Les écolos ont-ils le droit de manger de la viande en public ?

Si vous avez lu ou écouté les médias, ou fréquenté les réseaux sociaux ces derniers jours, vous n’avez pas pu échapper à la polémique : les Verts genevois ont fait voter leur assemblée, pour décider si leurs futurs élues et élus cantonaux pourraient, oui ou non, manger de la viande lors des repas officiels.

Une polémique qui nous détourne des véritables problèmes

Les malheureux ont tendu le bâton pour se faire battre. Le débat à l’interne a été serré et, à l’externe, les réactions scandalisées ont fusé. « Voilà de l’écologie punitive, quelle insupportable atteinte aux libertés individuelles, ce n’est qu’un début, attendez-vous à ce que les écolos s’en prennent aussi à vous » ont crié les plus libéraux. « Quelle hypocrisie, les élues et élus verts genevois devront peut-être se priver de viande lorsqu’ils seront en fonction, mais ils pourront continuer à manger tout ce qu’ils veulent en privé » ont critiqué les autres.

De telles polémiques ont le défaut de nous faire passer à côté du vrai débat. Car notre surconsommation de viande est sujet sérieux, dont il faut parler sans tabou. La question que nous devrions nous poser n’est pas de savoir si les futurs élues ou élus verts genevois devraient ou ne devraient pas manger de la viande lors des repas officiels. La véritable question est de savoir comment nous allons réduire l’impact considérable de notre alimentation sur l’environnement et sur le climat, car c’est un enjeu collectif majeur, et comment chacune et chacun d’entre nous peut y contribuer.

Consommation de viande et climat : quatre bonnes nouvelles

En 2019, le GIEC publiait un rapport intitulé « Climate Change and Land », montrant que nous ne parviendrons pas à atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sans réduire nos émissions dans le domaine de l’alimentation. Or la moitié de son impact est lié à notre consommation de viande. Celle-ci doit impérativement être réduite, en particulier dans les pays développés. Selon Edouard Davin, l’un des principaux auteurs de ce rapport, la quantité moyenne de viande que nous devrions consommer pour être en ligne avec l’objectif de 1,5 degré est de 15 kg par personne et par année. En Suisse, on en est loin. La moyenne de viande consommée dans notre pays s’est stabilisée autour des 50 kg par personne et par année.

La recommandation du GIEC signifie malgré tout plusieurs bonnes nouvelles. La première est que tout le monde n’a pas besoin de devenir végétarien ou végane pour respecter notre environnement et notre climat. On ne nous demande pas de révolutionner notre régime alimentaire, mais seulement de l’adapter, ce qui n’est pas si difficile. Deuxième bonne nouvelle : cela permettrait de maintenir en Suisse une production de viande plus restreinte et respectueuse de la nature, accessible pour toutes et tous puisque la consommation serait moindre, et rémunératrice pour nos agriculteurs, car il s’agirait d’une production de qualité. C’est important pour notre pays, car nous disposons de vastes pâturages qui, à partir d’une certaine altitude, se prêtent mal à d’autres types de production que l’élevage. Ces pâturages permettent, outre la production de viande, celle de laitages, très appréciés dans notre pays, et font partie de nos paysages.

Troisième bonne nouvelle : en réduisant la consommation et la production de viande, on contribue à résoudre, outre les enjeux climatiques, ceux de la surfertilisation des sols et des eaux, mais aussi les problèmes d’impact de l’élevage en matière d’aménagement du territoire (construction de grandes halles, en particulier pour les cochons et les poulets), ainsi que de bien-être animal. La surconsommation actuelle mène en effet à un élevage de type industriel, y compris en Suisse. Dans notre pays, 50 % des porcs ne voient jamais le soleil, ni ne sentent la terre ou l’herbe sous leurs pattes. Les cochons peuvent ne disposer que de 1 mètre carré par animal, et l’exploitant peut détenir jusqu’à 1’500 animaux. 90 % des poulets que nous mangeons ou dont nous mangeons les œufs vivent dans des grandes halles et ne voient jamais le soleil, ni ne trottent jamais dans les vergers qui figurent sur certaines étiquettes. Un exploitant peut détenir jusqu’à 27’000 poulets à viande et 18’000 poules pondeuses. En consommant moins de viande, nous pourrions offrir aux animaux que nous mangeons de meilleures conditions de vie.

