Liens d’intérêts: interroger le système de milice et revaloriser l’intérêt public

Les téléspectateurs découvraient récemment dans un reportage de Temps présent comment une majorité du parlement a refusé de limiter la publicité dans le domaine du tabac et de la « junk food ». Le rôle important des liens d’intérêts – avec le lobby du tabac et l’industrie du sucre – y était mis en lumière. De même, Infrarouge a illustré récemment les liens d’intérêts entre de nombreux parlementaires et les assurances-maladie, mon collègue Philippe Nantermod ayant même renoncé, après l’émission, à participer à un groupe d’information rémunéré par le Groupe Mutuel.

Les liens d’intérêts sont intrinsèquement liés au système de milice

Les liens d’intérêts choquent légitimement les citoyens. Pourtant, ils sont intrinsèquement liés au système de milice dont les Suisses sont si fiers. La milice, c’est le fait que les élus ne soient pas des politiciens professionnels, contrairement aux parlementaires des autres pays. Ils sont censés maintenir une activité professionnelle et rémunératrice, parallèlement à leur engagement politique. Ce système a évidemment des qualités, notamment le fait que les parlementaires gardent des liens forts avec le tissus économique et social « réel ». Ils ne forment ainsi pas une « caste » déconnectée du reste du monde, qui se consacrerait uniquement au travail législatif.

Mais ce système a aussi une part sombre. Dès le moment où vous êtes engagé, hors de votre mandat politique, auprès d’une entreprise ou d’une organisation économique, ou encore d’une organisation non-gouvernementale, d’un syndicat ou d’une institution publique, vous allez y tisser des liens d’intérêts. Ainsi, de nombreux élus, de droite comme de gauche, travaillent comme employés à temps partiel, sont actifs en tant qu’indépendants, ou siègent dans des conseils d’administration à côté de leur mandat. Ils sont bien sûr rémunérés pour ces activités professionnelles[1]. Un certains nombre d’engagements associatifs sont en outre réalisés par la plupart des parlementaires à titre bénévole ou contre simple dédommagement. On considère cependant que des liens d’intérêts existent là également, même si l’on ne vous paye pas et que vous vous engagez pour des valeurs idéales, plutôt que pour un secteur économique ou des intérêts particuliers. C’est pour cette raison que les parlementaires sont tenus de déclarer l’ensemble de leurs liens d’intérêts, indépendamment de leur domaine et de l’octroi ou pas d’une rémunération[2].

On pourrait ainsi dire, de façon un peu provocante, que la milice fait de chaque élu un lobbyiste de son milieu professionnel, d’activité ou d’engagement. Malgré cela, le système de milice est considéré, dans notre pays, comme une vache sacrée que nous ne devrions remettre en question sous aucun prétexte. Un véritable tabou, qu’il serait pourtant bon d’oser une fois interroger, car les liens d’intérêts sont désormais régulièrement la cible de critiques, le plus souvent de manière justifiée.

L’intérêt public doit impérativement être revalorisé

Les liens d’intérêts sont un problème à Berne, mais ils n’expliquent pas tout. Dans le reportage de Temps présent, on voit bien qu’un certain nombre de parlementaires ont des liens avec les industries alimentaires et du tabac. Cependant, ils n’auraient pas fait, à eux seuls, une majorité pour rejeter la limitation de la publicité pour les cigarettes ou du ciblage publicitaire des enfants pour la « junk food ». Ces deux limitations de la publicité ont été rejetées par un nombre bien plus important de parlementaires, qui ont simplement fait passer les intérêts de secteurs économiques particuliers avant l’intérêt public, plus particulièrement avant la santé publique. Voilà ce qui est, fondamentalement, le plus choquant. Indépendemment de qui les paye et d’où ils travaillent ou s’engagent, ces élus sont pleinement responsables de leurs votes et doivent les assumer.

