En Suisse, le taux de reconnaissance des apatrides est trop bas selon le HCR qui demande des changements

Lors d’une conférence récente à Berne, le Bureau du HCR pour la Suisse et le Liechtenstein communiquait les résultats d’une Etude sur l’apatridie en Suisse (1). Elle a été conduite dans le cadre de la campagne mondiale  #IBelong (#J’appartiens) du HCR pour mettre fin à l’apatridie dans le monde d’ici 2024.  Selon l’ONU, 10 millions de personnes dont un tiers d’enfants  dans le monde sont privés de nationalité et n’accèdent que très rarement à l’éducation, à l’emploi et aux soins médicaux (2). Sans aucune protection étatique, elles sont souvent victimes des pires violences. “Invisible. C’est le terme le plus couramment utilisé pour décrire la vie sans nationalité” précise souvent Filippo Grandi, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés.

 

L’étude sur la situation des apatrides en Suisse est critique à l’égard des autorités suisses et aboutit à une série de recommandations

 

D’où vient l’inquiétude? Principalement du taux de reconnaissance bas. En septembre 2018, seulement 606 personnes étaient reconnues comme apatrides alors que 1000 autres personnes figuraient dans les catégories statistiques appelées «sans nationalité» ou «État inconnu». C’est la procédure de reconnaissance en apatridie qui fait défaut selon le HCR qui estime aussi que les autorités suisse devraient se conformer davantage à la Convention de 1954 relative au statut des apatrides.

Interrogée après la conférence, Anja Klug, directrice du Bureau du HCR pour la Suisse et le Liechtenstein (HCR) précise que la Suisse n’est pas la moins bonne élève en Europe. Elle est avec la France et l’Angleterre l’un des seuls pays à avoir une procédure de reconnaissance avec une unité spécialement consacrée à la procédure. Et il faut souligner que la Suisse ne fait pas partie des pays qui créent l’apatridie comme c’est le cas des pays baltes et des pays de l’ex-Yougoslavie où les Roms ont des difficultés importantes pour obtenir la nationalité des pays où ils résident. Mais ce qu’on peut critiquer le plus est le taux de reconnaissance très bas. La situation est particulièrement grave pour les personnes palestiniennes et kurdes en provenance de Syrie qui ne reçoivent que très rarement le statut d’apatride, ce qui est vraiment problématique.”

 

A ce jour, la Suisse a adhéré à la Convention de 1954 relative au statut des apatrides qui précise qui est apatride et les droits attachés au statut. Elle tourne encore le dos à la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie, à la Convention européenne de 1997 sur la nationalité et à la Convention du Conseil de l’Europe de 2006 sur la prévention des cas d’apatridie en relation avec la succession d’Etats. Or, l’adhésion à ces instruments est primordiale pour réduire autant que possible les cas d’apatridie en Suisse.

 

Parmi les nombreuses recommandations, citons tout d’abord la procédure défaillante de reconnaissance des apatrides qui ne prévoit pas d’audition. Le candidat est un numéro qui est recalé si un document manque au dossier. Il existe une possibilité de recours au Tribunal administratif fédéral (TAF) mais le HCR insiste sur la nécessité d’introduire, comme dans la procédure d’asile, le droit d’être entendu lors d’une audition. Pour cela il faudrait une loi ou une directive, malheureusement inexistante aujourd’hui. En outre, la question du fardeau de la preuve qui incombe uniquement aux candidats et le devoir de démontrer “un intérêt digne d’être protégé” sont deux exigences qui rendent la reconnaissance très difficile. Clairement, les personnes qui soumettent une demande en reconnaissance d’apatridie sont moins bien traités que les requérants d’asile alors qu’ils méritent une procédure semblable.