Il y a enfin une quatrième bonne nouvelle. Les recommandations du GIEC vont dans le même sens que celles de la Société suisse de nutrition, qui préconise, pour des raisons de santé publique, de limiter la consommation de viande à une petite portion (environ 100 grammes) deux à trois fois par semaine. Respecter le climat n’exige donc pas un régime qui mettrait notre santé en danger : c’est le contraire qui est vrai.

Renforcer la sécurité alimentaire de notre pays

La surconsommation de viande ne pose pas seulement des problèmes environnementaux et de santé publique. Elle génère aussi l’utilisation de grandes surfaces de terres agricoles et, dans un pays comme le nôtre où les terres sont rares, nous rend plus dépendants des importations. En Suisse, notre consommation de viande dépasse de loin ce que nous pouvons produire sur place, même si plus de 80 % de la viande que nous mangeons est issue d’animaux élevés dans nos frontières. Nous utilisons déjà la moitié de nos terres arables pour les nourrir, ce qui réduit notre sécurité alimentaire. Ces terres pourraient en effet fournir bien plus de nourriture si elles étaient utilisées, au moins en partie, pour produire des aliments végétaux, dont des protéines végétales, nourrissant directement les êtres humains. On peut en effet produire cinq portions de nourriture végétale sur la surface nécessaire à la production d’une seule portion d’escalope de porc, selon Bio Suisse. Les grandes surfaces de terres utilisées pour produire de la viande dans notre pays nous mènent à devoir importer plus d’aliments pour nous nourrir.

Mais ce n’est pas tout. Même en utilisant une si grande partie de nos terres arables, nous ne parvenons pas à nourrir tous les animaux de rente que nous consommons, en particulier les poulets et les porcs. La moitié des aliments concentrés utilisés pour les nourrir doit donc être importée, ce qui réduit encore une fois notre sécurité alimentaire. C’est le Conseil fédéral qui l’affirme : pour renforcer notre taux d’auto-approvisionement et notre résilience face aux crises alimentaires, l’un des moyens les plus efficaces est de réduire notre consommation de viande.

La responsabilité individuelle de toutes et tous est engagée

Une fois le problème constaté, l’étape suivante est de se demander ce que nous pouvons faire pour le résoudre. Comment réduire la quantité de viande que nous consommons et profiter des nombreux avantages que cela génèrerait sur le climat, l’environnement, le bien-être animal, la santé publique et la sécurité alimentaire ? On peut bien sûr agir au niveau de la production. Il serait possible de mieux soutenir la production végétale et de prévoir un accompagnement ciblé pour les agriculteurs qui souhaitent passer de l’élevage à ce type de production. Cependant, si les consommateurs persistent à vouloir manger 50 kg de viande par année, nous ne serons pas plus avancés, car plutôt que d’importer de la nourriture pour les animaux que nous élevons en Suisse, nous importerons de la viande d’animaux élevés et abattus à l’étranger. La situation pour le climat n’en sera pas améliorée.

Il faut dès lors agir aussi sur la consommation et c’est là que les choses se compliquent. Notre régime alimentaire fait partie de notre culture et s’enracine dans des traditions familiales auxquelles nous sommes souvent attachés. Il relève de notre intimité. Dans un tel contexte, il est très difficile et souvent peu souhaitable d’appliquer des mesures contraignantes. On a parlé parfois de taxer la viande pour en augmenter le prix mais, outre le fait qu’une telle mesure n’obtiendrait probablement pas de majorité, ni au parlement, ni devant le peuple, je ne pense pas que ce serait une mesure adaptée. En effet, les alternatives végétales à la viande ne sont pour la plupart d’entre elles pas plus chères que la viande, au contraire.

