Avertissement : voici à nouveau un texte de blog beaucoup trop long. Il contient, pour ceux que cela intéresse, tous les points qui me semblent pertinents dans le débat actuel sur les initiatives contre les pesticides de synthèse. Des initiatives décrites comme « extrêmes » par leurs opposants, mais qui interviennent dans un contexte sanitaire et écologique « extrêmement » préoccupant, et auquel nous devons apporter, très vite, des solutions efficaces et réalistes.
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Les pesticides de synthèse ont longtemps représenté le progrès en agriculture et ont suscité de grands espoirs. Le débat que nous menons aujourd’hui a donc quelque chose de douloureux, car il part d’une déception profonde : les pesticides de synthèse n’ont pas tenu leurs promesses.
Ces produits, qui n’existent pas comme tels dans la nature, sont conçus en laboratoire pour éliminer en particulier des champignons, des plantes ou des insectes néfastes pour nos cultures. On a pensé pendant longtemps qu’ils pouvaient agir de manière ciblée et limitée dans le temps, en éradiquant spécifiquement tel champignon, telle plante ou tel insecte problématique, puis qu’ils se désintégreraient une fois leur tâche effectuée. Les pesticides de synthèse ont dès lors été promus activement auprès du secteur agricole, que ce soit lors de leur formation ou de l’accompagnement de leurs pratiques quotidiennes, et les agricultrices et agriculteurs les ont utilisés en toute bonne conscience, persuadés de leur innocuité.
Les pesticides de synthèse affectent notre environnement et notre santé
Avec les années, on a malheureusement réalisé que les pesticides de synthèse ne limitent pas leur toxicité au champignon, à la plante ou à l’insecte visé. Et ils ne disparaissent pas sans laisser de trace, une fois leur tâche effectuée. Au contraire, ils tuent et détruisent bien au-delà de leur cible, se répandent dans notre environnement, et sont persistants. Les insecticides déciment les ravageurs, mais aussi les autres insectes, dont les pollinisateurs, ainsi que les animaux qui s’en nourrissent, en particulier les oiseaux. La biodiversité de nos sols est menacée et leur fertilité se réduit de plus en plus. Nos eaux sont contaminées jusqu’au moindre ruisseau par des dizaines de produits différents. La pollution atteint les eaux souterraines et finit dans notre eau potable. On trouve des traces de pesticides de synthèse partout dans nos sols, y compris là où ils n’ont plus été utilisés depuis des années et à distance des lieux où ils ont été émis.
Aujourd’hui, un million de personnes boivent en Suisse une eau qui contient, au-delà des valeurs limites légales, des métabolites de chlorothalonil, un cancérogène probable interdit après des décennies d’utilisation, mais toujours bien présent dans nos eaux. Nous sommes en outre contaminés par les pesticides via notre nourriture. Chaque jour, nous ingérons des résidus de plusieurs de ces produits. L’OMS reconnaît que les pesticides impliquent un risque de cancer et ont un impact néfaste sur les systèmes reproducteurs, immunitaires et nerveux des êtres humains. Les agriculteurs sont les premiers touchés par les pathologies liées à leur usage. En France, la maladie de Parkinson et plusieurs types de cancers sont reconnus comme des maladies professionnelles liées aux activités agricoles (alors qu’en Suisse, il n’existe même pas de monitoring de la santé du secteur agricole).
Notre système d’homologation et de gestion des risques est en faillite
La situation actuelle nous montre que notre système d’homologation, qui est sensé nous permettre de gérer les risques des pesticides mis sur le marché et d’en assurer l’innocuité, est en faillite. Plusieurs de ses lacunes sont évidentes. Ce sont les fabricants qui doivent démontrer la conformité de leurs produits et ils participent au développement des protocoles expérimentaux pour tester leurs effets sur des organismes non ciblés, ce qui pose évidemment une question d’impartialité. Ils financent et réalisent eux-mêmes les études toxicologiques et, conformément au droit commercial international, elles ne sont pas publiées. En outre, les produits sont évalués un par un, sans que leurs interactions (l’effet « cocktail ») ne soient considérées, alors que l’on peut retrouver les traces de dizaines de produits différents tant dans nos cours d’eaux que dans nos corps.
Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que la liste des produits autorisés et utilisés pendant des années, dont on découvre par la suite qu’ils sont problématiques, s’allonge sans cesse : néonicotinoïdes, chlorothalonil, chlorpyriphos, glyphosate, SDHI, etc. Entre 2005 et 2020, 175 pesticides qui avaient été initialement autorisés se sont vu retirer leur homologation, principalement parce que l’on a constaté, après coup, des dommages à l’environnement et à la santé.
Entre le moment où les premiers scientifiques tirent la sonnette d’alarme et celui où le produit est retiré du marché, il se passe souvent des années, parfois des décennies, et le mal est fait: les résidus de ces produits se retrouvent dans l’environnement et dans nos corps et continuent à nous nuire. Et quand on parvient enfin à un retrait, rien ne garantit que le produit incriminé ne soit pas remplacé par un nouveau produit potentiellement problématique, que l’industrie agrochimique aura mis au point dans l’intervalle. Malgré les retraits, il reste près de 300 différents pesticides de synthèse autorisés sur le marché, qui se déclinent en milliers de produits.
Les agricultrices et les agriculteurs sont les premières victimes
Les agricultrices et les agriculteurs sont les premiers à pâtir de de cette situation. On leur a enseigné les pratiques d’une agriculture intensive et fortement dépendante aux pesticides. Et on leur a assuré que c’était pour le mieux. Ils ont utilisé ces produits la conscience tranquille et adapté leurs pratiques agricoles en fonction des nouveautés sans cesse proposés par l’agrochimie. Une industrie avec laquelle ils ont été amenés à tisser des liens économiques étroits.
Aujourd’hui, alors que des produits de plus en plus nombreux sont dénoncés pour leur toxicité, les agricultrices et les agriculteurs se retrouvent cloués au pilori, alors qu’ils n’ont fait qu’appliquer des pratiques enseignées dans toutes les écoles d’agriculture et validées par les autorités. Cette situation fragilise leurs relations avec les consommateurs, qui devraient être basées sur la confiance.
Plus fondamentalement, elle remet en cause la pérennité des bases même de leur travail, en détruisant la biodiversité et la fertilité des sols, et en polluant les eaux. Le système actuel menace enfin leur santé, puisque les agricultrices et les agriculteurs sont particulièrement exposés aux impacts nocifs des pesticides de synthèse qu’ils utilisent.
Deux initiatives populaires pour un changement de paradigme
Ce n’est pas un hasard si deux initiatives populaires sur les pesticides de synthèse ont émergé simultanément des deux principales régions linguistiques de notre pays, sans qu’il n’y ait eu aucune concertation. Ce n’est pas un hasard non plus si les deux textes sont issus non pas d’un parti ou d’une organisation, mais de simples citoyennes et citoyens, issus des milieux scientifiques, de la médecine ou de l’agriculture. Le système actuel n’est tout simplement plus défendable et la population veut que cela change.
Au niveau politique, le Conseil fédéral et la majorité du parlement ne proposent que des adaptations mineures, visant encore et toujours à mieux gérer les risques liés aux pesticides, à l’intérieur du système existant. Or c’est d’un changement de paradigme dont nous avons besoin. Nous devons passer d’un système alimentaire basé sur une agriculture intensive et dépendante de l’agrochimie, à un système alimentaire durable, exploitant le potentiel d’innovation et de rendement de l’agroécologie.
Que demande l’initiative pour une eau potable propre ?
L’initiative pour une eau potable propre propose de réorienter le système de subvention au monde agricole en exigeant que les paiements directs ne soient accessibles qu’aux exploitations agricoles n’utilisant pas de pesticides de synthèse (les produits utilisés dans l’agriculture biologique, dont seul le cuivre est problématique, resteraient acceptés), qui n’administrent pas d’antibiotiques à titre préventif à leur bétail et qui le nourrissent avec du fourrage local (il peut venir de l’exploitation elle-même ou de communautés d’exploitation à l’échelle régionale).
Elle traite donc de la question des pesticides de synthèse, mais aussi des méfaits de l’élevage intensif. Nous élevons en Suisse beaucoup trop d’animaux de ferme. Il y en a tant que nous sommes incapables de les engraisser avec les produits de nos propres terres, malgré le fait que nous consacrons déjà plus de la moitié de la surface arable du pays pour produire du fourrage. Nous importons dès lors 1,2 million de tonnes de fourrage chaque année pour nourrir ces animaux. La détention de bêtes en grand nombre exige en outre une utilisation importante d’antibiotiques. Il en résulte un risque élevé de formation de bactéries résistantes.
