Gilets jaunes, prix de l’essence et loi sur le CO2 : la problématique est-elle la même en Suisse qu’en France?

En France, le phénomène des gilets jaunes a émergé en réaction à un projet de hausse du prix de l’essence. Or la révision de la loi sur le CO2, qui sera débattue au Conseil national au début du mois de décembre, comprend également une mesure qui pourrait majorer le prix des carburants. Faut-il pour autant faire un lien entre ces deux situations ?

Elles sont en réalité très différentes. La révolte des gilets jaunes est probablement due à deux facteurs. Tout d’abord, les automobilistes se sentent floués car beaucoup d’entre eux ont l’impression de ne pas pouvoir faire autrement que de prendre leur voiture pour leurs déplacements quotidiens. Ensuite, ces personnes considèrent qu’elles subissent un impôt supplémentaire et injustifié, à un moment où le thème de la justice fiscale est très présent dans le débat politique.

Une hausse des prix doit être assortie de solutions alternatives

En France, le sentiment de ne pas disposer d’alternative à la voiture est souvent justifié. En effet, contrairement à la Suisse, la France s’est concentrée de manière très unilatérale, dans sa politique de transports publics, sur les grands axes, négligeant les transports publics régionaux, au détriment des populations vivant dans les zones périphériques. De plus, les politiques d’encouragement à l’électrification de la mobilité sont, comme en Suisse, encore peu développées. Dans une telle situation, une hausse du prix de l’essence peut difficilement être reçue autrement que comme un piège, que l’on se sente concerné par le changement climatique ou pas.

De fait, pour qu’une telle mesure soit acceptable pour la population et pour qu’elle ait tout simplement un impact d’un point de vue environnemental, il faut qu’elle soit incitative. Cela signifie qu’elle doit pousser la population à modifier son comportement, en adoptant de nouvelles pratiques et de nouvelles technologies propres, permettant de réduire les émissions de CO2. En adoptant ces nouvelles pratiques et ces nouvelles technologies, les particuliers et les entreprises vont échapper à la hausse des prix. C’est là tout le paradoxe des taxes écologiques quand elles sont bien pensées : le but est que les personnes visées ne les payent pas. Evidemment, pour que cela fonctionne, il faut que les pratiques et les nouvelles technologies propres soient disponibles et financièrement abordables. En France, cela n’est pas vraiment le cas vu la faiblesse des transports publics régionaux. Voilà où le bât blesse.

Un exemple qui fonctionne : la taxe CO2 sur le mazout

En Suisse, nous avons mis en place une telle taxe incitative. Il s’agit de la taxe CO2 sur le mazout, qui augmente progressivement en fonction des objectifs de réduction des émissions de CO2. Eh bien ça marche, puisque le domaine du bâtiment est le seul, en Suisse, où des progrès significatifs en matière de réduction de notre impact carbone ont pu être réalisés. Cette taxe, avec la hausse du prix du mazout qu’elle implique, n’a pas suscité de manifestation de rue. En effet, les alternatives existent : ceux qui ne veulent pas être soumis à la taxe peuvent en atténuer l’effet ou même s’en émanciper. Il est par exemple possible de mieux isoler sa maison, pour consommer moins de combustible et ainsi réduire sa facture globale, malgré la taxe. On peut aussi compléter ou remplacer son chauffage aux énergies fossiles par une installation basée sur les énergies renouvelables, qui ne sont pas soumises à la taxe.

Evidemment, ces alternatives impliquent des investissements qui ne sont pas à la portée de toutes les bourses. Pour réduire cette difficulté, une partie des recettes de la taxe CO2 sur le mazout est investie dans des soutiens à l’assainissement énergétique des bâtiments. Ce coup de pouce facilite le passage aux technologies propres. Un plus grand nombre de propriétaires peut faire le pas… et ainsi échapper à la taxe[1].

Une taxe incitative n’est pas un nouvel impôt

Quant au reste des recettes de la taxe CO2 sur le mazout, il est intégralement redistribué à la population, via une ristourne annuelle sur les factures d’assurance-maladie de base, ainsi qu’aux entreprises, par le biais des caisses de compensation AVS. L’Etat ne gagne donc pas un centime dans l’affaire : tout l’argent est redistribué sous forme de subvention ou de versement. Là aussi, la différence avec le système français est importante : chez nous, la hausse du prix du mazout ne correspond en rien à un impôt supplémentaire, que l’on pourrait accuser d’enrichir l’Etat au détriment de la population. Les particuliers comme les entreprises s’y retrouvent en définitive.

