2016: l’année de la désobéissance civile en Suisse

A la Chapelle Mon-Gré de Lausanne, le père Gabriel Pittet accueille depuis avril 2016 les protégés du Collectif R qui s’étaient réfugiés à l’église Saint-Laurent en mars 2015. Ce sont toutes des personnes menacées de renvoi dans le cadre des accords de Dublin, donc vers le premier pays européen par lequel ils sont arrivés.

Au même moment, Pierre Bühler, Professeur émérite de théologie à l’université de Zurich lance le manifeste Les églises comme lieux d’asile. En juin 2016, suivant l’exemple du Collectif R, c’est l’Association Solidarité Tattes qui annonçait la création d’un réseau de parrains et marraines de requérants “dublinés” pour les domicilier chez eux et les soutenir dans leurs démarches.

En septembre 2016, Lisa Bosia Mirra, députée socialiste au Grand conseil tessinois, est arrêtée à la frontière tessinoise soupçonnée d’aider des mineurs non-accompagnés bloqués à Côme, à entrer illégalement en Suisse. Le même mois, la perquisition au domicile de deux élus communaux vaudois parrains du Collectif R motive ces derniers à encourager l’hébergement illégal de migrants.

“Faut pas croire” Philippe Leuba mais plutôt Pierre Bühler

Récemment l’émission “Faut pas croire” de la RTS a confronté Philippe Leuba, conseiller d’Etat vaudois et Pierre Bühler sur le sujet de la désobéissance civile. Un débat qui a montré le fossé existant entre deux mondes: celui qui considère le règlement Dublin comme un tuyau de vidange et celui qui le considère comme un texte qui doit être mieux respecté puisqu’il prévoit des dispositions humanitaires trop souvent ignorées (2).

Lors de cette émission, Philippe Leuba a admis qu’une loi ne devait pas être appliquée aveuglément sans réflexion, mais il a condamné la désobéissance civile lorsqu’elle s’oppose à une loi votée par le peuple, lorsque le renvoi s’effectue vers des pays qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme et que les requérants peuvent contester la décision de renvoi auprès du Tribunal administratif fédéral.

Ce raisonnement tient la route sur le papier. La réalité est moins rose. Tout d’abord, la Grèce et la Hongrie ont aussi ratifié la Convention européenne des droits de l’homme mais les renvois Dublin vers ces pays sont interdits parce que les conditions d’accueils y sont intolérables. Et puis si les possibilités de recours existent, leurs délais sont trop courts (cinq jours ouvrables) et l’indépendance des juges est un leurre. Une étude récente du Tages Anzeiger nous le confirme, les juges UDC au Tribunal administratif fédéral comme Fulvio Haefeli et David R. Wenger donnent des décisions négatives de manière presque automatique. Le climat politique tendu se distille dans nos tribunaux et même au niveau de la Cour européenne des droits de l’homme qui doit ménager les tendances nationalistes des partis populaires en Europe.

La désobéissance civile grandira en 2017, à moins que….

Pierre Bühler a eu raison de rappeler le climat général tendu à l’égard des requérants d’asile en Suisse et en Europe qui pousse les autorités à chercher des solutions pragmatiques efficaces pour renvoyer autant de personnes que possible vers des pays où les conditions d’accueil sont extrêmement difficiles. Pour lui comme pour beaucoup d’autres philosophes et théologiens, la désobéissance civile ne se justifie que lorsqu’elle se fonde sur des principes fondamentaux éthiques supérieurs aux lois. En Suisse, c’est l’accumulation de mauvaises nouvelles comme la séparation de familles enfin réunies, le renvoi de personnes vulnérables, les méthodes policières très contestables et l’impuissance des avocats au service des requérants d’asile qui alimentent le terreau de la désobéissance civile.

Pourtant 2016 est une année relativement calme en ce qui concerne le nombre de demandes d’asile qui ne dépasseront pas les 24’000 cette année – une baisse de 40% par rapport à 2015. La Suisse, peu solidaire de l’Italie, reste le pays européen qui renvoie en masse vers ce pays. Il y a quelques jours, Amnesty International dénonçait encore l’application rigide du règlement Dublin avec des expulsions illégales et des mauvais traitements et pointait du doigt le mauvais élève suisse.