 

Le HCR déplore aussi l’interprétation restrictive que les autorités suisses font de la notion de “personnes apatrides” définie dans la Convention de 1954. La Suisse ne reconnaît pas les personnes apatrides de facto, celles que leur Etat décide de ne pas reconnaître. Pour Anja Klug, une telle interprétation n’est pas conforme à la convention. Elle s’explique dans un article récent (3): “Si l’on se réfère à la Convention relative au statut des apatrides, la seule question déterminante consiste pourtant à savoir si un Etat considère les personnes concernées comme ses ressortissants ou non. Le même problème se pose pour les personnes qui ont renoncé à leur nationalité (ou n’ont pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour l’acquérir ou la réintégrer) : le droit suisse ne les reconnaît pas non plus comme des apatrides, même si elles le sont en vertu de la Convention de 1954.” Autre critique, la Suisse exclut systématiquement toutes les personnes qui peuvent bénéficier de la protection d’une organisation de l’ONU. C’est le cas des personnes palestiniennes sous mandat de protection  de l’UNRWA. Même si cette manière de faire correspond aux clauses d’exclusion prévues dans la Convention de 1954, pour des raisons pratiques et humanitaire, le HCR recommande de ne pas les exclure automatiquement.  

 

Autre requête du HCR, celle qui demande à la Suisse de combler les lacunes concernant le statut juridique des apatrides. Si les apatrides jouissent de la plupart des droits minimaux (autorisation de séjour, accès au marché du travail, liberté de circulation, prestations d’aide sociale), le droit au regroupement familial n’est pas garanti et la procédure de naturalisation facilitée n’est ouverte qu’aux mineurs. Or il est nécessaire que les enfants apatrides puissent obtenir automatiquement la citoyenneté suisse, sans en faire la demande sinon ils héritent de l’apatridie de leurs parents. Ce serait le moyen d’éviter la transmission de l’apatridie de générations en générations.

 

Enfin, le HCR recommande aux autorités d’abandonner le «Passeport pour étrangers» et de remettre le «Titre de voyage pour apatrides» prévu par la Convention de 1954 et plus largement reconnu à l’international afin de faciliter les voyages à l’étranger. Cette modification pourrait avoir lieu rapidement. Si le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) est déjà en train de revoir quelques modalités de procédure, il se déclare limité par l’absence de loi spécifique sur l’apatridie. Il s’avère que le manque de connaissance générale de la problématique est flagrante en Suisse. Une amélioration immédiate dans la prise en compte des personnes apatrides passe par une meilleure information mise à disposition des demandeurs et aussi par la formation des personnes qui auditionnent les requérants d’asile.

 

Anja Klug estime que “la Suisse a son rôle à jouer en politique étrangère, vis-à-vis de pays comme la Syrie, qui devraient modifier leur législation notamment en matière de transmission de la nationalité par les femmes, ce qui permettrait de diminuer grandement le nombre d’apatrides en provenance de cette région du monde. La Suisse peut et doit encourager d’autres Etats à ne plus être des pays producteurs d’apatrides.”

 

A consulter également:


 

(1) Staatenlosigkeit in der Schweiz, UNHCR Büro für die Schweiz und Liechtenstein, November 2018, le résumé de cette étude est accessible en français ici. En Suisse, le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) est chargé de la reconnaissance du statut d’apatride. Des informations additionnelles sur la procédure en Suisse sont disponibles sur le site internet du SEM et dans le Manuel asile et retour du SEM.

