Ce printemps noir en Méditerranée centrale

Depuis le mois de mars, l’assistance humanitaire est particulièrement difficile et complexe en Méditerranée centrale alors que les traversées augmentent depuis la Libye. Les sauvetages en Méditerranée souffrent depuis longtemps d’une politisation extrême mais les récentes mesures de sécurité sanitaires contre la propagation du Covid-19 décidées par les gouvernements ont rendu l’assistance aux migrants et aux réfugiés encore plus difficiles. 

 

Il y a eu la fermeture des frontières rendant les relocalisations et les réinstallations impossibles, il y a eu la fermeture des ports rendant le débarquement des rescapés en mer et l’approvisionnement des navires humanitaires extrêmement complexes et il y a eu le blocage des navires humanitaires dans les ports. La politique sanitaire des gouvernements européens a malheureusement aussi été le prétexte pour empêcher l’arrivée de personnes en demande de protection et, si possible, les refouler illégalement en Libye

 

 

Attaques des équipes de sauvetage en mer, non-assistance et refoulements illégaux

 

Il faut écouter le débat organisé par la Commission des libertés civiles du Parlement européen ((“Commission LIBE”) du 28 avril dernier pour se rendre compte de la difficulté, de la dangerosité et de la complexité des opérations de sauvetages en Méditerranée centrale ce printemps. Lors de la réunion, des représentants de la Commission européenne, de Frontex, du HCR, du Conseil de l’Europe, de MSF et de Sea Eye ont fait leur rapport de situation sur, notamment, les opérations de sauvetages en mer. Le week-end de Pâques a été particulièrement difficile. 

 

Le 6 avril, l’Alan Kurdi, seul navire humanitaire en Méditerranée centrale, portait secours à 150 migrants lors de deux opérations de sauvetage au large de la Libye. C’était le premier sauvetage au depuis un mois et donc depuis le début de la propagation du coronavirus en Europe. L’Alan Kurdi était le seul navire humanitaire présent en mer Méditerranée

 

Le rapport de Julian Pahlke, porte-parole de l’ONG Sea Eye qui affrète l’Alan Kurdi, sur les opérations de sauvetages du 6 avril, fait froid dans le dos. Voici son compte rendu: 

 

Pendant les sauvetages nous avons été attaqué par les forces libyennes (gardes-côtes) qui ont procédé à des tirs de sommation puis directement vers nous, c’était une énième attaque au cours des six derniers mois provenant de forces qui sont vraisemblablement formés par l’Union européenne. Pendant ces opérations, des personnes ont sauté dans l’eau, ont paniqué et elles ne portaient évidemment aucun gilet de sauvetage. Nous avons donc mené une opération de SAR (search and rescue -recherche et sauvetage) avec des cas graves d’hypothermie (…) Nous avions 150 personnes à bords et nous avons dû attendre douze jours avant qu’un port nous ouvre (…) Seulement 146 personnes ont reçu l’autorisation d’être transféré sur un ferry nous ne savons pas si les personnes ont été relocalisées depuis.

Je voulais soulever un autre cas qui a eu lieu au même moment du week-end de Pâques. Plusieurs bateaux étaient en détresse, un bateau avec 63 passagers à bord. Aucune opération de sauvetage n’a été menée durant trois jours, ni par Malte, alors que les autorités compétentes avaient reçu des confirmations à plusieurs reprises par des avions de Frontex. Ils n’ont pas partagé la localisation de l’embarcation en détresse avec d’autres bateaux présents dans la région. Les informations sur les navires et sur les personnes en détresse étaient classées comme confidentielles. Les personnes ont été ramenées en Libye avec l’aide de bateaux libyens, 51 personnes ont survécu et 7 autres sont toujours portées disparues. Une intervention précoce aurait des morts ou un retour en Libye.