Il est parfaitement légitime que des parlementaires défendent les intérêts de l’économie. L’économie fait partie de notre société. Elle nous offre des emplois et répond – ou du moins devrait répondre – à nos besoins. Cependant, l’économie n’évolue pas dans un monde à part. Elle est le fait d’êtres humains, dont les comportements au sein de nos sociétés sont régis par toute une série de valeurs, comme le respect, la solidarité ou la responsabilité, et par des régulations qui expriment ces valeurs. Elle évolue aussi dans un environnement naturel fini, dont elle dépend totalement pour ses ressources. Bref, les intérêts de l’économie, artificiellement abstraits des autres enjeux de notre société, en particulier sociaux et écologiques, ne peuvent pas être les seuls dont les décideurs tiennent compte. L’économie elle-même ne peut pas être viable à long terme si elle ne tient pas compte d’autres intérêts, en particulier de l’intérêt public. D’ailleurs, même en ne considérant que des intérêts économiques, on peut réaliser de bonnes affaires et créer des emplois en vendant autre chose qu’un produit qui tue prématurément un consommateur sur deux. Et il existe aussi un marché pour les produits alimentaires sains. Derrière le débat sur les liens d’intérêts se cache ainsi un enjeu d’une autre ampleur: celui de la prise en compte systématique, par les décideurs politiques, de l’intérêt public, quels que soient leurs liens d’intérêts personnels. Chacun devrait s’y efforcer. Cette démarche devrait être une évidence, voire un prérecquis pour tout engagement politique.

Dès lors, on peut certainement se réjouir de la volte-face de Philippe Nantermod qui, après les réactions courroucées des téléspectateurs d’Infrarouge, a renoncé à participer à un groupe d’information rémunéré par le Groupe Mutuel. Ce renoncement le fera-t-il pour autant considérer l’intérêt public avant celui des assurances-maladie lors de ses prochains votes ? Espérons-le. Mais, indépendamment du problème des lobbies et des liens d’intérêts, ne l’oublions pas, il y a aussi une idéologie politique très problématique. C’est celle qui veut que les intérêts économiques, ou d’une certaine branche économique, puissent être prépondérants, y compris face à des intérêts publics. C’est, fondamentalement, contre une telle idéologie que nous devons lutter.

[1]Il faut différencier ces situations, où l’élu dispose d’un contrat d’employé, d’un cahier des charges, d’une mission ou d’un mandat précis pour des mandants ou au sein d’un conseil ou d’un comité, du cas de groupes où les élus ne sont rémunérés que pour leur présence à des séances d’information (à l’image de celui du Groupe Mutuel, auquel Philippe Nantermod a finalement renoncé). Je parle là d’activités professionnelles « normales », qui sont usuellement rémunérées. Les rémunérations qui ne sont pas liées à des prestations claires ne relèvent pas du système de milice et doivent être dénoncées. Philippe Nantermod a pris une saine décision en la matière.

[2]Ils ne sont toutefois pas tenus de déclarer le montant des revenus qui peuvent y être liés.

 

Adèle Thorens Goumaz

Adèle Thorens Goumaz est conseillère aux Etats verte vaudoise. Elle a coprésidé les Verts suisses entre 2012 et 2016 et siégé au Conseil national entre 2007 et 2019. Philosophe et politologue de formation, elle a obtenu un certificat postgrade en politiques de l’environnement et de la durabilité à l’IDHEAP. Elle a ensuite fait de la recherche et de l’enseignement en éthique et en gestion durable des ressources, puis travaillé comme responsable de la formation au WWF Suisse. Elle siège actuellement à la commission de l’économie, à la commission des finances et à la commission de l’environnement du Conseil des États. Ses dossiers de prédilection sont l'économie circulaire, la finance durable, la transition énergétique, la préservation du climat, l’agriculture et la biodiversité. Plus d’informations sur www.adelethorens.ch

5 réponses à “Liens d’intérêts: interroger le système de milice et revaloriser l’intérêt public

  1. Chère Adèle
    Même si le système de milice est une vache sacrée de la politique, il n’en comporte pas moins tellement d’inconvénients qu’il faut oser l’abandonner. Non seulement il soumet des parlementaires à un employeur dont ils ne sont parfois plus que les représentants au Parlement, mais il ne les rémunère pas dans une juste mesure pour le travail à accomplir. Prétendre que la fonction de parlementaire fédéral n’est qu’une charge à tiers ou quart temps est une illusion. Elle signifie normalement une présence d’une centaine de journées ouvrables sans compter les autres obligations à l’égard du parti. Le système de milice ne donne pas une liberté totale pour s’investir dans des dossiers très complexes, appartenant à des domaines très divers. Il faut simultanément devenir un expert ou du moins un connaisseur de domaines aussi divers que les transports, la santé, les retraites, l’armée, les finances. S’investir sérieusement demande du temps. C’est une fonction à temps plein qu’il faut rémunérer en tant que telle, tout en prohibant tout autre engagement professionnel ou avantage financier, tel les conseils d’administration. Il faut demander aux parlementaires ce que l’on demande à des magistrats : une indépendance rigoureuse.
    Demander cela va à l’encontre d’un sentiment populaire bien ancré. Selon la mantra courante, il ne faudrait surtout pas que la représentation parlementaire coûte trop cher ou même que ce soit un emploi confortable. Il faut que ce soit un engagement presque bénévole pour des personnes fortunées ou munies d’emplois extensibles. Le résultat, c’est que le parlement ne comporte pas de gens qui soient simplement des employés ou des ouvriers, tenus par leur emploi. C’est donc dans une large mesure une assemblée d’avocats, de médecins, de paysans, de syndicalistes, de cadres, de fonctionnaires, de retraités. En ce sens c’est tout sauf un parlement de milice représentant le peuple dans toutes ses tranches : le concept était concevable voici deux siècles avec une seule session par an. Aujourd’hui c’est devenu un mythe.