En Suisse, la compensation des émissions de CO2 des carburants pourrait augmenter

Mais alors, qu’en est-il de l’essence en Suisse ? Notre pays n’a jamais adopté de taxe CO2 sur l’essence, faute de majorité au parlement ou devant le peuple. Il a cependant mis en place un autre système, dit du centime climatique. Les importateurs de carburant sont tenus de compenser, via des projets de réduction des émissions dont une partie doit être située en Suisse, un pourcentage de l’impact carbone lié à ces carburants[2]. Pour le moment, il ne s’agit que d’un taux de compensation de 10 % (d’ici à 2020). Cependant, la révision de la loi sur le CO2 devrait permettre d’augmenter ce pourcentage. Or les compensations de CO2 ont un coût. A ce stade, il se situe entre un et deux centimes par litre. Si le pourcentage de compensation devait augmenter, ce coût augmenterait lui aussi. Un plafond pourrait cependant être fixé dans la loi. Les Suisses vont-ils descendre dans la rue pour autant ?

Il est possible d’adopter des comportements et des technologies propres

En Suisse, bien plus qu’en France, les alternatives existent. Nous bénéficions d’un réseau de transports publics important et les régions périphériques n’ont pas été aussi négligées, même si des améliorations, dans les agglomérations comme à la campagne, doivent encore être apportées. Par ailleurs, les automobilistes disposent d’une marge de manœuvre quant à la consommation de leur véhicule. Nous disposons de l’un des parcs automobiles les plus émetteurs de CO2 d’Europe, notamment parce que les automobilistes choisissent souvent des véhicules lourds et puissants, qui consomment plus d’essence. Des voitures bien plus efficientes et économes existent sur le marché et devraient être, à l’avenir, privilégiées.

Enfin, l’offre en véhicules électriques va exploser dans les années qui viennent et des modèles beaucoup moins onéreux arrivent sur le marché. Un effort pour renforcer l’infrastructure de recharge en électricité propre doit encore être fait, le plus rapidement possible, dans les cantons et les communes. Bref, les particuliers ont les moyens de réduire l’impact d’une hausse du prix de l’essence, voire d’y échapper, en adoptant des pratiques ou des technologies propres. Le système adopté jusqu’ici pour l’essence est certes moins bon que celui de la taxe CO2 sur le mazout, car il n’y a pas de redistribution des recettes de la taxe via des subventions ou des versements à la population et aux entreprises. Cependant, l’argent lié aux compensations est au moins investi en Suisse, dans des projets de réduction des émissions de CO2, et pourra à l’avenir également être investi dans la transition vers l’électromobilité. Il ne s’agit donc pas d’un impôt supplémentaire, comme le reprochent les gilets jaunes à la proposition de hausse des prix de l’essence en France.

Ne pas agir coûte plus cher que de prendre des mesures pour réduire nos émissions

La mobilité est responsable d’un tiers de nos émissions de CO2. En Suisse, nous ne sommes jamais parvenus, jusqu’ici, à atteindre les objectifs de réduction des émissions de CO2 que nous nous étions fixés. Nous devons apprendre de ces échecs et renforcer les mesures qui se sont avérées insuffisantes hier. Il en va de l’avenir de notre pays, qui est particulièrement touché par les effets du changement climatique, et qui le paye au prix fort. Le rapport Stern l’affirmait déjà en 2006, ne l’oublions pas : le prix de l’inaction, avec les catastrophes climatiques qu’elle implique, est bien plus élevé que celui des mesures permettant de réduire nos émissions de CO2. Ces considérations doivent peser dans la balance, en plus des exigences de responsabilité envers les générations à venir qui sont les nôtres.

[1]Un système spécifique existe également pour les entreprises, qui leur permet d’échapper à la taxe CO2 sur le mazout tout en réduisant leur impact carbone. Les plus fortement émettrices d’entre elles, si elles ne parviennent pas à réaliser dans l’immédiat les investissements nécessaires pour réduire leurs émissions de CO2, peuvent participer au système d’échange de quotas d’émissions. Quant aux autres, elles peuvent signer avec la Confédération une convention d’objectifs, déterminant la manière dont elles vont réduire leurs émissions de CO2.

