Climat : les collectivités publiques doivent donner, aux particuliers comme aux entreprises, les moyens d’agir !

Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est sorti le 8 octobre. Plus alarmant que jamais, il exige que des «mesures sans précédent» soient prises. Le jour même de sa sortie, la commission de l’environnement siégeait à Berne. Nous traitions précisément de la révision de la Loi sur le CO2, qui concerne l’application par la Suisse de l’accord de Paris sur le climat. Or, ce sont toujours les mêmes arguments qui nous sont servis pour bloquer un engagement sérieux de notre pays. J’aimerais répondre ici à l’une des principales justifications de l’inaction, malheureusement encore prônée par une grande partie du parlement.

Au-delà des responsabilités individuelles, les enjeux environnementaux ont toujours exigé une réponse publique

Cet argument, que nous entendons trop souvent, est de dire que l’Etat ne doit pas se mêler de politique climatique : il suffit de laisser la responsabilité individuelle jouer. Ainsi, les particuliers et les entreprises prendront d’eux-mêmes les mesures qui s’imposent. Cette vision est totalement déconnectée de la réalité. Elle est de plus extrêmement culpabilisante et punitive pour la population et pour les PME. Enfin, elle est totalement inefficace dans ses résultats.

L’histoire de l’écologie montre que les enjeux environnementaux que nous avons pu un tant soit peu résoudre, l’ont toujours été grâce à une combinaison entre mesures publiques et engagement privé. L’un ne va pas sans l’autre. Le problème du trou dans la couche d’ozone, par exemple, a trouvé une réponse dans la ratification du Protocole de Montréal, exigeant une réduction progressive des CFC. Ceux-ci ont ensuite été interdits en 1996. Autre exemple, les pluies acides, responsables entre autres de la « mort des forêts »: elles ont débouché sur l’introduction des catalyseurs obligatoires à la fin des années quatre-vingt. Une taxe incitative sur la quantité de souffre dans l’essence a en outre été instaurée en 2004. Ce sont aussi les collectivités publiques qui ont financé et construit les stations d’épuration pour améliorer la qualité des eaux, ou qui ont fixé des objectifs en matière de recyclage des déchets, puis mis en place, en collaboration avec le privé, des filières à cet effet.

Exiger des particuliers et des entreprises d’agir, sans leur en donner les moyens, est punitif

Ainsi, on ne peut pas exiger de la population et des entreprises qu’elles s’engagent en faveur du climat sans leur en donner les moyens, via des conditions-cadres claires. La politique du « ils n’ont qu’à… », encore prônée par de trop nombreux parlementaires, ne fonctionne pas. En effet :

  • Vous pouvez toujours dire aux gens qu’ils n’ont qu’à se déplacer à vélo. Mais, s’il n’y a pas d’infrastructure sécurisée assurée par les collectivités publiques, ils ne le feront pas. Le vote positif du 23 septembre sur le sujet prouve que les citoyens l’ont bien compris.
  • Vous pouvez toujours dire aux gens qu’ils n’ont qu’à acheter une voiture électrique. Mais si ces voitures électriques sont, au moins pour quelques années encore, trop chères à l’achat par rapport aux voitures à essence, ou encore s’il manque une infrastructure de recharge sûre, ils ne le feront pas, ou pas assez. Là aussi, nous avons besoin des collectivités publiques pour assurer, en collaboration avec le secteur privé, l’infrastructure de recharge nécessaire et instaurer une vérité des coûts, qui devrait favoriser, comme nos bases légales l’exigent via le principe du pollueur-payeur, les solutions écologiques. Nous avons en outre besoin du soutien des collectivités publiques pour développer, avec le secteur privé, une production suffisante d’électricité propre et une filière de recyclage des batteries, car sans cela les voitures électriques ne sont plus si écologiques.
  • Vous pouvez toujours dire aux gens qu’ils n’ont qu’à prendre les transports publics. Mais si ceux-ci ne sont pas efficaces et abordables, ils ne le feront pas. Là aussi, il s’agit d’une tâche publique.
  • Vous pouvez toujours dire aux gens qu’ils n’ont qu’à cesser de prendre l’avion à tout bout de champ. Mais si les trains de nuits ont disparu parce qu’ils n’étaient plus compétitifs, du fait que les coûts environnementaux ne sont pas intégrés dans les prix de l’aviation, alors ils ne le feront pas. Là aussi, les collectivités publiques doivent intervenir pour rétablir une vérité des coûts et une concurrence correcte, qui permettra aux particuliers de faire de meilleurs choix.
  • Vous pouvez toujours dire aux gens qu’ils n’ont qu’à isoler leur maison et changer leur système de chauffage. Mais si cela représente pour eux un trop gros investissement, ils ne le feront pas. Voilà pourquoi les collectivités publiques doivent soutenir leurs investissements, grâce à la redistribution des recettes de la taxe CO2 sur le mazout, conformément, toujours, au principe du pollueur-payeur.
  • Vous pouvez toujours dire aux entreprises de moderniser leur chaîne de production ou d’économiser de l’énergie. Mais si cela demande de trop gros investissements qui affaiblissent leur compétitivité à court terme, elles ne le feront pas ou trop peu. Voilà pourquoi la Confédération doit les soutenir dans leurs efforts, via des appels d’offres ou des conventions d’objectif, qui les aident à devenir plus efficientes.
  • Enfin, dernier exemple, vous pouvez toujours dire aux particuliers et aux entreprises de faire tous ces efforts. Mais si vous négligez le secteur financier, pourtant formellement cité dans l’accord de Paris et responsable en Suisse d’un impact climatique vingt fois plus élevé que la somme de toutes les autres émissions du pays, alors vous n’aurez pas résolu le problème[1].

