Je lis avec plaisir « Réaliste, soyons logiques autant qu’écologiques », le dernier livre de Bertrand Piccard. Il y explique très bien sa démarche. Loin d’être purement technocratique, son engagement découle plutôt d’une stratégie bien pensée. Il dit vouloir s’adresser plus spécifiquement aux personnes qui voient, pour toutes sortes de raisons, les changements de comportement et de valeurs dans le sens d’une sobriété heureuse, ou encore les changements de société, notamment dans le sens d’une décroissance des flux matériels, comme une mission impossible.
Des solutions technologiques pour répondre à l’urgence
Bertrand Piccard ne juge pas ces personnes, soulignant les obstacles économiques et sociaux à un changement fondamental : tout le monde n’a pas les mêmes moyens ni la même marge de manœuvre. Il dit aussi, en page 65 que, outre ces obstacles économiques et sociaux, « seuls les gens capables d’entendre le langage du respect, de l’amour, de la conscience, de la solidarité, peuvent embrasser cette logique de renoncer à certains biens matériels pour assurer l’avenir de l’humanité ». Bertrand Piccard ne nie pas le fait que notre société évolue et que de plus en plus de personnes tentent d’entrer dans une logique de transition profonde. « Demain, une certaine sobriété de consommation s’imposera peut-être à une majorité comme un horizon souhaitable, choisi par la plupart d’entre nous », dit-il en page 70. « Cependant, pour accomplir une mutation sociétale, cela prendra du temps. Du temps et des efforts de pédagogie, qui ne porteront leurs fruits que dans une génération au minimum. Or l’urgence de la situation ne nous laisse pas ce temps, hélas ».
Bertrand Piccard a raison. Une transition écologique fondée sur un véritable changement de société et de valeurs est indispensable, mais cela ne peut pas se faire du jour au lendemain. Or nous avons besoin d’avancées très rapides en matière climatique. Elles doivent être mises en place dans un cadre démocratique et être accessibles pour toutes et tous. Si nous pouvons nous appuyer sur des technologies efficientes, comme Bertrand Piccard le promeut depuis des années, nous pouvons obtenir des résultats au plus vite. Ces progrès nous donneront le temps de réaliser la transition de société et de valeurs nécessaire, en nous fixant collectivement de nouveaux objectifs en matière de qualité de vie et de bien-être, qui ne soient plus basés sur l’accumulation incessante de marchandises, au détriment de notre planète.
Des personnalités insensibles à autrui trop souvent aux manettes
J’aimerais rebondir sur un point de la réflexion de Bertrand Piccard, dont il avait déjà parlé dans une opinion parue dans le Temps. Bertrand Piccard cite, en page 38 de son livre, une catégorie de la population qui serait la plus éloignée des personnes disposées à un changement fondamental pour préserver notre planète. Il s’agit de « ceux qui sont parfaitement au fait de la gravité de la situation comme des conséquences de leurs actions, et qui savent que c’est possible de faire autrement. Pourtant ils persévèrent volontairement dans cette voie, avec leur intérêt personnel comme seule et unique motivation, au mépris des nuisances que cela engendre ». Ces personnes ne ressentent aucune compassion, explique-t-il. Représentant environ 3 % de la population, elles souffrent d’un trouble psychique – pour rappel, Bertrand Piccard est psychiatre – et sont diagnostiquées comme psychopathes.
Selon Bertrand Piccard, un article paru en 2016 de la revue scientifique Crime Psychology Review estimait que dans le monde professionnel, ces personnes sont surreprésentées aux postes à responsabilité, où elles seraient près de 20 %.
La compassion comme condition centrale de la responsabilité
Bertrand Piccard considère donc que l’aptitude à la compassion est essentielle pour la réalisation de la transition écologique, en particulier si elle est conçue comme changement de société et de valeurs. Ce point, rarement évoqué, est primordial et complète idéalement les réflexions sur les implications de la crise écologique en termes de responsabilité, que j’ai évoquées dans deux anciens blogs, l’un sur Günther Anders, l’autre sur Greta Thunberg.