[2]La fondation Klik est chargée de soutenir des projets de compensation en Suisse dans ce contexte : https://www.klik.ch/

 

Loi sur le CO2 : le Conseil national prendra-t-il ses responsabilités face au changement climatique ?

En octobre dernier, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) appelait les gouvernements à prendre des mesures sans précédent pour réduire nos émissions de CO2, afin de maintenir le réchauffement climatique en dessous des deux degrés. Au même moment, la commission de l’environnement travaillait sur la révision de la loi sur le CO2.

Un projet de loi qui est loin du compte

Le Conseil national traitera de la révision de cette loi à la session de décembre. Le projet initial du Conseil fédéral, qui vise à réduire nos émissions de 50 % d’ici à 2030, était déjà insuffisant[1]. Le Conseil fédéral n’a en effet pas adapté son projet au nouveau plafond de 1,5 degrés que l’accord de Paris a déterminé pour le réchauffement climatique. Son projet implique même un ralentissement du rythme de réduction de nos émissions de CO2 par rapport aux objectifs que la Suisse s’est fixés jusqu’ici, alors que les scientifiques nous exhortent à prendre des mesures drastiques et ayant un impact rapide. La commission de l’environnement, qui s’est emparée ensuite du dossier, ne l’a malheureusement guère amélioré.

L’impact climatique du secteur financier ignoré

L’une des innovations de l’accord de Paris est de tenir compte de l’impact climatique des investissements. L’accord exige formellement que les flux financiers contribuent à la réduction de nos émissions de CO2. Autrement dit, ils ne devraient plus être investis dans les énergies fossiles, mais redirigés vers les technologies propres. La Suisse a un rôle significatif à jouer en la matière, en tant que place financière majeure. En effet, les seuls investissements de notre Banque nationale doublent le bilan carbone du pays et l’impact total de notre place financière multiplie nos émissions de CO2 par vingt.

Or le projet du Conseil fédéral ne cite même pas le secteur financier et la commission de l’environnement a refusé toutes les propositions allant dans ce sens. Pourtant, l’accord de Paris exigerait au minimum que l’on fixe pour le secteur financier des exigences de transparence en matière d’impact climatique, ainsi qu’un objectif de réduction des émissions de CO2. Cet objectif pourrait figurer dans une convention, qui imposerait des sanctions ou des mesures contraignantes pour le cas où il ne serait pas atteint via un engagement librement consenti.

Des mesures insuffisantes dans le domaine de la mobilité et de l’aviation

En matière de mobilité, la politique climatique de la Suisse a jusqu’ici été un échec, alors que ce domaine est responsable d’un part importante de nos émissions. Non seulement nous avons l’un des parcs automobiles les plus émetteurs de CO2 d’Europe, mais les objectifs que nous nous sommes fixés pour réduire nos émissions de CO2 dans ce domaine n’ont pas été atteints. La faute à des mesures lacunaires. La Suisse reprend certes depuis quelques années les prescriptions européennes, qui fixent une moyenne maximale d’émissions de CO2 pour les voitures nouvellement immatriculées. Mais le système fonctionne mal, puisque de nombreux importateurs ne respectent pas ces moyennes, préférant payer des amendes plutôt que de faire évoluer leur offre.

Par ailleurs, même si les voitures deviennent plus efficientes, ce gain est compensé par le fait qu’elles sont de plus en plus nombreuses et roulent un plus grand nombre de kilomètres. Rien de bien surprenant alors que l’essence, dont un prix plus élevé pourrait inciter à un usage plus rationnel des véhicules, n’est pas soumise à une taxe sur le CO2. Ni le Conseil fédéral, ni la commission de l’environnement ne veulent en entendre parler. Seule mesure allant dans ce sens : les compensations des émissions de CO2 imposées aux importateurs de carburants pourraient augmenter, ce qui aurait un impact sur le prix de l’essence.