Plutôt que de culpabiliser la population et le privé, donnons-leur les moyens de s’engager !

A l’impossible nul n’est tenu. Cela n’a aucun sens de culpabiliser la population et nos entreprises, en faisant peser toute la responsabilité de la transition écologique sur leurs épaules, sans pour autant leur fournir la marge de manœuvre ou les alternatives nécessaires pour assumer cette responsabilité. Les collectivités publiques doivent au contraire leur offrir les moyens de s’engager ! Aujourd’hui, nous sommes toutes et tous sensibilisés aux enjeux climatiques. Nous avons toutes et tous envie d’agir, pour ne pas transmettre à nos enfants, petits-enfants, filleuls ou neveux, un environnement hostile et des conflits économiques et sociaux ingérables. Ce n’est pourtant pas compliqué, les solutions sont là, entre nos mains. Nouvelles technologies, nouvelles pratiques, nouveaux modèles économiques: ils sont de plus en plus abordables et ils renforcent même notre qualité de vie. Le rôle des collectivités publiques, Confédération, cantons et communes, est maintenant de permettre à la population comme au secteur privé de s’en saisir. Pour cela, nous avons besoin de bonnes conditions-cadres et de mesures ambitieuses et claires. Tous ensemble, nous réaliserons la transition écologique. C’est ici et maintenant : c’est à notre génération de faire le job.

[1]Une partie des mesures citées dans ce paragraphe sont en place, en particulier la taxe CO2 sur le mazout et la réinjection d’une partie de ses recettes pour soutenir l’assainissement énergétique des bâtiments, les soutiens aux énergies renouvelables et les appels d’offres et conventions d’objectifs pour les entreprises. Cependant, leur impact est souvent insuffisant faute de moyens (en particulier les soutiens aux énergies renouvelables) et elles sont en outre limitées dans le temps (une majorité du parlement a exigé l’arrêt en 2022 des soutiens aux énergies renouvelables et en 2025 des soutiens aux bâtiments). De plus, la vérité des coûts n’est assurée ni dans le domaine automobile (pas de taxe CO2 sur l’essence), ni dans le domaine de l’aviation (favorisée par une exemption de la TVA et sans taxe CO2 sur le kérozène). Enfin, aucune mesure n’est prévue pour réduire l’impact climatique majeur du secteur financier.

Liens d’intérêts: interroger le système de milice et revaloriser l’intérêt public

Les téléspectateurs découvraient récemment dans un reportage de Temps présent comment une majorité du parlement a refusé de limiter la publicité dans le domaine du tabac et de la « junk food ». Le rôle important des liens d’intérêts – avec le lobby du tabac et l’industrie du sucre – y était mis en lumière. De même, Infrarouge a illustré récemment les liens d’intérêts entre de nombreux parlementaires et les assurances-maladie, mon collègue Philippe Nantermod ayant même renoncé, après l’émission, à participer à un groupe d’information rémunéré par le Groupe Mutuel.

Les liens d’intérêts sont intrinsèquement liés au système de milice

Les liens d’intérêts choquent légitimement les citoyens. Pourtant, ils sont intrinsèquement liés au système de milice dont les Suisses sont si fiers. La milice, c’est le fait que les élus ne soient pas des politiciens professionnels, contrairement aux parlementaires des autres pays. Ils sont censés maintenir une activité professionnelle et rémunératrice, parallèlement à leur engagement politique. Ce système a évidemment des qualités, notamment le fait que les parlementaires gardent des liens forts avec le tissus économique et social « réel ». Ils ne forment ainsi pas une « caste » déconnectée du reste du monde, qui se consacrerait uniquement au travail législatif.