La désobéissance civile indique une fissure dans la confiance envers les institutions. Le malaise est profond et nos autorités doivent y répondre avec une solution: celle d’étudier mieux les dossiers afin d’éviter des renvois inhumains. Sans prise de conscience de leur part, la désobéissance civile grandira en 2017.


  1. Le Règlement Dublin constitue un cadre juridique qui permet de désigner l’Etat compétent pour examiner une demande d’asile. Les Etats Dublin regroupent tous les Etats de l’UE, ainsi que les quatre Etats associés (Suisse, Norvège, Islande et Principauté de Liechtenstein).
  1. Le paragraphe 17 du préambule et l’article 17 alinéa 1 du Règlement Dublin prévoient qu’un Etat membre puisse déroger aux critères de responsabilité notamment pour des motifs humanitaires afin de permettre le rapprochement des membres de la famille ou tout autre proche ou parent. L’Etat concerné peut examiner une demande d’asile pour ces raisons même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement.  

Réfugiés jusqu’à preuve du contraire

L’usage généralisé du mot “migrant” banalise la détresse des réfugiés. Doit-on considérer que toutes les personnes qui font la traversée de la Méditerranée sont des “réfugiés” ou des “migrants” ? Comment se fait-il que ceux qui fuient les violences au Soudan du Sud pour l’Ethiopie et l’Ouganda sont appelés “réfugiés” pendant que ceux qui fuient les conflits et la violence en Afghanistan, en Syrie, en Erythrée sont généralement appelés “migrants” lorsqu’ils déposent leur demande d’asile en Europe?

En juillet 2016, le Haut commissariat aux réfugiés (HCR) a dû rappeler que les deux termes avaient des significations différentes et que les confondre engendrait des problèmes pour la protection de ces deux groupes de personnes. Les réfugiés sont des personnes qui fuient un conflit armé ou la persécution et traversent la frontière de leur pays pour trouver la sécurité. Ils reçoivent un statut de réfugié lorsqu’un retour vers leur pays mettrait leur sécurité, leur vie en danger.  Ils ont donc besoin d’un statut de protection reconnu sur le plan international. Alors que les migrants ne sont pas des personnes persécutées ou forcées de fuir des conflits. Elles choisissent de se déplacer pour améliorer leur situation économique, rejoindre leur famille, étudier à l’étranger ou d’autres raisons. Elles ont la possibilité de retourner dans leur pays d’origine sans craindre pour leur vie.

L’année dernière, au pic de la crise des réfugiés, cette question du choix des mots a ressurgi et derrière la bataille sémantique se pose évidemment la question des appartenances politiques, de l’impact sur l’opinion publique et de notre considération envers les requérants d’asile. Plus récemment, elle a été débattue lors de la Table ronde organisée par l’Association Vivre Ensemble qui fête cette année ses 30 ans d’existence. Une occasion de débattre avec les journalistes sur la portée des mots. Vivre Ensemble est sur le point de finaliser un manuel-glossaire sur l’asile et les réfugiés destiné aux journalistes.

Il est vrai qu’à force de reprendre les communiqués de presse des agences européennes de sécurité (Frontex) et de l’Organisation international des migrations (OIM), les médias ont souvent préféré utiliser le terme “migrant” au détriment de “réfugié” dans leurs communications au public. Il suffit de “googler” les termes: “migrants, migrants illégaux, illegal migrants” pour le constater. L’affaire des refoulements par les gardes-frontière suisses de mineurs non-accompagnés traités de “migrants illégaux” à Côme cet été a d’ailleurs soulevé des questions sur la formation nécessaire de ces derniers.  

