Autour du vote du Gothard : les phantasmes cachés de notre mobilité

A la veille de la décision populaire sur le doublement du tunnel routier du Gothard, j’aimerais partager cette réflexion élaborée lors de ma première vie de philosophe. Elle illustre nos difficultés à faire évoluer notre mobilité. En espérant que le peuple fera malgré tout le bon choix demain, pour la préservation de notre magnifique espace alpin comme du climat.

En Suisse, certaines politiques environnementales ont enregistré de progrès conséquents ces dernières décennies. Pourtant, l'écologisation de notre mobilité s'achoppe à des obstacles tenaces. Le discours écologiste peine à s'imposer dans ce domaine plus que dans d’autres, alors que les enjeux climatiques sont connus de tous. Ces difficultés sont peut-être dues au fait que la mobilité n'est pas une activité humaine comme les autres. Je voudrais mettre ici à jour quelques notions philosophiques qui sous-tendent notre attitude contemporaine face au mouvement.

Le puissant désir de mobilité qui nous habite nous renvoie de fait à un phantasme collectif millénaire, propre à la civilisation occidentale, celui de la radiation de la matière et de sa structure inhérente, l’espace-temps. Depuis l'Antiquité de Platon, l’homme aspire au dépassement de la matérialité, perçue comme une condamnation, un obstacle ou un leurre. Si ce dernier s'effectuait autrefois par le biais de la valorisation de l'immutabilité, la modernité – épaulée par l'émergence des technologies de la vitesse – a changé la donne. Désormais, le dépassement de la condition incarnée et donc périssable de l'homme passe par le culte du mouvement.

Dans la mobilité et dans la vitesse, les limites de la matière et de l'être corporel semblent en effet se briser: il n'y a plus de durée ni de distance. La matière se dissout en pure énergie cinétique. L'espace-temps rétrécit et tout paraît enfin à notre portée: c'est là le deuxième phantasme attaché à la mobilité, phantasme de domination et de mainmise absolue sur le monde matériel. La notion de mobilité est en effet à mettre en rapport avec celle de mobilisation : l'énergie doit non seulement être libérée, mais aussi et surtout mise à notre disposition, maîtrisée dans ses flux. Nous désirons que le monde cesse de nous opposer sa résistance. Il est appelé à se mettre à notre service, sans délai ni intervalle. Cette utopie est du reste au fondement du libéralisme et de son corollaire, la mondialisation, qui consacrent la mobilité infinie et généralisée des marchandises, des personnes et des capitaux. Les valeurs financières ne peuvent être conçues comme des entités en repos: le mouvement est le principe même de leur existence.

Cette fuite en avant, derrière laquelle se cache l'éternelle révolte de l'homme contre sa propre finitude, comporte pourtant sa part d'ombre. L'émancipation de la structure espace-temps reste illusoire et débouche sur de nouvelles dépendances. La mobilité illimitée porte avec elle, au-delà de l'ivresse, l'asservissement à ses supports techniques, qui nous dictent leur rythme propre et rendent nécessaires des moyens de contrôle qui réduisent très largement notre autonomie. Elle débouche surtout sur une banalisation profonde de l'espace et du temps. L'exotisme et le lointain n'existent plus véritablement et l'omniprésence entraîne la disparition de l'autre. Il n'y a plus d'extériorité spatiale, le monde entier est endogène. Nous perdons le sentiment du lieu, voire de la réalité même de l'espace. Le milieu géographique et, en dernière instance, la nature sont disqualifiés. Egalement mortifère est la radiation de la durée. Sans temporalité, plus de mémoire. Sans lenteur, plus de pensée. La vitesse tue la réflexion. Dans l'immédiateté, il n'y a plus de conséquence à nos actes, plus d'espace pour la responsabilité. La civilisation de la mobilité et de la vitesse est aussi celle de l'oubli.

