L’Ocean Viking repart bientôt en mer. Interview de Caroline Abu Sa’Da, directrice de SOS Méditerranée Suisse

Photo © Anthony Jean / SOS MEDITERRANEE


 

SOS Méditerranée est l’organisation humanitaire qui affrète l’Ocean Viking. Depuis 2016 et avec l’aide de ses partenaires Médecins du Monde puis Médecins sans frontières (MSF), l’organisation a sauvé des milliers de réfugiés abandonnés en pleine mer au large des côtes libyennes. Entre le 15 et le 19 février dernier, l’Ocean Viking a porté secours à 276 rescapés, sa dernière rotation avant l’imposition des mesures d’urgences pandémiques, la clôture des ports et des frontières. 

De retour à Marseille, un différent de stratégie opérationnelle a sonné le glas du partenariat avec Médecins sans frontières (MSF). Fallait-il repartir ou non en mer? Pour MSF, l’urgence humanitaire l’exigeait. Une stratégie de court terme selon SOS Méditerranée car l’urgence sanitaire covid-19 et le risque de fermeture des ports italiens et maltais ne le permettait pas.  Résultat: le partenariat vieux de quatre ans a été rompu par MSF juste avant Pâques.

J’ai souhaité comprendre pourquoi et ce que cela impliquait pour l’organisation. Caroline Abu Sa’Da est la directrice de SOS Méditerranée Suisse depuis octobre 2017. Je la remercie d’avoir répondu à mes questions. 

 

                 Photo © Miguel Bueno

 

Le 20 février vous avez annoncé avoir procédé au sauvetage de 276 personnes au large de la Libye. Etait ce votre dernière opération de sauvetage? 

Oui nous avons porté secours à 276 personnes et c’était notre dernier sauvetage. On a eu une autorisation de débarquement à Pozzallo en Sicile qui a été assez rapide et on a été placé en quarantaine jusqu’au 8 mars. Le navire est reparti le 17 mars vers Marseille au moment où les frontières ont commencé à se fermer. Nous avons choisi de rentrer aussi parce que les autorités italiennes nous ont informés qu’ils auraient besoin de place dans leurs ports pour d’autres navires commerciaux. Une fois à Marseille nous avons commencé à réfléchir à la suite des opérations. 

Plus de trois mois se sont écoulés depuis, durant cette période sanitaire sans précédent, que s’est-il passé pour SOS Méditerranée? 

Nous avons dû prendre des décisions stratégiques importantes. Notre prise de décision repose sur le consensus de quatre directeurs nationaux (Allemagne, France, Italie et Suisse) avec notre chef des opérations Frédéric Penard.  Nous avons donc eu beaucoup de discussions entre nous et aussi avec MSF pour décider si on repartait en mer. Deux semaine avant Pâques, MSF nous communique sa volonté de repartir tout de suite en mer et nous n’avons pas été d’accord. Même s’il aurait été probablement possible de faire des sauvetages, nous pensions qu’il aurait été impossible d’effectuer non seulement les évacuations médicales mais aussi le ravitaillement du bateau. Le problème n’est pas tant la fermeture des ports. Par la suite, l’Italie et Malte ont en plus déclaré leurs ports non-sûrs pour le débarquement des rescapés par des navires d’ONG, ce qui rendait d’autant plus difficile de garantir la sécurité des équipes et des rescapés, on ne pouvait pas se permettre le luxe de rester des semaines bloqués en mer. Au moment où nous discutions début avril, nous n’avions aucune certitude sur ce qui se passerait. 

Pourquoi vous êtes-vous séparé de MSF? 

Pour MSF il fallait repartir au plus vite quitte à nous retrouver nous-mêmes en situation d’urgence. Ce n’est pas du tout notre manière de fonctionner, SOS Méditerranée a pour principe de ne jamais violer les eaux territoriales d’un pays. Nous nous appliquons depuis le début à respecter le droit international et le droit maritime. L’armateur norvégien était de notre avis et l’Italie et Malte signalaient déjà qu’ils ne seraient pas en position de faciliter des débarquements. Aussi nous étions de l’avis que MSF avait une vision de court-terme. Le mardi juste avant le week-end de Pâques, MSF nous annonce mettre un terme au partenariat, décision annoncée publiquement le 17 avril. Cette décision n’avait pas de sens à nos yeux. Encore aujourd’hui, avec le recul nous savons que nous avons pris la bonne décision. 

Qu’est ce que cela implique pour vous? 

Depuis, notre travail à consister à recruter une nouvelle équipe médicale intégrée à SOS Méditerranée. Nous devons aussi trouver les fonds pour la part du coût d’affrètement pris en charge par MSF. Aujourd’hui nous nous retrouvons avec un trou financier conséquent qu’il faut absolument combler. Cependant le moment est particulièrement compliqué pour la recherche de fonds. Pour terminer l’année 2020 correctement il nous faut 1.5 millions d’euros mais les institutions nous ferment la porte ou nous disent de revenir avec une demande en 2021. Heureusement, nous avons obtenu une réduction de prix de l’affréteur et nous nous concentrons sur les coûts essentiels pour les sauvetages en mer avec une seule équipe intégrée à bord. 

Quand pensez vous repartir en mer? 

Si tout va bien on arrivera à repartir courant juin. Certaines personnes de l’équipage doivent encore arriver, certains sont bloqués chez eux, alors nous attendons d’avoir tout le monde réunis pour commencer la quarantaine avant notre départ. Nous n’avons pas besoin d’autorisation pour quitter le port. 