Ces animaux produisent par ailleurs des quantités de fumier et de lisier que nous ne pouvons plus gérer. Ces matières surchargent les sols et polluent les eaux via un excédent de nitrate. Or la présence de nitrate dans l’eau potable augmente les risques de cancer. Ces substances sont aussi très problématiques pour les lacs. Ceux de Baldegg, Hallwil, Sempach et Greifensee sont si surchargés en fertilisants qu’ils doivent être ventilés artificiellement. L’ammoniac émis dans l’air par le lisier est enfin problématique, tant pour l’environnement que pour la santé. Les objectifs fixés par la Confédération pour résoudre ces problèmes n’ont pas été atteints et les valeurs limites des polluants liés à l’élevage intensifs sont régulièrement dépassées. Pourtant, la politique agricole actuelle encourage fortement l’élevage, puisque plus de 80 % des soutiens lui sont destinés, moins de 20 % allant à la production végétale.
On peut donc dire que cette initiative traite de la protection des eaux, de la biodiversité et de notre santé au sens large, en se concentrant sur les enjeux agricoles. L’instrument choisi est de cibler différemment les paiements directs, pour que les soutiens de l’État aillent uniquement à des pratiques agricoles sans pesticides de synthèse et à un élevage peu intensif et respectueux de l’environnement. Les agriculteurs qui souhaiteraient continuer à utiliser des pesticides de synthèse ou à pratiquer l’élevage intensif pourraient le faire, mais ne seraient plus soutenus. Le texte a donc une visée incitative, plutôt que contraignante. Il propose un délai de mise en œuvre de huit ans après l’acceptation du texte.
Que demande l’initiative pour une Suisse libre de pesticides de synthèse ?
Cette initiative cible les pesticides de synthèse dans toutes leurs utilisations dans les cultures, c’est-à-dire par l’agriculture, mais aussi par les particuliers, les paysagistes, les jardiniers ou les collectivités publiques. Après une phase de transition de dix ans une fois le texte accepté, les pesticides de synthèse ne pourraient plus être homologués ni utilisés en Suisse (les produits naturels utilisés dans l’agriculture biologique et dans la transformation resteraient autorisés). Les pesticides de synthèse ou les produits qui en contiennent ne pourraient également plus être importés. Cette disposition permet de protéger la santé des consommateurs, puisque près de la moitié de ce que nous mangeons est importé. Elle protège aussi les agriculteurs suisses de la concurrence de produits étrangers issus de modes de production qui seraient interdits sur notre territoire. En cas de problème majeur, des dérogations resteraient possibles.
Cette proposition a l’avantage de la clarté et de la simplicité : elle offre une grande sécurité en termes de planification. Les mêmes règles seraient appliquées pour toute l’agriculture et les consommatrices et consommateurs pourraient faire leurs achats en ayant la garantie que tous les produits proposés ont été cultivés sans pesticides de synthèse. Le « sans pesticides », que ce soit pour les produits suisses ou importés, deviendrait la norme et non plus l’exception dans les rayons.
On peut s’attendre à des résultats efficaces et sûrs en termes de santé publique et de protection de l’environnement. Dans l’histoire des politiques environnementales, les prescriptions, dont les interdictions de substances toxiques ou les obligations d’assainir, sont un classique. C’est grâce à des mesures de ce type que nous avons résolu des enjeux écologiques majeurs comme la mort des forêts (imposition des catalyseurs et de l’essence sans plomb, réduction de la quantité de souffre dans l’essence) ou le trou dans la couche d’ozone (interdiction des CFC). L’interdiction des phosphates dans les lessives a également été une étape importante pour la protection de nos lacs.
La mise en œuvre du texte exigerait un accompagnement fort du secteur agricole, que ce soit en termes financiers ou de formation, car il devrait réaliser une transition importante en une décennie. Même si les agricultrices et agriculteurs réalisent aujourd’hui la transition vers le bio en quelques années (le bio comprenant encore d’autres exigences que le renoncement aux pesticides de synthèse), il ne faut pas sous-estimer l’ampleur d’un tel changement à l’échelle de l’ensemble de la production. Des soutiens suffisants devraient impérativement être débloqués.
Les soutiens à l’initiative pour une Suisse libre de pesticides de synthèse sont plus nombreux dans les milieux paysans que pour l’initiative pour un eau potable propre, bien qu’elle actionne un instrument plus contraignant. Le fait qu’elle implique les autres utilisateurs de pesticides et impose les mêmes règles aux importations qu’à la production locale joue probablement un rôle. Bio Suisse, Demeter et l’Association des petits paysans, qui représentent près de 8’000 familles paysannes, recommandent ainsi de la soutenir. La Société romande d’Apiculture, qui prend soin des pollinisateurs indispensables à la production agricole, également.
