En France, le phénomène des gilets jaunes a émergé en réaction à un projet de hausse du prix de l’essence. Or la révision de la loi sur le CO2, qui sera débattue au Conseil national au début du mois de décembre, comprend également une mesure qui pourrait majorer le prix des carburants. Faut-il pour autant faire un lien entre ces deux situations ?
Elles sont en réalité très différentes. La révolte des gilets jaunes est probablement due à deux facteurs. Tout d’abord, les automobilistes se sentent floués car beaucoup d’entre eux ont l’impression de ne pas pouvoir faire autrement que de prendre leur voiture pour leurs déplacements quotidiens. Ensuite, ces personnes considèrent qu’elles subissent un impôt supplémentaire et injustifié, à un moment où le thème de la justice fiscale est très présent dans le débat politique.
Une hausse des prix doit être assortie de solutions alternatives
En France, le sentiment de ne pas disposer d’alternative à la voiture est souvent justifié. En effet, contrairement à la Suisse, la France s’est concentrée de manière très unilatérale, dans sa politique de transports publics, sur les grands axes, négligeant les transports publics régionaux, au détriment des populations vivant dans les zones périphériques. De plus, les politiques d’encouragement à l’électrification de la mobilité sont, comme en Suisse, encore peu développées. Dans une telle situation, une hausse du prix de l’essence peut difficilement être reçue autrement que comme un piège, que l’on se sente concerné par le changement climatique ou pas.
De fait, pour qu’une telle mesure soit acceptable pour la population et pour qu’elle ait tout simplement un impact d’un point de vue environnemental, il faut qu’elle soit incitative. Cela signifie qu’elle doit pousser la population à modifier son comportement, en adoptant de nouvelles pratiques et de nouvelles technologies propres, permettant de réduire les émissions de CO2. En adoptant ces nouvelles pratiques et ces nouvelles technologies, les particuliers et les entreprises vont échapper à la hausse des prix. C’est là tout le paradoxe des taxes écologiques quand elles sont bien pensées : le but est que les personnes visées ne les payent pas. Evidemment, pour que cela fonctionne, il faut que les pratiques et les nouvelles technologies propres soient disponibles et financièrement abordables. En France, cela n’est pas vraiment le cas vu la faiblesse des transports publics régionaux. Voilà où le bât blesse.
Un exemple qui fonctionne : la taxe CO2 sur le mazout
En Suisse, nous avons mis en place une telle taxe incitative. Il s’agit de la taxe CO2 sur le mazout, qui augmente progressivement en fonction des objectifs de réduction des émissions de CO2. Eh bien ça marche, puisque le domaine du bâtiment est le seul, en Suisse, où des progrès significatifs en matière de réduction de notre impact carbone ont pu être réalisés. Cette taxe, avec la hausse du prix du mazout qu’elle implique, n’a pas suscité de manifestation de rue. En effet, les alternatives existent : ceux qui ne veulent pas être soumis à la taxe peuvent en atténuer l’effet ou même s’en émanciper. Il est par exemple possible de mieux isoler sa maison, pour consommer moins de combustible et ainsi réduire sa facture globale, malgré la taxe. On peut aussi compléter ou remplacer son chauffage aux énergies fossiles par une installation basée sur les énergies renouvelables, qui ne sont pas soumises à la taxe.
Evidemment, ces alternatives impliquent des investissements qui ne sont pas à la portée de toutes les bourses. Pour réduire cette difficulté, une partie des recettes de la taxe CO2 sur le mazout est investie dans des soutiens à l’assainissement énergétique des bâtiments. Ce coup de pouce facilite le passage aux technologies propres. Un plus grand nombre de propriétaires peut faire le pas… et ainsi échapper à la taxe[1].
Une taxe incitative n’est pas un nouvel impôt
Quant au reste des recettes de la taxe CO2 sur le mazout, il est intégralement redistribué à la population, via une ristourne annuelle sur les factures d’assurance-maladie de base, ainsi qu’aux entreprises, par le biais des caisses de compensation AVS. L’Etat ne gagne donc pas un centime dans l’affaire : tout l’argent est redistribué sous forme de subvention ou de versement. Là aussi, la différence avec le système français est importante : chez nous, la hausse du prix du mazout ne correspond en rien à un impôt supplémentaire, que l’on pourrait accuser d’enrichir l’Etat au détriment de la population. Les particuliers comme les entreprises s’y retrouvent en définitive.