C’est cependant aussi, pour les trajets qui ne peuvent être faits à pied, à vélo ou en transports publics, la transition vers l’électromobilité qui devrait être mieux encouragée. Or tant le Conseil fédéral que la commission de l’environnement manquent d’ambition en la matière. Outre l’installation d’une infrastructure de recharge plus performante, il faudrait déterminer une date à partir de laquelle les systèmes de motorisation basés sur les énergies fossiles ne pourraient plus être acceptés pour les nouveaux véhicules mis sur le marché. Le gouvernement norvégien veut interdire la vente de véhicules équipés d’un moteur à combustion à partir de 2025. Aux Pays-Bas, la Chambre basse du Parlement a adopté une proposition similaire. Enfin, le ministre de l’énergie indien vise un parc automobile 100 % électrique en 2030. Qu’attend donc la Suisse pour faire preuve de la même ambition ?

La mobilité, c’est aussi l’aviation, qui représente en Suisse 18 % de notre impact carbone. Les Suisses volent nettement plus que leurs voisins européens : 9’000 km par an et par personne en moyenne. Or non seulement le kérosène n’est pas soumis à une taxe CO2, mais il est même favorisé fiscalement[2]. Nous le savons tous : le prix des vols est scandaleusement bas et incite à une boulimie d’aviation au détriment du climat. Cela doit cesser. De nombreux pays en Europe imposent une taxe sur les billets d’avions[3]. La Suisse doit en faire de même et (re)développer, avec ses voisins européens, des alternatives comme les trains de nuit. En commission, une proposition de taxe sur les billets d’avion, dont une partie des recettes pourrait être affectée à la prévention et à la maîtrise des dommages liés aux changements climatiques, a malheureusement échoué de peu.

A ce stade des débats, seule l’intégration de l’aviation dans le système européen d’échange de quotas d’émissions est envisagé. Or on sait que cette mesure n’aura qu’un très faible impact, puisqu’elle ne concerne que les vols européens et que le prix du CO2 sur le marché est actuellement trop bas pour déboucher sur une véritable réduction des émissions.

Un bilan mitigé en matière de bâtiment

Le domaine du bâtiment est exemplaire en matière de politique climatique. Depuis 1990, nous sommes en effet parvenus à en réduire les émissions d’un quart, grâce à des mesures d’assainissement du bâti existant et à des prescriptions pour les nouvelles constructions. Ce bon résultat est lié à une mesure qui a fait ses preuves : le mazout est soumis à une taxe CO2, dont les recettes sont en partie redistribuées à la population et aux entreprises et en partie investies pour soutenir l’assainissement énergétique des bâtiments existants. Grâce à ces mesures, la plupart des nouvelles constructions misent aujourd’hui sur les énergies renouvelables.

Cependant, l’assainissement énergétique du bâti existant est bien trop lent et, surtout, on remplace encore deux fois sur trois les anciens systèmes de chauffage à mazout par de nouvelles installations du même genre, qui émettront du CO2 pendant plusieurs dizaines d’années. Puisque les alternatives existent, il serait judicieux d’interdire dès aujourd’hui ou le plus rapidement possible l’installation de nouveaux chauffages à mazout[4]. Malheureusement, c’est une mesure, pourtant simple et efficace, dont la commission de l’environnement ne veut pas. On pourrait par ailleurs augmenter la part des recettes de la taxe CO2 affectée au soutien de l’assainissement énergétique du bâtiment, qui est aujourd’hui limitée à 30 %. Cela permettrait d’accélérer le rythme des rénovations. Actuellement, seul 1 % du bâti est assaini chaque année. D’après les évaluations de Swisscleantech et de l’économiste Lucas Bretschger de l’ETH, ce pourcentage devrait être multiplié par un facteur de 2 à 4 pour respecter une limitation du réchauffement à 1,5 degrés.

La commission de l’environnement a néanmoins tout de même pris une décision positive : elle a prolongé le programme de soutien à l’assainissement énergétique des bâtiments, qui devait être limité à 2025, jusqu’à 2030. La taxe CO2 sur le mazout devrait en outre pouvoir être augmentée.