On se comporte de manière responsable, non pas seulement lorsque l’on s’assume soi-même, mais lorsque l’on assume les conséquences de ses actes, en particulier sur autrui. Pour être capable de le faire, il faut comprendre de quelle manière et dans quelle mesure nos actions affectent les autres. C’est là qu’interviennent l’empathie et la compassion, qui nous permettent non seulement de percevoir l’impact de nos décisions et de nos actions sur autrui, mais aussi de nous sentir concerné par cet impact, et finalement d’en tenir compte.
Pendant longtemps, nous avons considéré que nos décisions et actions ayant un impact sur le climat affectaient une entité très abstraite, les « générations futures », pour lesquelles il était difficile de ressentir de l’empathie ou de la compassion. Aujourd’hui, nous constatons que plus personne n’échappe aux impacts de la crise climatique. Et ce sont nos enfants qui en payeront le plus lourd tribut à cause de notre inaction. Dans un tel contexte, nos capacités d’empathie et de compassion devraient nous mener à prendre des décisions plus responsables, que ce soit en termes de choix technologiques ou de comportement.
Cependant, comme le souligne Bertrand Piccard, nous ne sommes pas égaux face à ces changements de technologies et de comportement. Nos marges de manœuvre individuelles varient en fonction de facteurs économiques et sociaux. Ceux-ci peuvent toutefois être adaptés via une évolution des conditions-cadre économiques ou politiques. C’est là que les décideurs entrent en jeu : ils ont les moyens d’augmenter la marge de manœuvre de chacun, en favorisant la mise sur le marché d’alternatives technologiques ou comportementales, et en les rendant accessibles au plus grand nombre.
Mais voilà, s’il se trouve que parmi les décideurs, les personnalités les moins aptes à la compassion, et donc à des prises de décisions responsables, sont surreprésentées, nous sommes mal partis.
Former et sélectionner autrement les décideurs et les décideuses
Cela devrait nous faire réfléchir à la manière dont notre société forme et sélectionne les personnes auxquelles elle confie des responsabilités. Quelles compétences transmet-on aux futurs leaders dans nos Hautes écoles et en particulier dans les écoles de management ? Sur la base de quels critères de sélection ces personnes gravissent-elle les échelons du pouvoir et des responsabilités ? Quelle place est accordée, durant leurs parcours de formation et de carrière, au savoir-être, aux compétences éthiques, aux capacités d’attention, d’écoute, de dialogue et de compréhension d’autrui ? Une réflexion sur ce qu’est véritablement la responsabilité, en particulier dans ses implications envers autrui, est-elle menée sérieusement ?
Ces réflexions devraient en outre amener de l’eau au moulin de celles et ceux qui prônent plus de diversité dans les organes de direction. Notre société a jusqu’ici surtout valorisé l’empathie et la compassion auprès d’un groupe spécifique de personnes, les femmes, et a voué ces compétences à un espace particulier, la vie privée, où les femmes s’occupent de la plus grande partie des tâches dites du « care ». On ne peut en effet s’occuper efficacement d’autrui sans percevoir correctement ses besoins, ni se sentir tenu de les considérer, voire d’y répondre. Le philosophe Hans Jonas, auteur du « Principe Responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique », considérait d’ailleurs que la responsabilité envers le nouveau-né était le paradigme de toute responsabilité. A l’inverse, aujourd’hui encore, l’empathie et la compassion sont trop souvent considérées, chez les hommes, comme de la « sensiblerie ». Nous devons nous demander pourquoi on a si longtemps favorisé la valorisation de telles compétences auprès d’une seule moitié de l’humanité et du seul foyer, alors qu’elles sont à l’évidence essentielles pour tout le monde, ainsi que pour l’ensemble de nos activités.
En dénonçant la surreprésentation, à des postes élevés, de personnes disposant de compétences réduites en matière de compassion, et donc de responsabilité, Bertrand Piccard met le doigt sur un point central. Écoutons-le quand il promeut les solutions technologiques, mais agissons aussi, sur la base de ses réflexions de psychiatre, pour que les personnes à qui nous confions des responsabilités disposent des compétences nécessaires à leur mise en œuvre. Une telle démarche est certainement plus indispensable encore, si nous voulons assister à un véritable changement de société et de valeurs, au-delà des solutions technologiques.