Cette confusion n’est pas uniquement la faute des médias, loin de là. Même si les journalistes sont dans la ligne de mire des politiciens qui n’hésitent pas à réprimander en public ou en privé les journalistes et les rédactions à leurs convenances ce sont surtout les institutions récemment renforcées dans leurs missions pour gérer les flux migratoires qui expliquent aussi l’utilisation accrue du mot “migrant” au détriment de celui de “réfugié”.

Il y a tout d’abord ce système d’asile européen défectueux fondé sur la Règlementation Dublin avec ses milliers de transferts annuels de requérants d’asile qui donne le sentiment que ces derniers sont de passage. Il y a aussi la montée en puissance de Frontex, en charge de la surveillance des frontières européennes et sa mission de contrôle ainsi que celle de l’ OIM qui prône au contraire une solution internationale pour permettre l’entrée légale de personnes à la recherche d’un travail en Europe. Ces développements institutionnels ont certainement contribué à promouvoir la confusion des termes ce qui fait le jeu, malheureusement, des partis d’extrêmes-droite.

En vérité, ceux qui viennent en Europe pour y déposer une demande d’asile, qu’elle soit fondée ou infondée, sont des réfugiés jusqu’à preuve du contraire. Pourquoi? Parce que l’asile est, pour l’instant, la seule porte d’entrée légale en Europe pour la majorité des personnes qui viennent de pays ravagés, en batailles, en faillites comme la Syrie, l’Afghanistan et l’Irak et parce que ce n’est qu’à la fin de l’examen houleux de leur demande d’asile que les autorités sont en droit d’affirmer que ces personnes n’avaient aucun motif de fuite et que leur vie n’étaient pas en danger dans leur pays d’origine. Et d’ailleurs même les autorités d’asile se trompent. L’exemple de Madame S.K d’origine tamoule qui a été, entre 2012 et 2014, requérante d’asile, déboutée de l’asile puis après réexamen de son dossier, reconnue comme réfugiée en Suisse en est l’illustration parfaite.

Renvoi Dublin : le cauchemar d’une famille afghane

Amnesty international s’insurge avec raison contre l’acharnement des autorités suisses à vouloir forcer le renvoi d’une famille afghane vers la Norvège.

C’était au début du mois d’octobre.  Cette famille afghane vivant dans le canton de Zoug s’est opposée à son renvoi vers la Norvège craignant un refoulement vers l’Afghanistan. Un couple et leurs quatre enfants de huit, cinq, trois ans et quatre mois ont refusé de monter dans l’avion à l’aéroport. Résultat : le père a été transféré dans un établissement pénitentiaire de Zoug, la mère a été détenue avec son bébé dans la prison de l’aéroport de Kloten et les trois autres enfants ont été placés dans un foyer, sur ordre de l’autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA) alors qu’ils ont une grand-mère en Suisse.

Cet enchaînement de mauvaises décisions administratives est lamentable. Elles ont été injustement avalisées le 17 octobre par le Tribunal administratif fédéral (TAF) qui a confirmé la décision de placement et le maintien des parents en détention.

Amnesty international demande l’ouverture d’une enquête indépendante qui devra établir si les autorités ont agi en conformité avec le droit. En effet, l’APEA aurait dû choisir la solution qui allait dans l’intérêt des enfants et les placer chez leur grand-mère qui se trouve légalement en Suisse. Par ailleurs, les parents n’auraient pas dû être empêchés de les contacter. Enfin les enfants auraient dû être assistés d’un représentant légal.

Il est vrai que la Suisse a des problèmes avec l’application mécanique du Règlement Dublin, n’hésitant pas à séparer des familles vulnérables malgré leurs liens familiaux en Suisse qui en plus auraient de bonnes chances de recevoir la protection de la Suisse si leurs demandes d’asile étaient examinées.

Encore une fois, il est utile de rappeler que le Règlement Dublin prévoit en son paragraphe 17 que « tout Etat membre peut déroger aux critères de responsabilité, notamment pour des motifs humanitaires et de compassion, afin de permettre le rapprochement des membres de la famille, de proches ou de tout autre parent et examiner une demande de protection internationale introduite sur son territoire ou sur le territoire d’un autre Etat membre, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères obligatoires fixés dans le présent règlement. » Cette disposition est réaffirmée par la clause discrétionnaire prévue à l’article 17 alinéa 1.