    1. Oui, effectivement, cher Jacques, le système de milice a d’autres défauts. Une récente étude de Pascal Sciarini a montré que le taux de travail d’un parlementaire, pour son mandat politique donc, dépassait les 80 %. Et c’est une moyenne. Il est clair que les représentants de petits partis, qui sont peu nombreux en commission, pour le même nombre de dossiers à traiter que les grands groupes, et dont le parti dispose de peu de moyens pour les soutenir, travaillent encore plus. La milice est dès lors de plus en plus un mythe, ou du moins ne peut être une réalité que pour les membres de grands partis qui peuvent se partager le travail efficacement et sont soutenus par un appareil de parti. Le mandat de parlementaire, qui n’implique en outre pas un système de retraite conventionnel, est conçu pour des préretraités qui ont déjà leur carrière (et leurs cotisations sociales) derrière eux. Enfin, le profil socio-professionnel des élus, tout comme leur âge, n’est effectivement pas représentatif de l’ensemble de la population. Ces enjeux viennent s’ajouter aux problèmes des liens d’intérêt et font qu’il serait bon d’oser un jour interroger la pertinence de ce système.

  2. Je suis à des années lumières de monsieur Neirynck comme de madame Thorens. Je trouve que les parlementaires gagnent beaucoup trop d’argent. Ils se goinfrent. C’est honteux. Et pour tout dire il faudrait tout simplement fermer le conseil national, qui ne sert à rien. Il est même nuisible. A la rigueur on pourrait garder le conseils des États, qui au moins représente les Cantons. Les lois devraient être élaborées par des commissions d’évaluation de la législation émanant, d’une part, du gouvernement fédéral et, d’autre part, des cantons. On pourrait aussi demander à quelques juges fédéraux de participer à cette sorte de commission des lois. Mais d’abord il faudrait épurer le TF en exigeant que tous les juges fédéraux prêtent un serment de faire prévaloir toujours le droit suisse sur le droit international. Celles et ceux parmi les juges qui refuseraient de prêter ce serment seraient démissionnaires d’office. Puis les propositions de lois seraient soumises à une procédure de consultation approfondie et enfin débattues, acceptées ou rejetées directement par le peuple. Il faudrait aussi remettre en vigueur l’initiative populaire législative, permettant de faire voter par le peuple un texte de loi entièrement rédigé. Il est très regrettable que cette disposition excellente, qu’on avait introduite dans la constitution révisée de 1999, et c’était la seule innovation valable de cette révision constitutionnelle, ait été abandonnée à la demande de la classe politique unanime. On aurait absolument du la garder. Ainsi on aurait pu empêcher, notamment, que notre pays soit trahi impudemment par le parlement qui a violé la constitution en refusant d’appliquer l’art 121a de la Constitution fédérale, pourtant adopté en votation populaire

  3. Vert ou vert libéral, partent d’une idée juste, soit la défense de la planète avec écologie et coloscopie.

    En même temps, c’est d’une totale hérésie et hypocrisie, comme PDC ou UDC.
    Ces thèmes devraient être parties intégrantes de n’importe quel parti.

    Il nous manque le SS, le parti sioniste suisse… 🙂

    Bon, en fait, combien ça coûte une party?

  4. En temps donneur d’alerte, je suis le premier témoin de la collusion de certains parlementaire avec le pouvoir de l’argent et même du crime organisé.
    Malgré des courriers par mail a des Conseillers Fédéraux aucune action, seulement de belle lettre très laconique.
    Et grâce a ce sytème un ouvrage d’art important de notre pays dont les malfaçons sont connue sera innauguré cette année.

    Un grand bravo a nos politique.

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