Malte utiliserait une flotte secrète de bateaux de pêche pour empêcher les débarquements (et procéder à des refoulements en Libye) et cela doit être assorti de conséquences juridiques et de sanctions. Les informations sur les bateaux en détresse ne doivent jamais être classées comme confidentielles afin de permettre la survie et le sauvetage en détresse. Il faut avoir accès à la position des personnes en danger, la Commission européenne et les groupes politiques doivent mettre en place un mécanisme pour les opérations de Frontex(…)

 

La crainte des “naufrages invisibles”

 

Depuis deux semaines il n’y a plus aucun navire humanitaire en mer. Pourtant, les départs de Libye sont élevés (1). Les statistiques actuelles concernant les décès en mer sont fausses et ne reflètent pas la réalité des traversées. Vincent Cochetel, envoyé spécial pour la Méditerranée centrale auprès du HCR, estime que le nombre réel de morts est bien supérieur. Selon lui au moins 179 personnes se sont noyées en mer entre janvier et avril 2020. Ses estimations de « naufragés invisibles » découlent des départs de Libye qui ont pratiquement quadruplé par rapport l’année dernière, avec 6 629 tentatives pour atteindre l’Europe pendant que ceux de Tunisie ont plus que doublé. Depuis le début de l’année 2020, 3 366 personnes au total sont arrivées en Italie depuis la Libye et la Tunisie (au 27 avril), ce qui représente une augmentation importante de 667 personnes par rapport à la même période en 2019 (2). 

 

A quand un mécanisme de sauvetage, de débarquement et de relocalisation 

 

Permettre aux navires humanitaires de repartir en mer est donc crucial. Bien sûr les organisations humanitaires reconnaissent la situation particulièrement difficile de l’Italie et de Malte en cette période de pandémie et elles ont remercié les efforts d’accueils des pays en “front de mer” délaissés par l’Union européenne. Mais le Covid-19 a aussi été le prétexte pour empêcher l’arrivée de migrants en Europe. Selon plusieurs organisations et médias d’investigation, Malte en aurait profité pour refouler illégalement des personnes vers la Libye, dérouter des migrants à la dérive, retarder un sauvetage en mer et empêcher le débarquement de centaines de rescapés. 

Les refoulements vers la Libye doivent cesser. Un mécanisme clair pour les sauvetages des personnes, leur débarquement et leur relocalisation vers d’autres pays de l’Union européenne doit être instauré au plus vite. Les euro-députés de la Commission LIBE ont demandé l’arrêt du financement des garde-côtes libyens suite au débat du 28 avril et le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme vient de demander un moratoire sur les retours de migrants en Libye. L’ONG Refugee Rights Europe et plus de 60 experts, professionnels et défenseurs des droits de l’homme ont signé une lettre ouverte aux 27 États membres de l’Union européenne, appelant les gouvernements à défendre les droits des personnes déplacées dans leurs réponses COVID-19. Espérons qu’ils seront entendus !

 

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  1. Début mai, l’Alan Kurdi et l’Aita Mari, un autre navire affrété par l’ONG  espagnole Mayday Terraneo ont été saisis par les autorités italiennes et forcés à quai. L’Aita Mari venait d’effectuer sa dernière opération de sauvetage le 13 avril au large des côtes libyennes et les migrants secourus avaient aussi pu être transférés sur le ferry italien Rubattino, pour une mise en quarantaine de 14 jours. Ils ont été autorisés à amarrer en Italie lundi 4 mai mais à cette date seule l’Allemagne avait accepter de relocaliser un groupe de personne. Le dimanche 3 mai, un navire commercial le Marina avait reçu l’ordre de porter secours à 78 migrants en détresse que finalement ni Malte, ni l’Italie n’étaient d’accord de prendre en charge. C’est finalement en Sicile que les rescapés ont reçu l’autorisation de débarquer alors que 200 autres migrants secourus par deux navires maltais la même semaine étaient toujours bloqués en mer.  Difficile de tenir une comptabilité stricte des arrivées. Certaines embarcations sont aussi parvenues directement à Lampedusa de manière autonome au même moment. Aujourd’hui encore 162 migrants sont bloqués sur deux bateaux de tourisme au large de Malte. Human Rights Watch dénonce une détention arbitraire de ces personnes. 
  2. Research Brief (UN Office on Drug and Crime), How COVID-19 restrictions and the economic consequences are likely to impact migrant smuggling and cross-border trafficking in persons to Europe and North America, May 2020.

 

Jasmine Caye

Avec une expérience juridique auprès des requérants d'asile à l'aéroport de Genève, Jasmine Caye aime décrypter l'information sur les réfugiés et les questions de migration. Elle a présidé le Centre suisse pour la défense des droits des migrants (CSDM) et continue d'assister des personnes en procédure d'asile. Les articles sur ce blog paraissent en version courte sur un autre blog ForumAsile.