Je vois plutôt une marge de manœuvre dans la limitation des actions qui permettent de casser les prix de manière excessive, et surtout de l’importation de viande à bas prix et de mauvaise qualité. Dans cette perspective, il me semblerait judicieux d’adopter des prescriptions minimales exigeantes, écologiques et en matière de bien-être animal, pour la viande locale comme pour la viande importée. Cela augmenterait un peu les prix, mais surtout la qualité des produits, dans la perspective du « consommer moins, mais mieux, à savoir local et de qualité ». Une taxe sur la totalité des produits carnés passerait à côté de cette dimension qualitative. Enfin, on peut certainement agir par des « nudges », en cessant de subventionner la publicité pour la viande et en redirigeant ces moyens vers la publicité pour la production végétale, et en veillant à ce qu’une offre attractive et abordable de produits non carnés soit disponible partout, en particulier dans les lieux où les collectivités publiques sont impliquées.

Dans tous les cas, les mesures à disposition du législateur dans un tel domaine sont limitées. Dès lors, sans une prise de responsabilité au niveau individuel, il sera difficile d’évoluer dans le bon sens. Cette responsabilité individuelle est le pendant indissociable de la liberté de chacune et de chacun, liberté que les plus libéraux d’entre nous aiment tant évoquer. Il revient ainsi à chacune et à chacun de réfléchir à sa propre consommation de viande, et de chercher volontairement à la réduire. La nouvelle génération s’y est d’ailleurs déjà mise et ne semble pas en faire un si grand problème. Évidemment, il est plus facile de se moquer des Verts genevois que de mener une réflexion de fond sur les impacts de la surconsommation de viande, et de se demander ce que cet enjeu signifie pour nous, au niveau de nos choix tant collectifs que personnels. Pourtant, nous avons toutes et tous une responsabilité en matière d’impact environnemental, quel que soit notre positionnement politique, et que nous soyons élus ou pas.

Cohérence et exemplarité : un devoir spécifique des élues et des élus

La responsabilité des élues et des élus, qu’ils soient verts ou pas, comporte toutefois des spécificités supplémentaires par rapport à celle du reste de la population. Les élues et les élus son évidement responsables de l’impact de leur comportement sur l’environnement, comme n’importe qui d’autre. Mais ils portent aussi sur leurs épaules une responsabilité supplémentaire, car ils disposent d’une plus grande marge de manœuvre. Les élues et les élus ont ainsi la capacité, par le biais de leurs décisions politiques, de faciliter la tâche de leurs concitoyennes et concitoyens dans la réduction de leur propre impact environnemental. Enfin, les élues et les élus sont des personnes publiques, qui tiennent un discours normatif sur la société. Dans un tel contexte, ils ont un double devoir de cohérence et d’exemplarité. Celui-ci s’applique – c’est mon avis personnel – tant à leur vie publique qu’à leur vie privée. Ce n’est pas un devoir de perfection, mais c’est clairement une responsabilité supplémentaire, à laquelle les élues et les élus sont souvent rappelés par les médias et par le public.

Il est ainsi amusant de confronter les réactions outrées qui ont suivi le voyage en avion d’une élue cantonale verte, dans le cadre de ses vacances privées, avec les cris d’orfraies qui accompagnent aujourd’hui le débat mené par les Verts genevois sur la consommation de viande de leurs élues et élus lors de repas officiels. Lorsque des écologistes se comportent comme la majorité de la population (combien sommes-nous à ne plus du tout prendre l’avion ?), ils se font clouer au pilori. Mais quand d’autres écologistes tentent d’instaurer des règles de cohérence et d’éthique dans leurs propres rangs, ils se font traiter d’intégristes. Nous ne sommes pas au bout de nos contradictions…

De mon point de vue, on peut certainement questionner la forme, à savoir la manière dont les Verts genevois s’y sont pris, en soumettant en assemblée une obligation sur la vie publique de leurs élues et élus. C’est un sujet qui aurait aussi pu être abordé, avec les candidates et les candidats, de manière plus large, dans le cadre d’une discussion préalable sur ce que cela signifie d’être élu. Mais, franchement, sur le fond, qu’on ne vienne pas reprocher aux Verts genevois d’avoir cherché à thématiser les exigences de cohérence et d’exemplarité des écologistes, face à un enjeu aussi important en matière climatique, que l’on peut résoudre sans grande révolution et avec de nombreux bénéfices, et qui se joue aujourd’hui principalement au niveau de la responsabilité individuelle. Ce sujet mérite mieux qu’une polémique: un débat de fond, orienté sur les solutions.