Peut-on nourrir la population sans pesticides ?
L’impact négatif des pesticides sur l’environnement et sur la santé est un fait scientifiquement documenté et peu contesté. La discussion porte plutôt sur notre capacité à nous émanciper de ces produits. Les opposants aux deux initiatives craignent en particulier une chute des rendements et une augmentation de notre dépendance aux importations dans le domaine alimentaire. Il est vrai que l’agriculture biologique (qui comporte, pour rappel, d’autres exigences, en plus de la renonciation aux pesticides de synthèse) présente des rendements qui sont en moyenne inférieurs de 20 % à ceux de l’agriculture conventionnelle. Mais il ne s’agit pas d’un problème insurmontable pour notre sécurité alimentaire.
Assurer les rendements à long terme
Aujourd’hui, les pesticides dopent certes la productivité de notre agriculture. Il s’agit cependant d’un effet positif à court terme seulement. En effet, dans la mesure où l’agriculture intensive épuise et appauvrit les sols, et pollue les eaux, elle ne peut maintenir des rendements élevés sur le long terme. Au contraire, en portant atteinte aux bases naturelles de la production, elle compromet notre approvisionnement alimentaire à venir et ne peut donc constituer une solution durable. Les techniques de l’agroécologie et de l’agriculture biologique permettent au contraire une régénération des capacités productives de nos sols et garantissent ainsi des rendements sûrs sur le long terme.
Cesser de produire pour la poubelle
Le système actuel a en outre ceci d’absurde que, en plus de menacer sa productivité sur le long terme, il détruit une partie importante des résultats de cette productivité. Aujourd’hui, un tiers des aliments que nous avons produits en quantité, à grand renfort de pesticides de synthèse, finit à la poubelle entre le champ et l’assiette. Ce gaspillage est beaucoup lié à des exigences esthétiques ou de formatage des produits, imposées par les distributeurs et l’industrie alimentaire. Le comportement des consommateurs joue également un rôle.
Nous sommes donc en train de détruire notre environnement et notre santé, tout ça pour pouvoir ensuite commettre cet ahurissant gaspillage. Le Conseil fédéral s’est engagé à réduire ce fléau de moitié d’ici à 2030, ce qui va dans la bonne direction. Cela permettra de réduire la pression au rendement qui est actuellement imposée à notre agriculture et de compenser en grande partie les pertes de productivité à court terme liées au renoncement aux pesticides.
Renforcer la production et la consommation végétales
L’agriculture intensive est certes productive à court terme, mais elle nous rend aussi dépendants de l’étranger. Elle exige l’importation de nombreux produits, dont des pesticides, mais aussi de quantités énormes d’aliments pour animaux. Ce que l’on nous présente comme de la production locale, en particulier la viande, ne l’est ainsi pas complètement, car elle dépend de ces importations. Une agriculture qui réduit les intrants et l’élevage intensif, comme le demande l’initiative pour une eau potable propre, nous rend en réalité plus autonomes.
Réduire l’élevage intensif a également un impact positif du point de vue du rendement agricole et donc de notre degré d’auto-approvisionnement. En effet, il est inefficient de produire autant d’aliments d’origine animale. Pour rappel, la moitié de nos terres arables sert à engraisser les animaux que nous mangeons. Or, « Pour produire une calorie animale » dit le Conseil fédéral en réponse à une de mes interpellations sur le sujet, « il faut plusieurs calories végétales sous forme de fourrage. Pour relever le taux d’auto-approvisionnement, il faudrait donc introduire directement dans l’alimentation humaine une plus grande quantité de calories végétales qui se prêtent à la consommation humaine. »
Comme pour la question du gaspillage, les agriculteurs ne sont pas les seuls impliqués. S’ils produisent autant de viande, c’est pour répondre à la demande des consommateurs. Ceux-ci ont donc un rôle central à jouer. En réduisant leur consommation de viande, ils peuvent permettre d’accroitre la productivité et l’autonomie de notre agriculture. Ce processus est déjà en cours, notamment grâce à la prise de conscience écologique de la nouvelle génération, et devrait également contribuer à compenser les pertes de rendement liées au renoncement aux pesticides.