Un marché d’échange de quotas d’émissions insatisfaisant

L’économie suisse émet également du CO2, même si nous avons externalisé une bonne partie de notre impact carbone, en important un grand nombre de matières premières et de produits finis dont les émissions sont comptabilisées dans leur pays d’extraction ou de production. Les émissions de la Suisse dans ce domaine ont pu être réduites de 17 % depuis 1990, ce qu’il faut néanmoins saluer. Le système actuel permet aux entreprises d’être exemptées de la taxe CO2 sur le mazout si elles participent au système d’échange de quotas d’émissions ou s’engagent dans le cadre de conventions d’objectifs avec la Confédération à réduire leurs émissions. Ce système fonctionne.

Les réductions d’émissions de CO2 réalisées concrètement et localement, notamment dans le cadre de conventions d’objectifs, sont cependant préférables à des échanges ou compensations réalisées dans le cadre d’un système de marché de quotas d’émissions, dont on ne sait jamais si les compensations sont vraiment additionnelles. Ces compensations ont en outre souvent lieu à l’étranger. Or la Suisse a tout intérêt à investir sur place dans l’innovation, pour moderniser son système de production et ses entreprises[5]. A ce stade, le prix trop bas du carbone, ainsi que les droits d’émissions trop nombreux, n’incitent d’ailleurs guère ces dernières à investir pour réduire directement leurs émissions. C’est pourquoi le projet de coupler le système d’échange de quotas d’émissions suisse au système européen doit être évalué de manière critique. Pour le moment, rien ne nous garantit qu’il débouche sur un impact effectif. Les conventions d’objectifs, assorties à des mesures de réduction des émissions de CO2 concrètes et localement ancrées, sont dès lors à privilégier.

Des incertitudes en matière d’agriculture, de déchets, de captation et de stockage de CO2

Plusieurs secteurs ne sont traités que de manière très superficielle par la loi sur le CO2. L’agriculture bénéficie en particulier d’une politique climatique séparée, avec ses objectifs propres. La politique agricole qui nous mènera jusqu’en 2022 vient d’être mise en consultation et il faudra analyser attentivement son impact en termes de préservation du climat. Jusqu’ici, la Suisse peine notamment à faire le lien entre climat et choix alimentaire. Or nous mangeons trop de viande, pour notre santé comme pour notre environnement. Pourtant, la Confédération continue à subventionner la consommation de produits carnés via des soutiens à Pro Viande. Et la simple idée de sensibiliser la population à l’impact sanitaire, environnemental et climatique de notre surconsommation de viande se heurte à une forte opposition au parlement.

Un autre domaine offre des perspectives encore incertaines en matière de réduction de nos émissions de CO2. Les Suisses font partie des plus gros producteurs de déchets à l’échelle européenne, même si nous en recyclons une partie croissante. Ces déchets émettent de plus en plus de CO2. L’incinération de quantités importantes de plastiques – issus des énergies fossiles – est notamment à incriminer[6]. La commission de l’environnement a certes décidé de citer les déchets dans la loi sur le CO2, mais tout reste encore à faire pour que des mesures concrètes soient prises dans ce domaine.

Enfin, le dernier rapport du GIEC montre que, dans tous les scénarios évoqués, la captation et le stockage de CO2 devront jouer un rôle. Or là aussi, la loi sur le CO2 en dit très peu. Plusieurs options s’offrent à nous, les plus sûres d’entre elles consistant à stocker le CO2 dans les forêts ou le bois, ce qui impliquerait une stratégie spécifique en matière de politique forestière et d’utilisation de ce matériau, ou encore dans le sols, ce qui nécessiterait une réorientation de notre politique agricole. D’autres techniques sont en cours d’étude, par exemple pour capter le carbone à la sortie de certaines installations, puis le stocker en sous-sol. Ces procédés sont encore très hypothétiques et leurs risques comme leurs coûts doivent être évalués attentivement. Toutes les pistes doivent être étudiées. En effet, les faibles résultats, du moins jusqu’ici, des quelques mesures de réduction de nos émissions de CO2 que nous sommes parvenus à prendre, nous condamnent à ne négliger aucune possibilité.

Le projet de révision de la loi sur le CO2 doit impérativement être amélioré

A deux semaines du traitement de la loi sur le CO2 par le Conseil national, il faut souhaiter que le projet sera amélioré. Ce n’est pas impossible, car la commission de l’environnement a pris plusieurs décisions à une faible majorité. On peut donc garder l’espoir que quelques lacunes de ce texte, aujourd’hui très insuffisant, seront comblées. Ne l’oublions pas : l’avenir de nos enfants dépend des décisions que nous prenons aujourd’hui.