Pourquoi on ne peut se passer de l’apport des scientifiques dans l’élaboration des politiques publiques

Depuis l’échange entre parlementaires et scientifiques organisé au Palais fédéral le 2 mai dernier, les relations entre la politique et la science ont fait couler beaucoup d’encre.

Certains élus ont critiqué l’événement, disant que ce n’était pas aux scientifiques du GIEC de décider de nos politiques climatiques. Je fais partie des parlementaires qui ont au contraire apprécié la rencontre, mais je suis d’accord avec cette affirmation. Le dialogue entre la science et la politique est essentiel, mais chacun doit rester dans son rôle. Nous sommes en démocratie, pas dans une technocratie : les élues et les élus sont ceux à qui il incombe de décider, et c’est bien ainsi. Cependant, pour que ces décisions soient prises de la manière la plus éclairée possible, les élues et les élus ont le devoir de se documenter, et de prendre en considération les résultats scientifiques, parmi les nombreux paramètres dont ils tiennent compte dans le processus décisionnel.

Comment se constitue une politique publique 

Les sciences politiques, en tant que sciences humaines, constituent aussi une discipline scientifique. Elles montrent que les politiques publiques passent par plusieurs étapes lors de leur élaboration. A chacune d’entre elles, le dialogue avec les scientifiques représente un apport essentiel, sans pour autant constituer la seule base de réflexion ou de décision.

Au départ, il y a toujours un problème

Les politiques publiques naissent en général suite à la reconnaissance, au sein de la société et, souvent plus tardivement, du monde politique, d’un problème, auquel on reconnait un certain degré de gravité et une envergure collective. Il s’agit de comprendre quels sont les biens et qui sont les personnes lésées par le problème, ainsi que de savoir si les dégâts sont assez importants et les personnes affectées assez nombreuses pour qu’une intervention publique se justifie. Les personnes lésées seront les « bénéficiaires finaux » des politiques publiques mises en place par la suite. Cela signifie que l’objectif de ces politiques publiques sera de les soulager des impacts négatifs du problème reconnu.

A qui la faute ?

Dans un deuxième temps, les acteurs politiques vont devoir définir les causes du problème (« hypothèse causale »). Ceci permet, si tout va bien, d’identifier des comportements, des technologies ou encore des phénomènes économiques ou sociaux, qui sont à l’origine du problème. Derrière eux, on trouve en général des groupes de personnes. Ce sont eux qui constitueront les « groupes cible » des politiques publiques visant à résoudre le problème de départ. Ces politiques publiques devront les amener à modifier leurs comportements et leurs choix technologiques, économiques ou sociaux, de manière à réduire, voire à éliminer l’impact négatif sur les biens et les personnes que l’on souhaite protéger.

Comment initier le changement ?

Enfin, une fois les « groupes cible » définis, il s’agit de savoir comment on peut les amener à modifier leurs comportements et leurs choix technologiques, économiques ou sociaux (« hypothèse d’intervention »). Existe-t-il des alternatives à ces comportements, technologies, ou phénomènes économiques ou sociaux ? Si ce n’est pas le cas, peut-on soutenir le développement de telles alternatives et, si oui, comment ? Si ces alternatives existent, sont-elles connues, disponibles et accessibles pour les groupes cible ? Si ce n’est pas le cas, comment pourrait-on les faire connaître, les rendre disponibles et accessibles ? Si elles sont connues, disponibles et accessibles, mais que les groupes cible ne s’en emparent pas, comment peut-on expliquer cette inertie ? Comment pourrait-on encourager les groupes cible à adopter les solutions qui sont à leur portée ?

Les réponses apportées à ces questions mèneront à définir un éventail de mesures possibles, dont les acteurs politiques vont débattre dans le cadre du processus démocratique. Les mesures qui auront obtenu une majorité au parlement, voire devant le peuple, seront inscrites dans les bases légales et réglementaires, puis mises en œuvre.