Les conséquences désastreuses de notre mobilité sur l'environnement apparaissent dès lors sous un nouvel angle. Elles sont les suites logiques d'une vision du monde qui rejette un espace naturel conçu comme obstacle, et dont l'aspiration à l'instantanéité abolit toute possibilité de préoccupation pour l'avenir. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre notre incroyable attachement aux instruments de la mobilité. La voiture n'est en effet pas seulement un moyen de transport. Elle est aussi le support quotidien de notre lutte désespérée contre l'insoutenable résistance de l'espace-temps, théâtre cruel de notre finitude.

Texte publié dans la revue de l'ATE Leonardo en 2003.

 

Climat : de belles promesses à la COP21, et après ?

Nous nous sommes réjouis des résultats de la COP21. Un accord global a vu le jour et la communauté internationale s’est même fixé un objectif de limitation du réchauffement climatique plus exigeant de 1,5 degré. Cet accord doit cependant maintenant être validé dans chaque pays, des objectifs nationaux et des plans de mesures déterminés, puis mis en œuvre sur le terrain. Sans cela, le succès de la COP21 ne sera que de la théorique.

 

Or en Suisse comme ailleurs, rien n’est joué. Notre pays a certes été parmi les premiers à annoncer ses propres objectifs de réduction des émissions de CO2. Mais l’Organe consultatif sur les changements climatiques du Conseil fédéral a déjà estimé qu’ils étaient insuffisants. Jusqu’ici, la Suisse n’est d’ailleurs parvenue à respecter ses engagements internationaux qu’en achetant des certificats de droits d’émission de CO2 à l’étranger. A l’interne, nous avons bien réussi à maîtriser nos émissions liées au chauffage. Par contre, celles qui sont dues au trafic n’ont cessé d’augmenter.

 

La Suisse, comme place financière majeure, a en outre une responsabilité importante dans les investissements favorisant les émissions de CO2. La Revue durable a estimé que le placement de 10'000 CHF dans une banque ou un fonds de pension doublait l’empreinte carbone moyenne d’un individu. Enfin, nous sommes responsables des émissions liées à la production à l’étranger et au transport des très nombreux biens que nous importons. Pourtant, tant les investissements que nos émissions « grises » échappent à notre politique climatique.

 

La stratégie énergétique 2050 devrait certes apporter quelques améliorations. L’augmentation de la taxe CO2 sur le mazout et des soutiens à l’assainissement énergétique du bâtiment est en particulier bienvenue, car au rythme actuel, il faudrait un siècle pour améliorer l’isolation et les systèmes de chauffage du bâti existant. Cependant, les mesures prévues en matière de mobilité sont faibles : la Suisse se limite à reprendre les normes européennes d’émissions de CO2 pour les véhicules. Or, malgré la présence sur le marché de nouveaux modèles plus écologiques et efficients, nous avons toujours l’un des parcs automobiles les plus polluants d’Europe et nous roulons trop.

 

La deuxième phase de la stratégie énergétique, qui vise à instaurer une fiscalité écologique, est maintenant à l’ordre du jour de la commission de l’environnement du Conseil national. Mais elle est très contestée et n’apportera vraisemblablement pas de grand progrès en matière de politique climatique. Elle prévoit la possibilité pour le Conseil fédéral de taxer les différentes sources d’énergie et d’en redistribuer les recettes à la population, mais elle exclut pour le moment une taxation écologique de l’essence. Et elle impliquerait la suppression des soutiens à l’assainissement énergétique des bâtiments.

 

Si rien de plus n’est entrepris, les belles paroles de la COP21 risquent donc de rester sans suite. Le Conseil fédéral devrait présenter ses propositions d’adaptation de la Loi sur le CO2 ce printemps. Sera-t-il à la hauteur du défi ? Il faut l’espérer, d’autant plus que l’enjeu n’est pas seulement environnemental. Nous dépensons chaque année plus de 10 milliards de francs pour importer de l’énergie fossile. Et la « bulle carbone » est désormais dénoncée comme un danger pour les investisseurs. Dans cette perspective, notre indispensable émancipation des énergies fossiles doit aussi être considérée comme une chance.