 

Petit rappel sur l’Erythrée et sur ceux que nous ne devons pas oublier

 

Ils sont détenus au secret depuis quinze ans

Ils ont été arrêtés il y a quinze ans. C’était le 18 septembre 2001 au petit matin. Les forces de sécurités érythréennes, ont arrêté 11 membres officiels du gouvernement parce qu’ils avaient émis, dans une lettre ouverte, des critiques sur les excès dictatoriaux du Président Isaias Aferworki. Ils demandaient l’application de la Constitution et la tenue d’élections. Cette lettre avait lancé le débat et mis le feu aux poudres. Quelques jours plus tard, les rédacteurs en chef de tous les médias indépendants furent arrêtés et transférés dans un lieu de détention isolé. Depuis ce jour, il n’y a plus de presse indépendante en Erythrée.

Ces personnes sont détenues au secret depuis quinze ans alors qu’elles n’ont jamais été inculpées, ni jugées, ni visitées par leurs proches ou par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), présent depuis 1998.

Sont-ils encore vivants ? Selon Reporters Sans Frontières (RSF) et Human Rights Watch, près de la moitié seraient morts. Les appels internationaux en faveur de leur libération n’ont servi à rien.

Parmi les personnes arrêtées, il y a le général Petros Solomon, libérateur d’Asmara en 1991 et ancien Ministre des affaires étrangères, Haile Woldentensae, ancien camarade de bataille du Président et Ogbe Abraha, l’ancien chef d’état-major.  Il y a aussi des journalistes connus comme Dawit Isaac, double national -érythréen et suédois – dont le Ministre de l’information de l’époque, Ali Abdu expliquait en 2013 ne rien savoir de son sort. Ali Abdu s’est d’ailleurs lui-même exilé en décembre 2012 ce qui a provoqué l’arrestation immédiate de plusieurs membres de sa famille, dont sa fille Ciham Ali Abdu qui avait 15 ans. Comme elle est aussi de nationalité américaine, sa détention a été discutée au sein d’une sous-commission de la Chambre des représentants. Les autorités américaines sont sans nouvelles d’elle depuis 2012.

 

La Suisse et la question érythréenne

 

Doit-on collaborer avec un tyran pour stopper le flux migratoire en provenance d’Erythrée ? Comment éviter les morts en Méditerranée ? Comment dissuader la venue de nouveaux demandeurs d’asile en Europe ? Comment promouvoir la paix et le bien être social dans ce pays ? Comment y faciliter les renvois? Ces questions tourmentent certains politiciens suisses et européens.

En Suisse on se rappelle de la visite du groupe parlementaire en février de cette année. Elle a, à juste titre, provoqué de nombreuses critiques car un parlementaire n’a aucun moyen d’y vérifier la situation des droits de l’homme.

Depuis 2015, la Suisse développe des projets de soutien aux migrants dans la région mais le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) reconnaît que la situation des droits humains reste problématique. En 2016 il a accordé l’asile à 46% des demandeurs d’asile érythréens. Et malgré le fait que le nombre de demandes d’asile déposées en Suisse en 2016 a chuté –  moins 57% par rapport à 2015 – le SEM a encore durci sa pratique, n’accordant l’asile politique ou l’admission provisoire qu’aux déserteurs et objecteurs de conscience. Ainsi une personne qui aurait quitté son pays illégalement avant d’avoir été appelée au service militaire, ne pourrait plus prétendre au statut de réfugié ou obtenir l’admission provisoire. Elle recevrait une décision négative d’asile et serait placée à l’aide d’urgence, pour une durée indéterminée. Le SEM opte définitivement pour une pratique dissuasive à l’égard des demandeurs d’asile érythréens tout en sachant que les renvois sont impossibles et intolérables.