Un catalogue d’instruments potentiels

Pour définir la nature de ces mesures, les acteurs politiques disposent d’un catalogue d’instruments qu’ils peuvent activer et qui présentent tous des avantages et des inconvénients. Ils peuvent financer la recherche et des projets-pilotes, soutenir le déploiement sur le marché de certaines pratiques, de certains produits ou de certaines technologies. Ils peuvent agir sur les prix, en taxant certaines pratiques, certains produits ou certaines technologies, ou au contraire en les subventionnant, ou ils peuvent encore en moduler la fiscalité. Ils peuvent autoriser, exiger ou interdire telle ou telle pratique, tel ou tel produit, ou telle ou telle technologie. Ils peuvent imposer la mise à disposition de certaines informations, encourager la formation, financer des campagnes de sensibilisation, soutenir la création de labels. Ils peuvent fixer des objectifs et des conventions, en dialogue avec les branches économiques. Mais ils peuvent aussi finalement décider de ne pas intervenir et de laisser faire le marché…

Un processus sensible, différents intérêts et systèmes de valeur

Ce processus est d’une extrême complexité et constitue un défi pour les acteurs impliqués, qui peuvent commettre des erreurs à chaque étape. Chacune d’entre elles est en effet l’objet d’évaluations délicates, de débats contradictoires et de pesées des intérêts, de gestion des risques, dans le cadre du jeu politique. Et chacune d’entre elles implique des arbitrages souvent difficiles. La manière dont sont menées les réflexions, dont se passent les débats et dont se prennent les décisions, dépend évidemment des informations et des données factuelles dont disposent les acteurs politiques. Cela ne signifie pourtant pas que la prise en considération de telle ou telle donnée scientifique débouchera automatiquement sur telle ou telle décision. Tout d’abord, les résultats scientifiques évoluent au fil des recherches. On a par exemple accordé des autorisations d’usage pour certains produits sur la base de l’état de la recherche à un moment donné, qui les décrivait comme inoffensifs, puis on a dû les retirer du marché par la suite, parce que les scientifiques avaient découvert entre temps qu’ils posaient problème pour l’environnement ou pour la santé. Ensuite, il peut arriver que des résultats scientifiques contradictoires coexistent, rendant le travail politique très délicat et la responsabilité des décideurs particulièrement lourde. Il s’agit alors de privilégier les études indépendantes et d’élaborer une analyse des risques et des opportunités, par exemple pour faire un choix entre plusieurs options technologiques, sur lesquelles on n’est pas sûr de disposer de toutes les informations nécessaires ou qui génèrent encore des débats scientifiques contradictoires. Les principes de précaution et de proportionnalité sont souvent évoqués dans ce type de situations difficiles. Enfin, beaucoup de décisions politiques ne dépendent pas seulement de données scientifiques, mais constituent des choix économiques ou de société.

Dès lors, les données scientifiques ne sont de loin pas le seul paramètre qui entre en jeu, et c’est là un point central. Les réflexions, débats et décisions des acteurs politiques dépendent aussi considérablement des intérêts qu’ils défendent, de leur conception du rôle de l’État, de l’économie et des individus dans la société. Leur système de valeur, leur vision politique et leur représentation du monde jouent un rôle essentiel. Ceci est valable pour les élues et les élus, mais aussi pour les citoyennes et les citoyens, lorsqu’ils ont l’occasion de se prononcer. Dans les deux cas, cela différencie drastiquement les processus politiques des processus scientifiques, qui se déroulent selon des règles tout autres et très spécifiques (expérimentation selon des protocoles précis, vérification ou contestation par les pairs selon les mêmes règles, etc).

Les politiques publiques ont, d’autre part, par définition, une dimension douloureuse, puisqu’elles interviennent suite à l’identification d’un problème, et qu’elles consistent à modifier les comportements et les choix de certaines personnes, les membres du « groupe cible ». Ces personnes vont être amenées, suite à la « pression » exercée par la politique publique, à entamer un processus de changement, qu’elles n’ont souvent pas souhaité, afin de soulager les membres du groupe des « bénéficiaires finaux » (dont elles peuvent toutefois aussi faire partie). Elles sont mises dans une situation qui est, au mieux, momentanément inconfortable, comme c’est le cas dans tout processus de changement, si la politique publique leur ménage des alternatives facilement accessibles. Mais elles peuvent aussi se trouver dans des situations pénibles, si la politique publique est mal conçue, et qu’elles sont soumises à sa pression sans avoir les moyens d’y répondre. Il arrive aussi que des groupes de personnes deviennent des victimes collatérales de politiques publiques, qui ne les visaient pas directement, mais qui vont néanmoins léser leurs intérêts, parfois de manière imprévue et involontaire.