(2) Les causes de l’apatridie sont nombreuses. En premier lieu il faut citer les  lacunes et discriminations à l’égard des femmes ou de groupes ethniques dans les lois sur la nationalité. L’exemple syrien illustre cette problématique. En effet, le droit syrien sur la nationalité est principalement fondé sur le jus sanguinis paternel. Ainsi un enfant ne deviendra syrien que s’il a un père syrien. La naissance d’une mère syrienne ne confère pas automatiquement la nationalité et, bien qu’il existe des critères en vertu desquels une femme syrienne peut être en mesure de transmettre sa nationalité – comme lorsque le père est inconnu – cela est rarement appliqué. S’il est né à l’étranger, un enfant ne sera syrien que si son père est syrien. Dans la situation de déplacement, il existe de nombreuses circonstances dans lesquelles il est impossible d’établir qui est le père – par exemple, s’il n’y a pas d’enregistrement de mariage ou si le père est inconnu, mort ou disparu. Par conséquent, la discrimination dans la loi sur la nationalité syrienne augmente le risque d’apatridie parmi les enfants déplacés. La Syrie n’est pas seule, dans 27 pays les lois sur la transmission de la nationalité sont discriminatoires à l’égard des femmes ou discriminatoires à l’égard de certains groupes ethniques ou religieux peut motiver un refus d’octroi de la nationalité. On peut alors être à la fois apatride et réfugié. En deuxième lieu, il faut citer l’émergence de nouveaux Etats et les modifications de frontières. L’exemple de l’ex-Yougoslavie est révélateur puisque beaucoup de personnes sont devenues apatrides après la dissolution du pays. Enfin, l’apatridie peut résulter de la perte ou de la privation de nationalité. Dans certains pays, les citoyens peuvent perdre leur nationalité simplement du fait d’avoir vécu hors de leur pays pendant une longue période. Les Etats peuvent aussi priver des citoyens de leur nationalité par des modifications de la loi qui rendent des populations entières apatrides, en utilisant des critères discriminatoires comme l’appartenance ethnique ou la race. Un exemple criant: le changement en 1982 de la loi sur la  citoyenneté promulguée par la junte militaire birmane a enlevé les Rohingyas de la liste des 135 «races nationales» de Birmanie.

(3) Anja Klug, Vous n’êtes tout de même pas simplement tombé du ciel, vous devez bien venir de quelque part!, Terra Cognita, Revue suisse de la migration et de l’intégration, automne 2018.

Jasmine Caye

Avec une expérience juridique auprès des requérants d'asile à l'aéroport de Genève, Jasmine Caye aime décrypter l'information sur les réfugiés et les questions de migration. Elle a présidé le Centre suisse pour la défense des droits des migrants (CSDM) et continue d'assister des personnes en procédure d'asile. Les articles sur ce blog paraissent en version courte sur un autre blog ForumAsile.

3 réponses à “En Suisse, le taux de reconnaissance des apatrides est trop bas selon le HCR qui demande des changements

  1. Madame,
    Le sujet est important. Selon votre expérience, y a t il vraiment un problème d’apatridie en Suisse ou est-ce des requérants d’asile (p. ex. Marocains) qui se prétendent palestiniens pour profiter des manques de contrôles ??

    1. L’Etude du HCR sur la question est très détaillée et je vous recommande sa lecture. Elle est disponible ici. Je pense qu’aucune administration n’est à l’abris d’une “erreur de casting” mais justement la modification de procédure suggérée par le HCR, notamment le passage aux auditions des requérants à l’apatridie serait un meilleur procédé pour justement éviter des erreurs. Cependant, les documents exigés aux personnes qui soumettent des demandes en reconnaissances d’apatridie, sont nombreux et rendent des tricheries très difficiles.

      1. Merci de votre réponse.
        Le rapport du HCR se fonde sur les données du SEM, qui lui-même reprend les informations spontanées des (très souvent) requérants d’asile.

        Or aucune de ces données n’atteste de l’état civil (nationalité ou absence) des personnes concernées… d’où ma question pour connaître votre opinion de spécialiste.

        Je suis par ailleurs d’accord qu’il est très dur de prouver son apatridie (p. ex. un kurde en Syrie), mais ne pensez-vous pas que les difficultés d’exécution d’un renvoi font que certaines personnes ont tout intérêt à se prétendre apatride pour rester en Suisse quelques années/décennies supplémentaire?

        Actuellement, le SEM va sans doute changer sa pratique interne pour que les expressions “etat inconnu”, “sans nationalité”, etc disparaissent mais cela ne changera rien pour les authentiques apatrides concernés. Le kurde syrien sera syrien pour la Suisse et peut-être apatride en réalité ou… pas.

        Plutôt que faire pression sur les gentils etats, le HCR ne ferait-il pas mieux de procéder à des enregistrements dans les pays de départ (p. ex. camps de déplacés en Syrie) afin que l’on dispose d’informations crédibles? Même si cela faciliterait en définitive l’exécution des renvois?

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