 

En attendant, l’Erythrée redore son blason avec l’aide de l’Union européenne

 

L’Union européenne (UE) cherche des solutions semblables à celle qu’elle a trouvé en signant l’accord migratoire avec la Turquie au mois de mars dernier. Elle est plus agressive dans ses projets de développement et tisse des liens économiques et culturels avec Asmara. Les rencontres institutionnelles et politiques se sont intensifiées en 2016. D’ailleurs, le treizième Festival du film européen qui s’ouvre à Asmara fin septembre est largement sponsorisé par l’Union européenne qui lance aussi un Concours de photographie sur les femmes en Erythrée.

Les représentants d’Asmara qui se sont récemment exprimés décrivent un pays respectueux de sa population. Interrogé par Radio France International (RFI) au mois de juin sur la situation des personnes arrêtées en 2001, Osman Saleh, le Ministre érythréen des affaires étrangères, a déclaré que les personnes arrêtées en 2001 étaient vivantes et qu’ils seraient jugés lorsque le gouvernement le déciderait. Comme Yemane Gebreat (ambassadeur d’Erythrée à l’ONU), il a dénoncé le récent rapport de la Commission d’enquête de l’ONU. Ce rapport dénonce 25 ans de crimes contre l’humanité et demande au Conseil de sécurité de l’ONU de saisir le procureur de la Cour pénale internationale pour poursuivre les responsables de ces crimes, les dirigeants actuels de l’Erythrée.

En se rapprochant d’Asmara, l’UE cherche des solutions pour empêcher la venue de migrants érythréens en Europe mais la situation dans ce pays n’est pas propice à la signature d’accords de réadmission qui nécessiteraient l’instauration d’une vraie démocratie respectueuse des droits humains. Aujourd’hui, malgré toutes les parades et les déclarations des membres du gouvernement érythréen, ce pays reste une dictature, une prison sans nom. Abraham Tesfarmariam a fui le pays illégalement en 2007, il est convaincu que rien n’a changé dans son pays d’origine.  “Notre Constitution n’est jamais entrée en vigueur. En Érythrée, il n’y a ni lois, ni juridiction. Le gouvernement et ses auxiliaires décident arbitrairement et arrêtent, maltraitent et torturent les gens, sans avoir à se justifier “, a-t-il récemment déclaré à Barabara Graf Mousa de l’Organisation suisse des réfugiés (OSAR).

 

Appel des femmes genevoises face à la catastrophe humanitaire en Méditerranée

Elles sont plus de 100 femmes genevoises, issues de la vie politique et de la société civile, de tout bords politiques, qui n’en peuvent plus de l’apathie de la Suisse et de l’Europe face aux drames en Méditerranée.

C’était une erreur magistrale de renoncer aux procédures d’asile aux ambassades en 2013. Il a été remplacé par le système des visas humanitaires qui est un leurre, une vitrine d’humanité alors qu’ils sont octroyés au compte-goutte, souvent avec l’assistance et la persévérance d’un avocat ou d’un juriste en Suisse.

Et la mer Méditerranée se transforme jour après jour en un gigantesque tombeau. Le Haut-commissariat aux réfugiés a comptabilisé 2’900 noyés en 2016 et les drames vont continuer. De Syrie, d’Afghanistan, d’Irak, d’Iran, de Somalie, d’Erythrée, ce sont des femmes enceintes, des hommes âgés, ce sont des adolescents, des enfants, des bébés, ce sont des hommes responsables de leur famille qui coulent tout au fond de la Méditerranée rejoindre d’autres naufragés.

Combien de morts faudra-t-il tolérer avant de comprendre que les ambassades peuvent jouer un rôle positif et contribuer à éviter ce drame humain ?

Dans l’esprit de l’Appel de Neuchâtel qui demande l’octroi élargi de visas humanitaires, l’Appel des femmes genevoises demande que les personnes qui doivent fuir la guerre ou la persécution, puissent faire une demande de protection et de visa aux ambassades.