Importance des données scientifiques dans le processus décisionnel

Dans un contexte aussi subjectif et sensible, l’apport des contenus scientifiques est essentiel. Il permet de documenter les décisions politiques et d’ancrer les débats dans une réalité commune et tangible, au-delà des différents systèmes de valeur et de la diversité des représentations du monde.

Ampleur et urgence du problème : une prise de conscience incomplète

Les contenus scientifiques sont notamment indispensables pour aider les acteurs politiques à saisir l’ampleur du problème de départ, ainsi que la nature de ses impacts sur les biens et les personnes affectées. Tant que le problème n’est pas clairement documenté, il est très difficile d’amorcer une réponse au niveau politique. En ce qui concerne le climat, des données scientifiques existent et sont communiquées depuis plusieurs décennies (pour rappel, la première convention internationale sur le climat date du Sommet de la Terre de Rio, en 1992…). Grâce à des publications scientifiques régulières, une prise de conscience a eu lieu et, même si elle a été très progressive, a généré des prises de décision et la mise en œuvre de mesures. On peut par exemple citer la taxe CO2 sur le mazout, qui existe en Suisse depuis 2008, et qui permet de financer depuis des années les subventions pour l’assainissement énergétique des bâtiments.

La très grande majorité des acteurs politiques est aujourd’hui consciente du fait que nous avons un problème important et d’ampleur collective avec le climat. Les derniers rapports du GIEC insistent cependant sur le fait que les mesures prises jusqu’ici n’ont pas réduit suffisamment les émissions de CO2 et que le réchauffement s’accélère dangereusement, avec des conséquences dramatiques à court terme déjà. Le degré de conscience des acteurs politiques est probablement beaucoup moins avancé sur ce point. Le lien entre crise climatique et effondrement de la biodiversité est aussi fortement souligné par les scientifiques depuis quelques années. Là encore, il semble qu’une prise de conscience d’une majorité des décideurs n’ait pas encore eu lieu.

Documenter le choix des groupes cible : un contre-poids au lobbying

Les données scientifiques aident aussi à définir une hypothèse causale qui tienne la route. Cette étape est centrale, dans la mesure où elle définit les groupes de personnes qui seront visées par les politiques publiques. Des erreurs à ce niveau du processus peuvent déboucher sur des politiques publiques totalement inefficaces, ou sur des mesures injustes, par exemple si elles ciblent des personnes qui ne sont pour rien dans le problème de départ, ou si elles omettent de cibler certains groupes à fort impact. A ce stade du processus, les intérêts en jeu ont un poids considérable. Si les membres du groupe cible désigné par l’hypothèse causale bénéficient d’un haut niveau de défense de leurs intérêts au sein des acteurs politiques, et ne souhaitent pas modifier leur comportement, le risque est grand que l’on cherche à minimiser leur rôle, et à désigner d’autres cibles potentielles, disposant de moins de moyens de blocage. Des données scientifiques claires sur le rôle et l’impact des différents groupes d’acteurs sont donc indispensables.

En Suisse, on a ciblé assez rapidement les propriétaires de chauffages à mazout, pour reprendre l’exemple de la taxe CO2, et subventionné avec les recettes de la taxe l’isolation des bâtiments et le remplacement des chauffages à mazout. C’est aussi le cas des importateurs de voitures thermiques, qui sont soumis à des exigences en termes de moyennes d’émissions du parc automobile importé, ainsi que des importateurs de carburants, qui doivent compenser une partie de leurs émissions. Par contre, les banques et les investisseurs, qui constituent pourtant un levier pertinent pour la transition écologique, dans la mesure où ils financent des projets d’infrastructures et des entreprises ayant plus ou moins d’impact climatique, ont été jusqu’ici largement épargnés par les politiques publiques. Il faut dire qu’ils bénéficient de nombreux relais à Berne. De même, l’aviation a jusqu’ici pu se développer de manière considérable sans être visée par des politiques publiques climatiques, malgré un impact clair en termes d’émissions.

