naître des démonstrations et des réalisations concrètes, dans la forme et le contenu, comme n’importe quelle entreprise qui se trouverait en difficulté. Or je n’ai droit, comme nous tous, qu’à des plaintes et des complaintes.
Pourquoi la forme ? Tout changement n’est visible que sur le terrain, à l’intersection des besoins des citoyens et des besoins des policiers. C’est précisément à ce point de rencontre, concret, que toute transformation s’incarne. Je peux évoquer l’exemple du service de radio-oncologie du CHUV à Lausanne, qui a repensé et redessiné l’aménagement de ses locaux d’accueil. Et son directeur de préciser que les apports des artistes, architectes et autres maîtres d’œuvre dans l’accomplissement de ce qui est, aujourd’hui, incontestablement, une amélioration notoire des conditions de travail, ont été déterminants. J’y songe souvent à la vue de certains locaux de police, misérables, sans aménagement convivial, aux enseignes illisibles et effacées par le temps. Quelle image et quelle volonté de changement de tels conteneurs figés dans le passé traduisent-ils ?
Et le contenu ? Une caste par trop préservée, repliée sur ellemême, trop hiérarchisée, trop militarisée, vous répondra que l’on ne peut pas comprendre parce que nous ne menottons pas des voyous tous les jours. Non seulement c’est faux, l’attache des défaillances sociales est aussi l’affaire de milliers de travailleurs sociaux, d’enseignants, d’huissiers, de secouristes, d’infirmiers et j’en passe, mais cela reviendrait à dire que les branches de l’arbre ne se souviendraient plus de leur tronc… Les missions de police, ce sont les branches, celles que nous avons conçues pour notre service et notre protection. Nous, citoyens, policiers ou non, sommes le tronc. Que l’on ne nous fasse pas croire que l’on résout les conflits institutionnels ni qu’on oriente et dirige une police avec des menottes.
Là où l’on peut rejoindre les préoccupations des policiers comme étant les nôtres, c’est dans le constat que nous faisons, autant qu’eux, des dégénérescences sociales et des hostilités ouvertes et agitées des auteurs de violences. Violences qui expriment des malaises, pire, des vengeances ou l’appât de gains faciles, comme autant de défiances de l’ordre public. Dès lors, que faut-il comprendre quand des policiers narguent et défient leurs propres autorités, et par conséquent, leur employeur, l’Etat ?
Dans la même période, je n’ai jamais autant enregistré de témoignages de policiers, en lentes et tragiques repentances, pas fiers du tout de leurs actes violents et démesurés contre des personnes interpellées dans un passé plus ou moins proche. On imagine bien que de tels antécédents, qui pèsent lourd dans les conscien-
ces, ne puissent pas donner au policier confiance en l’avenir.
Il faut d’abord se remettre en question. Négliger ce mérite professionnel qu’est l’introspection, c’est mettre une barrière à toute réforme, perçue comme une menace. Il est donc nécessaire, et ce avec la plus grande rigueur, de considérer toute l’épaisseur des violences, d’où qu’elles viennent. Car elles se conjuguent, se confondent et finissent toutes, les unes comme les autres, dans le néant. L’exemple doit être donné par nous tous dans le contenu, mais aussi dans le contenant.
Nous, les civils, pouvons – et même devons – nous rapprocher et soutenir nos corporations policières, leur offrir nos critiques et nos compétences; exiger l’élargissement des conditions de recrutement, intervenir dans les formations pour empêcher les manipulations d’instructeurs techniques d’ancienne garde et construire des passerelles transdisciplinaires.
Eux, les policiers, peuvent mieux nous accueillir, ouvrir leurs compétences au public, communiquer plus proactivement et plus efficacement. L’isolement corporatif et son droit coutumier constituent la gangrène de l’innovation.
Le responsable est trouvé. Il se cache dans notre incapacité à changer et à innover.