Mais ce système a aussi une part sombre. Dès le moment où vous êtes engagé, hors de votre mandat politique, auprès d’une entreprise ou d’une organisation économique, ou encore d’une organisation non-gouvernementale, d’un syndicat ou d’une institution publique, vous allez y tisser des liens d’intérêts. Ainsi, de nombreux élus, de droite comme de gauche, travaillent comme employés à temps partiel, sont actifs en tant qu’indépendants, ou siègent dans des conseils d’administration à côté de leur mandat. Ils sont bien sûr rémunérés pour ces activités professionnelles[1]. Un certains nombre d’engagements associatifs sont en outre réalisés par la plupart des parlementaires à titre bénévole ou contre simple dédommagement. On considère cependant que des liens d’intérêts existent là également, même si l’on ne vous paye pas et que vous vous engagez pour des valeurs idéales, plutôt que pour un secteur économique ou des intérêts particuliers. C’est pour cette raison que les parlementaires sont tenus de déclarer l’ensemble de leurs liens d’intérêts, indépendamment de leur domaine et de l’octroi ou pas d’une rémunération[2].

On pourrait ainsi dire, de façon un peu provocante, que la milice fait de chaque élu un lobbyiste de son milieu professionnel, d’activité ou d’engagement. Malgré cela, le système de milice est considéré, dans notre pays, comme une vache sacrée que nous ne devrions remettre en question sous aucun prétexte. Un véritable tabou, qu’il serait pourtant bon d’oser une fois interroger, car les liens d’intérêts sont désormais régulièrement la cible de critiques, le plus souvent de manière justifiée.

L’intérêt public doit impérativement être revalorisé

Les liens d’intérêts sont un problème à Berne, mais ils n’expliquent pas tout. Dans le reportage de Temps présent, on voit bien qu’un certain nombre de parlementaires ont des liens avec les industries alimentaires et du tabac. Cependant, ils n’auraient pas fait, à eux seuls, une majorité pour rejeter la limitation de la publicité pour les cigarettes ou du ciblage publicitaire des enfants pour la « junk food ». Ces deux limitations de la publicité ont été rejetées par un nombre bien plus important de parlementaires, qui ont simplement fait passer les intérêts de secteurs économiques particuliers avant l’intérêt public, plus particulièrement avant la santé publique. Voilà ce qui est, fondamentalement, le plus choquant. Indépendemment de qui les paye et d’où ils travaillent ou s’engagent, ces élus sont pleinement responsables de leurs votes et doivent les assumer.

Il est parfaitement légitime que des parlementaires défendent les intérêts de l’économie. L’économie fait partie de notre société. Elle nous offre des emplois et répond – ou du moins devrait répondre – à nos besoins. Cependant, l’économie n’évolue pas dans un monde à part. Elle est le fait d’êtres humains, dont les comportements au sein de nos sociétés sont régis par toute une série de valeurs, comme le respect, la solidarité ou la responsabilité, et par des régulations qui expriment ces valeurs. Elle évolue aussi dans un environnement naturel fini, dont elle dépend totalement pour ses ressources. Bref, les intérêts de l’économie, artificiellement abstraits des autres enjeux de notre société, en particulier sociaux et écologiques, ne peuvent pas être les seuls dont les décideurs tiennent compte. L’économie elle-même ne peut pas être viable à long terme si elle ne tient pas compte d’autres intérêts, en particulier de l’intérêt public. D’ailleurs, même en ne considérant que des intérêts économiques, on peut réaliser de bonnes affaires et créer des emplois en vendant autre chose qu’un produit qui tue prématurément un consommateur sur deux. Et il existe aussi un marché pour les produits alimentaires sains. Derrière le débat sur les liens d’intérêts se cache ainsi un enjeu d’une autre ampleur: celui de la prise en compte systématique, par les décideurs politiques, de l’intérêt public, quels que soient leurs liens d’intérêts personnels. Chacun devrait s’y efforcer. Cette démarche devrait être une évidence, voire un prérecquis pour tout engagement politique.

Dès lors, on peut certainement se réjouir de la volte-face de Philippe Nantermod qui, après les réactions courroucées des téléspectateurs d’Infrarouge, a renoncé à participer à un groupe d’information rémunéré par le Groupe Mutuel. Ce renoncement le fera-t-il pour autant considérer l’intérêt public avant celui des assurances-maladie lors de ses prochains votes ? Espérons-le. Mais, indépendamment du problème des lobbies et des liens d’intérêts, ne l’oublions pas, il y a aussi une idéologie politique très problématique. C’est celle qui veut que les intérêts économiques, ou d’une certaine branche économique, puissent être prépondérants, y compris face à des intérêts publics. C’est, fondamentalement, contre une telle idéologie que nous devons lutter.

[1]Il faut différencier ces situations, où l’élu dispose d’un contrat d’employé, d’un cahier des charges, d’une mission ou d’un mandat précis pour des mandants ou au sein d’un conseil ou d’un comité, du cas de groupes où les élus ne sont rémunérés que pour leur présence à des séances d’information (à l’image de celui du Groupe Mutuel, auquel Philippe Nantermod a finalement renoncé). Je parle là d’activités professionnelles « normales », qui sont usuellement rémunérées. Les rémunérations qui ne sont pas liées à des prestations claires ne relèvent pas du système de milice et doivent être dénoncées. Philippe Nantermod a pris une saine décision en la matière.

[2]Ils ne sont toutefois pas tenus de déclarer le montant des revenus qui peuvent y être liés.