[1]Les objectifs que se sont actuellement fixés les pays signataires de l’accord de Paris sont aussi globalement insuffisants et mettent notre planète sur la trajectoire d’un réchauffement de 3 à 4 degrés.

[2]Les vols internationaux sont exemptés de la TVA et de la taxe sur les huiles minérales.

[3]C’est le cas de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Autriche, de l’Angleterre, de la Suède et de la Norvège.

[4]Le canton de Bâle-Ville applique aujourd’hui déjà une règle similaire : les chauffages fonctionnant aux énergies fossiles doivent, lorsqu’ils sont en fin de vie, être remplacés par des chauffages fonctionnant aux énergies renouvelables. La Norvège interdira elle aussi l’installation de nouveaux chauffages à mazout dès 2020.

[5]Pour cette même raison, il faudrait éviter de manière générale, contrairement à ce que propose le Conseil fédéral et une majorité de la commission de l’environnement, de permettre une trop grande réalisation de notre objectif général de réduction à l’étranger.

[6]Plusieurs interventions parlementaires sont pendantes dans ce domaine, dont un postulat de ma part : https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20183196

 

Au-delà des vaches à cornes : quel élevage voulons-nous à l’avenir ?

Le 25 novembre, nous voterons pour savoir si les éleveurs qui laissent leurs cornes à leur bétail pourront recevoir des subventions à cet effet. Le sujet peut paraître folklorique. Pourtant, à partir d’une question très spécifique, l’initiative pour les vaches à cornes nous laisse entrevoir le débat plus fondamental que nous aurons prochainement sur l’avenir de l’élevage.

La loi exige de protéger la dignité et le bien-être animal

Notre loi sur la protection des animaux est stricte, du moins dans son énoncé. Elle vise à protéger la dignité et le bien-être des animaux (article 1 LPA). Cela signifie, entre autres, que la valeur propre de l’animal doit être respectée, qu’il ne doit pas subir des interventions qui modifient profondément ses capacités et qu’il ne doit pas être instrumentalisé de manière excessive. Les fonctions corporelles et le comportement des animaux ne devraient pas être perturbés, ni leur capacité d’adaptation biologique sollicitées de manière excessive. Les animaux doivent ainsi pouvoir se comporter conformément à leur espèce. Enfin, les douleurs, maux, dommages et anxiétés doivent leur être épargnés (article 3 LPA).

Une étude récente de la Faculté Vetsuisse de l’Université de Berne a montré que l’écornage impliquait des souffrances pour les animaux. Par ailleurs, on sait que les cornes jouent un rôle dans les relations sociales et hiérarchiques des bêtes[1]. Ces considérations, mises en rapport avec les exigences de la loi sur la protection des animaux, devraient déjà nous inciter à soutenir l’initiative pour les vaches à cornes, puisqu’elle répond de manière cohérente aux bases légales en vigueur en matière de protection des animaux. Elle est même particulièrement modérée, puisqu’elle n’interdit rien, mais récompense seulement les agriculteurs qui laissent leurs cornes à leur bétail.

L’écornage est le symptôme d’une intensification de l’élevage

Mais la discussion ne s’arrête pas là. Selon l’ordonnance de la loi sur la protection des animaux, ceux-ci doivent être traités et détenus de manière à respecter les besoins de leur espèces : ni leurs fonctions corporelles, ni leur comportement ne doivent être gênés (article 3 OPAn). Or pourquoi écorne-t-on les vaches ? Pour minimiser les risques de blessures lorsqu’elles sont détenues en grand nombre[2]. L’écornage est dès lors le résultat d’une démarche qui va à l’opposé des exigences de la loi sur la protection des animaux. Plutôt qu’adapter les conditions de soins et de détention aux besoins de l’espèce, on adapte l’animal lui-même aux structures de détention. Ainsi, il est possible de détenir un plus grand nombre d’animaux dans une même surface.