Vous avez pour principe de ne jamais violer la limite des eaux territoriales des pays et vous demandez toujours la possibilité de les franchir afin de permettre le débarquement des rescapés. Le risque aujourd’hui est de rester bloqué en mer? 

C’est clairement entrain de s’améliorer mais il y a toujours, covid ou pas covid, le risque qu’on aie une période d’attente plus ou moins longue. Avant que le gouvernement Salvini ne tombe on a eu une période d’attente de 17 jours en mer en attendant un port de débarquement. C’est aussi pour ça que nous avons besoin de garanties minimales pour repartir en mer. La possibilité qu’ont eu les deux navires, l’Alan Kurdi et L’Aita Mari, de pouvoir procéder à des évacuations médicales et de pouvoir transférer les rescapés sur d’autres bateaux pour faire la quarantaine, nous rassure. Après si c’est pour les laisser sur ces bateaux au-delà de la période de quarantaine cela n’est pas acceptable. Je suis d’ailleurs assez impressionnée par la virulence du HCR au sujet de la situation des personnes bloquées en ce moment sur les navires de tourisme maltais. 

Existe-t-il un protocole sanitaire spécifique au COVID-19 qui permettrait de fournir des assurances à l’Italie et Malte et éviter de rester bloqués au large sans pouvoir débarquer les rescapés?

Le protocole sanitaire existe déjà. Les épidémies existent depuis toujours et donc les quarantaines aussi. Nous avons un protocole covid-19 stricte qui a encore été affiné. L’Italie par contre a expliqué en avril, au pic de la crise sanitaire, qu’elle n’avait pas la capacité médicale d’accueillir des rescapés pour leur faire faire la quarantaine et a proposé pour cela des bateaux de tourisme. Nous avons observé une nette différence de politique en Italie depuis le remplacement de Matteo Salvini par Luciana Larmogese en gardant à l’esprit que leur message n’est pas nouveau puisque l’Italie comme Malte demandent la mise en place d’un mécanisme européen de relocalisation en Europe des personnes sauvées en mer (…) qui pour l’instant est soutenu par l’Allemagne et la France. La Suisse devrait aussi participer activement à ce mécanisme. Elle vient d’accueillir 23 enfants non-accompagnés qui étaient en Grèce et qui ont de la famille en Suisse. C’est bien mais c’est bien peu.

Vincent Cochetel, envoyé spécial pour la Méditerranée centrale auprès du HCR, a récemment tweeté cette information: “185 personnes auraient fui la Libye en 24h, comment arrive-t-il à ce chiffre?

Il n’y a aucun navire humanitaire en mer actuellement et nous n’avons aucune idée du nombre exact de personnes qui quittent la Libye en ce moment et aucune idée non plus du nombre de personnes en attente d’un sauvetage ou en train de se noyer. Je ne crois pas au chiffre de 179 morts depuis le début de l’année, c’est sans aucun doute beaucoup plus. J’appelle les organisations comme le HCR et l’OIM de parler plutôt de 179 cas de disparus enregistrés. 

A l’heure actuelle se déroule en Méditerranée le scénario catastrophe. Nous craignons de nombreux naufrages invisibles pour plusieurs raisons: il y a le conflit qui s’intensifie en Libye, il y a la crise sanitaire avec la fermeture des frontières terrestres entre ce pays et ses pays voisins, il  n’y a pas de navire humanitaire en mer, enfin la météo est bonne et favorise les départs en mer. Par ailleurs, il est très compliqué pour des navires commerciaux de sauver des personnes en mer. On sait qu’il y a des départs réguliers mais l’absence de navires humanitaires rend les capacités de témoignages impossibles et Frontex est un trou noir. 

***

Durant les prochains mois, SOS Méditerranée devra faire face à de nombreux défis. Pour les affronter l’organisation s’appuie sur un socle solide, le respect des conventions internationales, du droit maritime et du droit coutumier international. Tout en plaçant l’humain au centre de ses priorités, l’organisation a pour principe de ne jamais violer les eaux territoriales des pays. Peu de gens le savent et il faut le rappeler. Si par exemple le CICR décidait aussi de mener des opérations de recherche et de sauvetage en mer, son action se ferait dans le même cadre légal  qui prévoit l’obligation de prêter assistance  et de débarquer les rescapés dans un lieu sûr.

 

 

Jasmine Caye

Avec une expérience juridique auprès des requérants d'asile à l'aéroport de Genève, Jasmine Caye aime décrypter l'information sur les réfugiés et les questions de migration. Elle a présidé le Centre suisse pour la défense des droits des migrants (CSDM) et continue d'assister des personnes en procédure d'asile. Les articles sur ce blog paraissent en version courte sur un autre blog ForumAsile.

Une réponse à “L’Ocean Viking repart bientôt en mer. Interview de Caroline Abu Sa’Da, directrice de SOS Méditerranée Suisse

  1. Imaginez ce que nous vivons au quotidien… baisser les yeux dans le métro, évitez les regards dans la rue, ne pas mentionner publiquement notre religion (non islam) et voir nos filles se faire mal traitées en classe…

    Vous appelez cela un enfer après une semaine, essayez une vie entière !

    https://www.tdg.ch/locean-viking-vit-un-enfer-sans-nom-793044690951

    Les accueillir oui, s’ils sont en danger, mais pourquoi ne pas exiger d’eux travail et intégration ??

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