Nous ne voulons pas de la soupe d’avenir suisse, nous voulons des aliments équitables

A deux semaines du vote sur l’initiative pour des aliments équitables, le think tank avenir suisse publie un pamphlet sur la politique agricole, qu’il accuse de coûter plus de 20 milliards de francs par an et de prétériter les autres secteurs économiques, en entravant la conclusion d’accords de libre-échange. L’étude dénonce le coût des aliments en Suisse, alors que nous sommes le pays d’Europe où les ménages dépensent la part la plus restreinte de leur budget pour se nourrir[1]. Elle propose enfin une série de mesures de dérégulation : réduction de la protection douanière sur les biens agricoles et abolition de diverses subventions accordées aux agriculteurs notamment.

Une attaque contre l’agriculture locale et familiale

Cette étude illustre la vision des milieux économiques, bien représentés au parlement et au Conseil fédéral. Elle a suscité une réaction courroucée des paysans[2]. En effet, avec les nouvelles conditions-cadres qu’elle propose, il ne pourrait vraisemblablement subsister que quelques grandes entreprises agricoles industrielles en Suisse. Le taux d’auto-approvisionnement chuterait et la production locale manquante serait remplacée par des importations. Celles-là même que les milieux économiques veulent utiliser comme monnaie d’échange dans le cadre des accords de libre-échange. Contre un meilleur accès à certains marchés étranger pour nos exportations, nous accepterions donc d’ouvrir nos frontières à de la viande issue d’élevages de masse, à de l’huile de palme et à d’autres produits de l’agriculture industrielle.

La qualité de l’alimentation et les consommateurs négligés

Comme la plupart des études économiques, celle d’avenir suisse ne traite que de ce qui peut être quantifié : elle nous sert une soupe insipide de chiffres, souvent agrégés de manière artificielle. Ce faisant, elle passe complètement à côté du phénomène même de l’alimentation, dans toute sa dimension qualitative. Car nous, consommateurs, ne nous nourrissons ni de billets de banques, ni de chiffres. Nous voulons manger des aliments sûrs et de qualité. Notre alimentation implique tout un univers de valeur, ainsi que des dimensions culturelle, identitaire et sociétale fortes. Nous voulons savoir d’où vient notre nourriture et comment elle a été produite. Nous aimons les produits du terroir et sommes fiers de nos spécificités régionales. Nous sommes attentifs à la manière dont nous traitons les animaux de rente et disposons, en comparaison internationale, d’une des meilleurs lois en la matière. Nous achetons volontiers des produits issus du commerce équitable. Nous aimons le contact avec les agriculteurs. Nous apprécions la manière dont ils façonnent nos paysages et ils font partie de notre identité suisse. On ne peut parler ni d’agriculture, ni d’alimentation, sans considérer ces paramètres. Or avenir suisse les ignore complètement. En négligeant l’essentiel, l’étude débouche donc sur des propositions complètement déconnectées du terrain. Pourtant, les défis à relever en matière d’agriculture et d’alimentation sont bien réels et nombreux.

Nous voulons réduire le gaspillage alimentaire

L’étude d’avenir suisse fustige l’importance des soutiens publics octroyés à l’agriculture. Mais elle ne relève pas que ce sont précisément ces soutiens publics élevés qui permettent à la population de ne consacrer que quelques pourcents de son budget aux achats alimentaires. Ce que nous ne payons pas comme consommateurs, nous le payons comme contribuables. Que nous dit cette répartition du financement de l’agriculture ? N’illustre-t-elle pas l’énorme pression que le système actuel fait peser sur les prix et la difficulté qu’éprouvent nos paysans à vivre de la vente de leurs produits ? Le taux élevé de gaspillage alimentaire, dont l’étude d’avenir suisse ne dit pas un mot, devrait nous interpeller. Dans notre pays, un tiers des aliments produits finit à la poubelle. Comme s’ils n’avaient aucune valeur ! Comment peut-on jeter de la nourriture dans une telle proportion ? Comment réduire ce gaspillage ? Qu’est-ce que cela implique pour l’avenir de notre agriculture ? Le gaspillage alimentaire coûte chaque année 2000 francs par ménage. En réalité, il est là, le véritable scandale, d’un point de vue économique. L’initiative pour des aliments équitables demande que des mesures soient prises pour réduire le gaspillage alimentaire. Des règles absurdes de formatage esthétique ou des trajets inutiles et à rallonge doivent entre autres cesser de générer de telles pertes. La place des aliments est dans notre assiette, pas à la poubelle.