L’écornage n’est donc qu’un symptôme, parmi bien d’autres, d’une tendance à l’intensification de l’élevage, qui se fait souvent au détriment du bien-être et de la dignité des animaux. Chaque année en Suisse, 50 millions d’animaux sont élevés et abattus, après une vie qui ne dépasse souvent pas quelques mois, pour répondre à notre appétit pour la viande. Lorsqu’on élève autant de bêtes, dans un pays où la concurrence pour l’usage des sols est très élevée, la pression est forte pour concentrer les animaux dans des espaces les plus restreints possibles. La pression est aussi forte sur les prix, ce qui permet d’ailleurs une consommation aussi élevée de viande (cinquante kilos par personne et par année). Les produits locaux sont soumis à la concurrence d’importations à bon marché, issues d’élevages qui ne correspondent en rien à nos standards. Ceci exige un effort de rentabilité permanent de la part des paysans. Les plus petites exploitations disparaissent ainsi au profit d’exploitations plus importantes, où se concentrent un plus grand nombre d’animaux.

Dans un tel contexte, ce n’est pas seulement l’écornage des vaches que l’on doit dénoncer, mais aussi la situation de poulets élevés dans des halles par dizaines de milliers, à raison de dix-sept poulets par mètre carré, ou de porcs dont on tolère la détention d’une dizaine d’individus sur une surface équivalente à une place de parking. Nombre de ces animaux n’auront jamais l’occasion, durant leur courte vie, de s’ébattre librement dans un champ, à la lumière du soleil, comme nous le représente pourtant systématiquement la publicité. Une agriculture familiale, à taille humaine et localement ancrée, où les paysans connaissent bien leurs bêtes, est aussi mise à mal.

Un élevage respectueux des animaux sert aussi notre santé, le climat et la biodiversité

Aujourd’hui, le degré de sensibilité et d’information du public évolue rapidement sur ces questions[3]. Une initiative populaire contre l’élevage intensif a été lancée en juin 2018. Elle demande que les exigences de l’agriculture biologique soient imposées en Suisse à l’ensemble de l’élevage, dans un délai de vingt-cinq ans[4]. On n’a donc pas fini de parler du bien-être animal dans l’agriculture : après celui des vaches, c’est le sort de l’ensemble des animaux de rentes qui va occuper les citoyens suisses.

Ce débat dépasse d’ailleurs largement la question de la bientraitance animale. Il y a un lien entre notre surconsommation de viande et la production intensive. Pour sortir de cette dernière, nous devrons vraisemblablement réduire notre consommation à un degré plus raisonnable. Ce faisant, nous pourrons plus facilement nous offrir des produits carnés locaux, de bonne qualité et respectant des critères de bien-être animal élevés. De plus, nous améliorerons notre santé et notre qualité de vie, puisque nous consommons actuellement entre deux à quatre fois trop de viande, d’un point de vue strictement sanitaire[5]. Nous contribuerons aussi à la lutte contre le réchauffement climatique, puisque l’élevage émet à l’échelle mondiale autant de CO2 que le secteur des transports. Enfin, nous nous engagerons pour la biodiversité, car un élevage à plus petite échelle, suivant les critères de l’agriculture biologique, se base sur les ressources locales et évite l’importation de produits issus de la déforestation, comme le soja, pour nourrir les animaux de rente.

Réjouissons-nous donc de voter sur les vaches à cornes, car cette discussion n’a rien d’anecdotique. Elle inaugure au contraire un débat démocratique plus vaste. La vraie question est de savoir quel type d’élevage nous voulons en Suisse à l’avenir.

[1]Pour tout savoir sur le rôle des cornes chez les bovins, cette excellente brochure du FIBL intitulée « L’importance des cornes chez la vache » : https://shop.fibl.org/CHfr/mwdownloads/download/link/id/736/?ref=1

[2]« Un animal a besoin de plus ou moins d’espace, selon qu’il a des cornes ou non. Dans le cas d’animaux à cornes, la distance que les individus de rang inférieur observent vis-à-vis de ceux de rang supérieur varie de un à trois mètres. Sans cornes, cette distance est d’au maximum un mètre. », Brochure du FIBL « L’importance des cornes chez la vache », page 11.

[3]Selon un sondage Isopublic, 87% des Suisses jugent le bien-être des animaux dans l’agriculture «important» ou «très important».

[4]https://massentierhaltung.ch/fr/

[5]Il s’agit des conclusions d’une enquête de l’Institut de médecine sociale et préventive de l’Université de Lausanne, menée sur mandat de l’Office fédéral de la santé publique.