Cet appel est sans couleur politique. Je l’ai signé car je pense que nos ambassades doivent et peuvent jouer un rôle décisionnel plus important dans ce domaine. Il est adressé au Conseil fédéral, au Conseil national, au Conseil des Etats et au Conseil de l’Europe. Le voici.

Nous, femmes, vivant à Genève, siège du Haut-Commissariat des Nations Unies aux réfugiés, du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme, du Comité International de la Croix-Rouge

Considérant

  • les familles, les hommes, les femmes, les enfants forcés par la guerre à quitter leur pays, leur foyer ;
  • les conditions de voyage précaires et périlleuses mettant gravement en danger des vies humaines ;
  • les plus de 7’000 personnes migrantes décédées en mer depuis 2014 (source OIM) ;
  • les personnes retenues aux frontières sur la route des Balkans, et ailleurs, dans des conditions indignes de notre société ;
  • la traite d’êtres humains, dont les femmes et les enfants sont plus particulièrement victimes (10’000 enfants mineurs non accompagnés disparus dans l’espace Schengen (source Europol) ;
  • l’accord calamiteux signé entre l’Union européenne et la Turquie ne répondant en aucune manière au besoin de protection des populations issues des pays en conflit.

Nous appelons à ce que les demandes d’asile qui émanent des personnes fuyant la guerre ou victimes de persécutions, puissent être déposées par les requérant-e-s auprès des ambassades et des consulats européens de leurs pays respectifs ou du pays de transit, ou à défaut, leur permettre une voie légale d’entrée en Europe.

Genève, le 28 juin 2016

VOUS POUVEZ SIGNER CETTE PETITION  ICI

Contact: Jannick Frigenti Empana, 076 343 75 06

Le comité : Laurence Corpataux, Alia Chaker Mangeat, Jannick Frigenti Empana, Maria Vittoria Romano, conseillères municipales en Ville de Genève.

 

 

 

 

Alerte rouge en Méditerranée

Depuis le début de l’année, pas une semaine ne passe sans annonces de naufrages et de décès en Méditerranée. Les derniers drames furent spectaculaires et nous pouvions les voir presque en temps réel.

Les chiffres

De janvier à mai 2016, l’Organisation internationale des migrations (OIM) a constaté la disparition de 2’443 personnes, une hausse de 34% par rapport à la même période l’année dernière. Mais les cinq jours noirs ont eu lieu entre le 25 et le 30 mai, durant lesquels trois naufrages importants ont eu lieu, et causé la mort de plus de 800 migrants : hommes, femmes et enfants coincés au fond des cales.

Cj70R9DXIAAshc_Selon Federico Soda, directeur du bureau de coordination de l’OIM à Rome, il y a eu 13’000 arrivées en Italie entre le 23 et le 29 mai. Cette hausse est due en partie au beau temps et à l’utilisation de gros bateaux en bois qui sont surchargés avec 500 à 700 personnes à bord. Il est fréquent qu’ils prennent l’eau dès le départ de la traversée. Ils sont souvent remorqués par de plus petits bateaux qui les laissent en plan en pleine mer avec un numéro d’urgence.

Un jeune érythréen qui a survécu au naufrage très meurtrier du 26 mai, à 30 kilomètres des côtes lybiennes, a expliqué à l’OIM les causes de ce drame.

“The vessel was being towed by another smuggling boat, which had an estimated 800 people on board. After several hours, the smaller boat began to take on water (…) the captain of the towing boat then cut the tow line. The second vessel continued to take on water and eventually capsized. There were many women and boys in the hold. We were taking on water, but we had a pump that helped us to push the water out. When the pump ran out of fuel, we asked for more fuel to the captain of the first boat, who said no. At this point there was nothing left to do: the water was everywhere and we slowly started to sink. There were between about 35 women and 40 children next to me: they all died.”

En fait, les bateaux utilisés sont défectueux et surchargés et la distance à effectuer dépasse les 200 kilomètres. Christopher Catrambone, fondateur de MOAS (« Migrant Offshore Aid Station ») qui est en charge des opérations de survie en Méditerranée depuis 2013, expliquait récemment au New York Times pourquoi les naufrages ont augmenté.