Des mesures à la hauteur, sur la base de scénarios fiables

Les données scientifiques permettent de faire des projections sur les impacts à attendre de la part de telle ou telle mesure, et d’en réaliser ensuite un monitoring, en regard des objectifs fixés. Les scientifiques fournissent en particulier des informations fiables sur les différentes trajectoires et scénarios potentiels concernant nos émissions de CO2, et en présentent à chaque fois les conséquences pour nos sociétés : plus ou moins de canicules, de sécheresses, d’événements climatiques extrêmes, atteinte de points de bascule, etc. En fonction des décisions politiques prises (ou pas…) et de leur influence sur la réduction de nos émissions, nous pouvons ainsi connaître la trajectoire dans laquelle nous nous situons et son impact pour notre société.

Le diagnostic scientifique est sévère en la matière : jusqu’ici, la Suisse n’a pas rempli ses engagements en matière de réduction de ses émissions de CO2 (ce qui a nécessité des compensations supplémentaires à l’étranger) et la trajectoire dans laquelle nous nous situons – tout comme les autres pays, d’ailleurs  – va déboucher rapidement sur des conséquences absolument catastrophiques, dont nous vivons aujourd’hui déjà les premières manifestations. Cela signifie indiscutablement que les mesures que nous avons prises jusqu’ici étaient mal ciblées, mal conçues ou/et insuffisantes, et que des corrections urgentes doivent y être apportées.

Quand on sait que les mesures actuelles dans le domaine du bâtiment ne permettent d’assainir que 1 % du bâti par année, et qu’il faudra donc un siècle à ce rythme pour disposer d’un parc immobilier isolé et chauffé de manière écologique (pour rappel, nous devons atteindre zero émission nette en 2050), on mesure l’insuffisance des politiques publiques en place. Dans le domaine de la mobilité, les mesures prises jusqu’ici (moyennes d’émission de CO2 à atteindre pour les véhicules importés et compensation d’une partie de leurs émissions par les importateurs de carburants, avec un léger impact sur le prix de l’essence) n’ont pas enrayé la hausse des émissions. C’est un bon exemple d’effet rebond. Le nombre de véhicules s’est multiplié, ainsi que les kilomètres parcourus, et ces véhicules sont de plus en plus lourds et puissants, ce qui compense les gains d’efficience des moteurs. Des mesures plus efficaces doivent être prises, si nous voulons changer de trajectoire.

Apports des sciences humaines dans le choix des instruments

Les données scientifiques nous permettent de mesurer le succès ou l’échec des mesures prises en termes de réduction des émissions de CO2, mais elles sont aussi utiles en amont, lors des discussions sur le choix des instruments à mettre en œuvre. Il s’agit souvent de contenus issus des sciences humaines, par exemple des analyses sur les impacts économiques et sociaux de telle ou telle mesure. Aujourd’hui, il existe également de nombreux travaux qui analysent les réactions psychologiques, à l’échelle des individus, ou sociales, à l’échelle des groupes, lors de l’utilisation de divers instruments de politique publique, taxes, prescriptions, mesures fiscales, etc. Enfin, les sciences politiques permettent de mieux comprendre le jeu des acteurs, en évaluant par exemple la capacité de blocage de tel ou tel groupe d’acteurs.

En matière climatique, l’échec de la Loi sur le CO2 devant le peuple a montré que des mesures présentes dans la révision de la loi ont été ressenties comme injustes et mal conçues par certains groupes cible. Le rôle de l’État, en matière de transition écologique, devrait être de donner à la population et aux entreprises les moyens, pratiques et financiers, d’accéder aux solutions écologiques, puis de les inciter à s’en emparer. Si les groupes cible visés, qui subissent ces incitations, ont l’impression qu’ils n’ont pas les moyens d’y échapper en changeant leur comportement ou de technologie, alors on peut assister à des blocages. Les apports des sciences humaines, sur les différentes mesures et instruments que nous avons à disposition, et sur leur impact social et économique sur la population et sur les entreprises, sont aujourd’hui centraux. C’est d’autant plus le cas que le débat se déplace de plus en plus, de la question de savoir si nous devons agir ou non, à la question de savoir comment nous devons agir.