Nous voulons une production plus écologique, en Suisse et à l’étranger

La politique agricole actuelle échoue à atteindre ses objectifs écologiques. Avenir suisse le relève et c’est heureux. Cependant, la réponse que le think tank apporte à ce problème n’est pas crédible : il s’agirait de produire moins de nourriture en Suisse et d’en importer une plus grande part. On délocaliserait ainsi purement et simplement les dégâts environnementaux ! Alors que les trois quarts de notre impact écologique ont lieu à l’étranger et que les enjeux environnementaux sont de plus en plus globaux, on reste pantois face à une telle proposition. A l’exception de certains cas spécifiques[3], cultiver – de manière durable, bien sûr, et là nous avons encore une marge de manoeuvre – et consommer localement les produits est plus écologique que de les faire venir de l’étranger. Voilà pourquoi l’initiative pour des aliments équitables veut promouvoir les produits locaux, durables et de saison. Dans la situation actuelle, la transparence sur les modes de production n’est en outre pas assurée pour les produits importés et ceux qui arrivent sur nos étals sont souvent issus d’une agriculture industrielle et polluante. Plutôt que de fermer les yeux sur notre impact à l’étranger, nous devons adopter une stratégie de qualité pour nos importations. C’est ce que veut l’initiative pour des aliments équitables.

Nous voulons rapprocher producteurs et consommateurs

L’étude d’avenir suisse cite les « agrocleantech » en matière d’innovation, mais passe sous silence les nouveaux modes de production proches de la nature, comme la permaculture et l’agroécologie, ou encore les structures d’exploitation innovantes, coopératives ou participatives. L’agriculture urbaine et les nouvelles opportunités offertes par la vente directe modifient les relations entre producteurs et consommateurs, ainsi qu’entre ville et campagne. L’initiative pour des aliments équitables prévoit de mieux soutenir la transformation sur place et la commercialisation directe de produits locaux et de saison, afin de favoriser les circuits courts et de renforcer la proximité entre les consommateurs et les producteurs. Cela aussi, c’est de l’innovation. Une innovation qui renforce l’autonomie des paysans face au « complexe agricole » dénoncé par avenir suisse, tout en répondant à une demande forte des consommateurs. De la même manière que l’agriculture et l’alimentation ne peuvent être abordées que d’un point de vue économique, l’innovation dans ce domaine ne se limite pas à de nouvelles technologies : elle implique aussi l’évolution des mentalités, des valeurs, des relations sociales et des modèles commerciaux. L’avenir est à un renforcement des relations entre les agriculteurs et ceux qu’ils nourrissent, avec pour bénéfices de meilleurs revenus pour les paysans, plus de traçabilité, plus de fraîcheur, plus de qualité et une réduction de nos émissions de CO2. L’avenir est aux aliments équitables.

Nous décidons le 23 septembre du contenu de nos assiettes

L’agriculture et l’alimentation sont des domaines sensibles et complexes. Elles méritent mieux qu’une vision unilatérale et réductrice, qui stigmatise les milieux paysans, les monte contre les milieux économiques et néglige les consommateurs comme l’environnement. Il faut cependant reconnaître un mérite à l’étude d’avenir suisse : elle permet de montrer les risques d’une telle vision, malheureusement largement représentée au parlement et au Conseil fédéral, pour une agriculture familiale et durable, en Suisse comme dans le monde, ainsi que pour les consommateurs. Les milieux économiques ont des projets et ils ont mis cartes sur table. A nous de savoir si nous voulons vraiment de la soupe industrielle et indigeste qu’ils veulent nous servir. Nous pouvons décider de leur renvoyer ce plat amer en cuisine, en votant oui à une autre vision de l’agriculture et de l’alimentation, en votant oui à des aliments équitables, le 23 septembre.

[1]Moins de 7 % du budget des ménages est consacré en moyenne à l’alimentation dans notre pays.

[2]https://www.sbv-usp.ch/fr/medias/communiques-de-presse/archive-2018/070918-avenir-suisse/

[3]Mieux vaut importer certaines denrées s’il faudrait, pour les produire localement, les cultiver dans des serres chauffées, par exemple. Dans ces cas complexes, des écobilans peuvent éclairer nos choix.

Adèle Thorens Goumaz

Adèle Thorens Goumaz est conseillère aux Etats verte vaudoise. Elle a coprésidé les Verts suisses entre 2012 et 2016 et siégé au Conseil national entre 2007 et 2019. Philosophe et politologue de formation, elle a obtenu un certificat postgrade en politiques de l’environnement et de la durabilité à l’IDHEAP. Elle a ensuite fait de la recherche et de l’enseignement en éthique et en gestion durable des ressources, puis travaillé comme responsable de la formation au WWF Suisse. Elle siège actuellement à la commission de l’économie, à la commission des finances et à la commission de l’environnement du Conseil des États. Ses dossiers de prédilection sont l'économie circulaire, la finance durable, la transition énergétique, la préservation du climat, l’agriculture et la biodiversité. Plus d’informations sur www.adelethorens.ch