En Suisse, la compensation des émissions de CO2 des carburants pourrait augmenter
Mais alors, qu’en est-il de l’essence en Suisse ? Notre pays n’a jamais adopté de taxe CO2 sur l’essence, faute de majorité au parlement ou devant le peuple. Il a cependant mis en place un autre système, dit du centime climatique. Les importateurs de carburant sont tenus de compenser, via des projets de réduction des émissions dont une partie doit être située en Suisse, un pourcentage de l’impact carbone lié à ces carburants[2]. Pour le moment, il ne s’agit que d’un taux de compensation de 10 % (d’ici à 2020). Cependant, la révision de la loi sur le CO2 devrait permettre d’augmenter ce pourcentage. Or les compensations de CO2 ont un coût. A ce stade, il se situe entre un et deux centimes par litre. Si le pourcentage de compensation devait augmenter, ce coût augmenterait lui aussi. Un plafond pourrait cependant être fixé dans la loi. Les Suisses vont-ils descendre dans la rue pour autant ?
Il est possible d’adopter des comportements et des technologies propres
En Suisse, bien plus qu’en France, les alternatives existent. Nous bénéficions d’un réseau de transports publics important et les régions périphériques n’ont pas été aussi négligées, même si des améliorations, dans les agglomérations comme à la campagne, doivent encore être apportées. Par ailleurs, les automobilistes disposent d’une marge de manœuvre quant à la consommation de leur véhicule. Nous disposons de l’un des parcs automobiles les plus émetteurs de CO2 d’Europe, notamment parce que les automobilistes choisissent souvent des véhicules lourds et puissants, qui consomment plus d’essence. Des voitures bien plus efficientes et économes existent sur le marché et devraient être, à l’avenir, privilégiées.
Enfin, l’offre en véhicules électriques va exploser dans les années qui viennent et des modèles beaucoup moins onéreux arrivent sur le marché. Un effort pour renforcer l’infrastructure de recharge en électricité propre doit encore être fait, le plus rapidement possible, dans les cantons et les communes. Bref, les particuliers ont les moyens de réduire l’impact d’une hausse du prix de l’essence, voire d’y échapper, en adoptant des pratiques ou des technologies propres. Le système adopté jusqu’ici pour l’essence est certes moins bon que celui de la taxe CO2 sur le mazout, car il n’y a pas de redistribution des recettes de la taxe via des subventions ou des versements à la population et aux entreprises. Cependant, l’argent lié aux compensations est au moins investi en Suisse, dans des projets de réduction des émissions de CO2, et pourra à l’avenir également être investi dans la transition vers l’électromobilité. Il ne s’agit donc pas d’un impôt supplémentaire, comme le reprochent les gilets jaunes à la proposition de hausse des prix de l’essence en France.
Ne pas agir coûte plus cher que de prendre des mesures pour réduire nos émissions
La mobilité est responsable d’un tiers de nos émissions de CO2. En Suisse, nous ne sommes jamais parvenus, jusqu’ici, à atteindre les objectifs de réduction des émissions de CO2 que nous nous étions fixés. Nous devons apprendre de ces échecs et renforcer les mesures qui se sont avérées insuffisantes hier. Il en va de l’avenir de notre pays, qui est particulièrement touché par les effets du changement climatique, et qui le paye au prix fort. Le rapport Stern l’affirmait déjà en 2006, ne l’oublions pas : le prix de l’inaction, avec les catastrophes climatiques qu’elle implique, est bien plus élevé que celui des mesures permettant de réduire nos émissions de CO2. Ces considérations doivent peser dans la balance, en plus des exigences de responsabilité envers les générations à venir qui sont les nôtres.
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[1]Un système spécifique existe également pour les entreprises, qui leur permet d’échapper à la taxe CO2 sur le mazout tout en réduisant leur impact carbone. Les plus fortement émettrices d’entre elles, si elles ne parviennent pas à réaliser dans l’immédiat les investissements nécessaires pour réduire leurs émissions de CO2, peuvent participer au système d’échange de quotas d’émissions. Quant aux autres, elles peuvent signer avec la Confédération une convention d’objectifs, déterminant la manière dont elles vont réduire leurs émissions de CO2.
[2]La fondation Klik est chargée de soutenir des projets de compensation en Suisse dans ce contexte : https://www.klik.ch/