Promouvoir l’innovation
Enfin, on n’investit actuellement que très peu d’argent dans la recherche pour une agriculture sans pesticides. A l’échelle mondiale, seuls 1 à 2 pourcents des moyens alloués à la recherche agronomique y sont consacrés. En Suisse, la situation est certes meilleure, notamment grâce aux activités du Centre de recherche agronomique FIBL, consacrées à l’agriculture biologique, mais les montants investis restent modestes. On peut les évaluer à 15 % du total des investissements. Si le peuple acceptait une ou les deux initiatives, il est clair que les moyens liés à la recherche devraient être augmentés et réorientés, afin de promouvoir les innovations favorisant les rendements d’une agriculture sans pesticides.
Les nouvelles pratiques développées aujourd’hui déjà dans les domaines de l’agroécologie, de l’agroforesterie, de la permaculture, de l’agriculture urbaine, des fermes verticales, de la robotique agricole, de l’aquaponie (cultures de plantes et élevages de poissons en synergie) ou de l’aéroponie (cultures sur supports et en serre à haut niveau de productivité) montrent que le potentiel de rendement, associé à des méthodes plus durables, est très important. L’innovation durable doit être promue en agriculture, plutôt que le recours à des pratiques dont on connait aujourd’hui les limites et les dangers.
Produire sans pesticides, oui mais à quel prix ?
Aujourd’hui, les aliments biologiques sont vendus à des prix plus élevés que ceux issus de l’agriculture conventionnelle. Faut-il s’attendre à un alignement sur ce niveau de prix, en cas d’acceptation de l’une ou des deux initiatives ? C’est ce que craignent leurs opposants. Pourtant, cela n’a rien d’une fatalité.
Un problème de marges, pas de coûts de production
Les coûts de la production agricole ont un impact limité sur la formation du prix payé finalement par les consommateurs pour les aliments. En réalité, ce sont les commerces de détail qui prennent des marges plus élevées sur les produits bio que sur les produits conventionnels, profitant de l’engouement des consommateurs pour fixer des prix exagérément hauts. Malgré ces prix plus élevés, en effet, la production biologique suisse ne suffit pas à répondre à la demande, qui est en très forte croissance. Nous importons dès lors des produits bio de l’étranger.
Cette situation d’abus au niveau des marges ne pourrait certainement pas persister si les produits sans pesticides devenaient la norme, alors qu’ils sont aujourd’hui des produits de niche. Des économies d’échelle pourraient par ailleurs être réalisées. Il est donc probable que les prix ne s’aligneraient pas sur ce que nous payons aujourd’hui pour les produits biologiques en cas d’acceptation des initiatives. Ce d’autant plus que l’agriculture bio implique d’autres contraintes, en plus du renoncement aux pesticides de synthèse.
Manger sans pesticides n’est pas forcément plus cher
Aujourd’hui déjà, d’ailleurs, il est possible de consommer du bio en ménageant son budget. Tout dépend en réalité de nos choix alimentaires. La FRC a comparé dans une étude datant de 2017, le prix moyen de plusieurs paniers issus de six différents régimes alimentaires types. Or, passer du régime alimentaire moyen des suisses (sur la base des données de l’Office fédéral des statistiques) à un régime dit « Foodprints », sans pesticides et correspondant aux recommandations de l’Association suisse de nutrition, permet d’économiser de l’argent, tout en protégeant à la fois notre santé et l’environnement. Les consommatrices et consommateurs ont donc une marge de manœuvre.
Depuis la crise du COVID et l’expérience du confinement, nombreux sont en outre celles et ceux qui ont découvert les vertus de la vente directe, qui permet de se fournir en produits locaux de haute qualité à très bon compte.
Des aliments de moindre qualité ne font pas une politique sociale
Ceci dit, lorsque l’on débat du prix de l’alimentation, il ne faut pas oublier que jamais nous n’avons payé, proportionnellement, aussi peu pour nous nourrir, avec moins de 8 % de notre budget consacré aujourd’hui à notre alimentation. Nos parents et grands-parents dépensaient une part bien plus importante de leurs moyens pour se sustenter (un tiers du budget des ménages en 1950). On ne gaspillait d’ailleurs pas autant de nourriture à l’époque, car c’est autant d’argent que l’on jette. Dans les pays voisins du nôtre, les ménages dépensent également une part plus importante de leur budget pour la nourriture.