Répondre à l’urgence avec des mesures acceptables, au-delà des visions idéologiques

Nous avons besoin aujourd’hui, plus que jamais, du soutien des scientifiques, et ce à deux niveaux. Tout d’abord, le degré de gravité de la situation écologique n’est pas encore compris assez largement, que ce soit au niveau des élues et élus politiques ou de la population. Les scénarios du GIEC montrent pourtant que si nous continuons comme nous l’avons fait jusqu’ici, les conséquences pour notre société seront dramatiques, au-delà de ce que nous pouvons imaginer, et beaucoup plus vite que nous le pensons. Nous devons réduire drastiquement et très rapidement nos émissions de CO2, pour nous placer dans un scénario soutenable. C’est sur la base de ce diagnostic scientifique commun que nous devons impérativement débattre, en répondant aux questions suivantes : quelles mesures et quels instruments, ciblant quels groupes, parmi ceux dont on sait qu’ils sont responsables des émissions, permettent de générer cette réduction drastique et très rapide des émissions ? Et dans quelles conditions ces mesures et instruments peuvent-ils être acceptables, pratiquement et financièrement, pour la population et pour les entreprises ? Les réponses à ces questions doivent nécessairement intégrer les apports des sciences humaines (économie et en particulier économie comportementale, sciences politiques, sociologie, psychologie).

Pour faire face à la situation d’urgence dans laquelle nous nous trouvons, les barrières idéologiques doivent en effet être levées. La majorité du parlement a misé jusqu’ici sur le système des taxes incitatives, un instrument misant sur les forces du marché et permettant l’internalisation des coûts environnementaux, plébiscité par les économistes. Ce système comprend un mécanisme de redistribution partielle, en guise de mesure d’accompagnement. La taxe CO2 incitative sur le mazout, mise en place en 2008, est certes passée sans encombre à l’époque, mais le peuple a tiré la sonnette d’alarme en refusant, en 2021, la révision de la Loi sur le CO2, qui devait la renforcer. Cette révision impliquait en effet une hausse des prix de l’essence (en lien avec l’augmentation des compensations de CO2 sur les carburants) et du mazout (via une hausse de la taxe CO2). Il faut en prendre acte.

Si la transition ne peut pas être financée par l’application du principe du pollueur-payeur, il faut financer les indispensables soutiens, permettant à la population et aux entreprises d’adopter les comportements et les technologies écologiques, autrement. Peut-être que des subventions financées par le budget de l’État seront plus faciles à accepter par la population. C’est ce que prévoit le contre-projet indirect à l’initiative des glaciers, qui veut puiser dans le budget de la Confédération pour soutenir avec 200 millions de francs supplémentaires par an, pendant dix ans, le remplacement des chauffages à mazout. 1,2 milliards de francs annuels, pendant six ans, sont aussi prévus pour soutenir la réduction des émissions de CO2 dans les entreprises. La mise en place de prescriptions visant les producteurs, plutôt que d’instruments ciblant le porte-monnaie des consommateurs, est une autre piste. L’UE innove en la matière, en imposant des prescriptions dans le domaine de la mobilité : dès 2035, les producteurs ne pourront plus mettre sur le marché de nouveaux véhicules thermiques, ce qui permettra d’aller vers un parc automobile ne dépendant plus des énergies fossiles en une dizaine d’années. Certains pays appliqueront même cette mesure plus tôt, dès 2025 ou 2030.

Dans tous les cas, nous ne pourrons avancer qu’en cessant de nous disputer sur des bases idéologiques. C’est désormais l’urgence, déclarée par les climatologues, qui doit mener nos travaux, ainsi que l’acceptabilité des mesures, sur laquelle les sciences humaines peuvent nous informer, par la population. Car dans un pays comme le nôtre, c’est bien le peuple qui décidera, en dernière instance, de notre avenir climatique.