“Le plus souvent, les noyades ont lieu dans la “zone morte” qui se trouve dans les eaux territoriales libiennes ou en marge de cette limite, à 12 milles nautiques soit 22 kilomètres des côtes. Le problème est que la Libye se trouve encore dans un état de chaos et n’est pas en mesure d’entreprendre des opérations de sauvetage. On voit beaucoup de Syriens, beaucoup de Nigérians qui disent fuirent Boko Haram, on voit des Somaliens, des Ethiopiens, on voit aussi des personnes qui sont clairement des migrants économiques. Il n’est pas rare de voir 12 à 13 nationalités différentes sur les navires mais ils viennent tous de Libye. La Libye est le robinet de l’Afrique.”

Les passeurs réussissent où l’Europe échoue

En Grèce, les requérants d’asile ont été déplacés du camp d’Idoméni vers d’autres camps de fortune comme celui de Softex à Thessaloniki. Ceux-là et ceux qui sont bloqués dans les « hotspots » sur les îles grecques, souffrent des dysfonctionnements graves dans la procédure d’enregistrement et des conditions d’accueil insoutenables.

Ils cherchent à tout prix des moyens de partir et beaucoup d’entre eux ne souhaitent pas s’enregistrer du tout car ils n’ont pas confiance dans le système de relocalisation européen. Pour beaucoup le passeur est la seule issue de secours.

Certains observateurs considèrent que l’Union européenne a réussi un coup de maître en signant l’accord avec la Turquie parce que les arrivées en Grèce ont baissé de manière drastique. Il est pourtant naïf de penser que la Turquie ne pouvait pas mieux surveiller ses côtes avant l’accord alors qu’elle parvient très bien à sceller sa frontière avec la Syrie.

Cet accord stagne et il vient d’être encore affaiblit par une décision récente du tribunal de Lesbos jugeant les renvois involontaires de syriens en Turquie illicites. Depuis le 20 mars, seulement 411 personnes ont été renvoyées en Turquie alors que 9’700 personnes sont encore arrivées sur les îles grecques. Pendant ce temps, les trafiquants se sont déplacés plus au sud. Le 27 mai, un bateau en détresse au large de la Crête (Grèce) a été secouru avec 64 personnes d’origine afghane, iranienne et irakienne dont des femmes enceintes et un bébé de 9 mois. Ces personnes sont parties de Marmaris, pas loin de Bodrum.

Les filières de passeurs existeront tant que la demande mord à l’hameçon, ce qu’elle fait malgré les dangers de noyades. Cet été donc, les départs continueront depuis la Lybie, la Turquie, l’Italie et la Grèce où la plupart des requérants d’asile ne souhaitent pas rester.

Ils traverseront quand même

Malheureusement, l’Union européenne se concentre pour l’instant sur quatre solutions « armées »:

  1. contenir les requérants d’asile dans l’Europe périphérique (Italie et Grèce) grâce aux centre d’enregistrement et de relocalisation « hostpots » qui ne désemplissent pas,
  2. accroître ses contrôles aux frontières extérieures grâce aux nouveaux moyens donnés à Frontex et l’Opération militaire navale EUNAVFOR,
  3. négocier des accords de partenariat avec des gouvernements peu sûrs comme la Turquie, la Lybie et le Soudan et
  4. développer les infrastructures de détention de migrants clandestins afin de permettre à ces pays de les contenir d’une manière ou d’une autre.

Cette dernière solution est la pire. Elle viole tous les principes de droits humains fondamentaux sur lesquels l’Europe s’est construite. La révélation récente du Spiegel, concernant les tractations secrètes des dirigeants européens avec Omar Hassan El-Bechir, chef d’Etat soudanais contre lequel la Cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt pour les crimes commis au Darfour, est certainement la plus démoralisante qui soit.

Alors je sais que si j’étais migrante économique ou victime de persécution dans mon pays d’origine, je ferais la traversée à n’importe quel prix et par n’importe quel temps, le plus vite possible même si je risque la mort.