Actuellement, ce qui pèse sur le budget des ménages modestes en Suisse, plus que l’alimentation, ce sont les loyers et les assurances. Vouloir proposer aux ménages défavorisés une alimentation qui peut être problématique pour la santé et qui est produite au détriment de l’environnement, sous prétexte de les soulager financièrement, est tout sauf social. Notre objectif devrait être d’assurer à ces ménages, comme à chacune et à chacun d’entre nous, une alimentation saine et un environnement viable. Afin d’aider les personnes défavorisées, prenons plutôt des mesures ciblées de politique sociale, pour instaurer des salaires et des loyers corrects, et mettons en place une politique de la santé qui ne se fasse plus sur le dos des assurés. C’est ainsi que l’on peut rendre les produits sains plus accessibles, pour toutes et tous. La situation actuelle est de facto injuste et discriminatoire, puisque les produits les plus sains et durables sont les plus chers. Cela doit changer.
La pression actuelle sur les prix de l’alimentation se fait en outre au détriment des agricultrices et des agriculteurs, qui font eux-mêmes souvent partie des ménages modestes. Des aliments sans résidus chimiques indésirables contribuent largement à notre qualité de vie, il est normal de payer pour cela un juste prix à la production. C’est aujourd’hui loin d’être le cas. A ce propos : l’agriculture biologique crée des emplois et permet souvent aux agricultrices et aux agriculteurs de gagner mieux leur vie que l’agriculture conventionnelle.
Épargner des coûts sanitaires et écologiques
Enfin, les coûts écologiques et sanitaires de l’usage des pesticides ne sont certes pas internalisés dans le prix de nos aliments, mais nous les payons quand même en tant que société et donc, pour chacune et chacun d’entre nous, en tant que contribuable. Ils sont évidemment difficiles à évaluer, mais probablement considérables.
En France, le ministère de l’écologie évoquait en effet un montant de plusieurs milliards d’euros par année pour l’ensemble des « externalités environnementales » de l’agriculture en 2016. En Suisse, une étude d’Avenir Suisse datant de 2018 (« Une politique agricole d’avenir ») estimait ces mêmes coûts environnementaux globaux à 7,3 milliards de francs par année, dont 75 millions de francs par an directement liés à l’usage des pesticides.
On manque de chiffres dans le domaine sanitaire. Une étude publiée en 2015 dans le Journal of Clinical Endocrinology and Metabolism estimait cependant les dégâts sanitaires liés à l’exposition de la population européenne aux seuls pesticides organophosphorés et organochlorés à quelque 120 milliards d’euros par an.
L’agriculture intensive en pesticides comporte donc des coûts cachés importants, auxquels on ne pense pas forcément quand on se plaint du prix du bio. Si nous nous émancipions des pesticides, ces coûts cachés, que nous payons pourtant toutes et tous aujourd’hui, pourraient être réduits.
Une transition de société plutôt que de l’agriculture
On le voit, les initiatives contre les pesticides n’impliquent pas seulement des changements majeurs dans notre agriculture, mais aussi dans l’ensemble de notre système alimentaire et de notre société. C’est pourquoi le débat ne devrait pas se focaliser sur les pratiques de nos agricultrices et agriculteurs. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement leurs modes de production. C’est aussi l’importance que nous voulons bien donner à l’alimentation dans notre vie, et les choix alimentaires que nous sommes prêts à faire pour ménager notre santé et notre environnement. Outre les agricultrices et les agriculteurs, les consommatrices et les consommateurs ne sont pas les seuls impliqués : tous les acteurs du secteur agro-alimentaire, dont le commerce de détail, ont une responsabilité à assumer.
Dans quelle mesure sommes-nous dès lors disposés à accompagner les exploitations agricoles dans la transition écologique qu’elles seraient amenées à réaliser en une décennie, si les initiatives étaient acceptées ? Et comment pouvons-nous les soutenir sur ce chemin, que nous devrions parcourir ensemble, pour protéger notre santé et notre environnement ? Ce sont ces questions, centrales, que nous devons nous poser aujourd’hui.
La transition de l’agrochimie à l’agroécologie est possible, si nous sommes prêts à y contribuer comme consommatrices et comme consommateurs, et si nous apportons au secteur agricole un soutien suffisant. Elle est indispensable, pour préserver les bases naturelles de la productivité agricole, la biodiversité et notre santé. Voilà pourquoi je soutiendrai les deux initiatives le 13 juin prochain.