… en quête du St-Graal…

Comme chacun sait, avec les pesticides, le Varroa, acarien parasite originaire d’Asie, est le principal souci des apiculteurs depuis plusieurs décennies. A part quelques cas isolés et exceptionnels, nos abeilles sont incapables de survivre aux attaques de ce parasite qui en deux ou trois ans provoque la mort des colonies infestées. Pour protéger leurs abeilles de l’effondrement, les apiculteurs du monde entier recourent à des méthodes de lutte, chimiques le plus souvent. En Suisse, la plupart des pesticides de synthèse sont interdits depuis plusieurs années, en particulier l’amitraze qui est toujours en vente libre en France voisine et que l’on retrouve parfois dans les cires de nos ruches.

L’attitude face au Varroa varie en fonction des objectifs poursuivis. Cakmak&Fuchs (2013) distinguent trois approches “philosophiques” de la question, la “bonne (good)”, la “mauvaise (bad)” et la “moche (ugly)”,

  1. Commençons par la moche. Elle se base sur l’hypothèse de la sélection naturelle. Elle propose de renoncer à toute intervention et de laisser la nature faire ses oeuvres, jusqu’à ce que les abeilles trouvent la parade (ou pas). C’est une approche cynique, la politique de la terre brûlée en somme. Mais aussi une approche rationnelle pour peu que l’on prête quelques vertus à la théorie de Darwin. En plus, cela semble marcher : plusieurs exemples sont documentés. Pourtant quel déboire, quel crève-coeur que de sacrifier des milliers de colonies à la voracité du parasite pour le plaisir de voir ne survivre que quelques colonies résistantes! Et ce n’est évidemment pas facile à accepter pour les professionnels dont les revenus dépendent des abeilles.
  2. Passons à la mauvaise. C’est la stratégie inverse, celle de l’interventionnisme systématique qui vise à mettre en oeuvre une batterie de mesures de protection et de traitements, une approche similaire à celle de l’industrie fruitière où on peut appliquer jusqu’à 35 traitements annuels pour obtenir des pommes, belles, au calibre idéal et sans tâches et aux couleurs à faire pâlir d’envie Eve et Blanche-Neige réunies. Elle est qualifiée de mauvaise, car elle préconise des traitements indiscriminés, qui, toujours du point de vue de la sélection naturelle, préserveront indistinctement colonies susceptibles et résistantes, masquant les propriétés souhaitées de ces dernières et ne laissant en définitive aucune chance de trouver des abeilles naturellement résistantes à Varroa.
  3. La troisième qualifiée de bonne, préconise une voie médiane, à savoir de ne traiter que les colonies fortement infestées pour les sauver à court terme. Quant à celles qui montrent des capacités à s’opposer à la croissance incontrôlée des populations du parasite, on va d’une part renoncer à les traiter, mais on va favoriser leur reproduction et les utiliser pour produire des filles dont on espère qu’elles vont démontrer les mêmes caractéristiques que leurs mères face à Varroa. Ces reines seront ensuite transférées dans les colonies susceptibles préalablement sauvées par les traitement pour remplacer des reines aux caractéristiques peu appréciées. Il s’agit donc d’une approche de sélection artificielle, telle que celle pratiquée depuis le néolithique dans la domestication des plantes et des animaux et dont Darwin s’est largement inspiré pour formuler sa théorie de la sélection naturelle.

Situation en Suisse La stratégie de lutte préconisée en Suisse par la station de recherche apicole d’Agroscope à Liebefeld près de Berne entre clairement dans la seconde catégorie. Elle recourt à l’utilisation d’acides organiques, en particulier l’acide formique (une substance produite naturellement par les fourmis comme moyen de défense), l’acide lactique (produit par des bactéries dans la fermentation du lait ou dans nos muscles lors de crampes) ou encore l’acide oxalique (substance que l’on trouve dans diverses plantes, par exemple dans la rhubarbe). Dans cette stratégie de lutte, on traite deux fois par an à l’acide formique après la récolte du miel et une troisième fois en hiver à l’acide oxalique lorsque les abeilles sont en repos. Cette méthode de lutte contre le varroa est aussi admise en production biologique.

Modèle de masque à gaz recommandé pour l’application du traitement par sublimation à l’acide oxalique

Les acides sont-ils inoffensifs? Quid de ces produits dans les miels et autres produits de la ruche ? La communication officielle argumente qu’il s’agit d’acides naturels, qui se trouvent aussi naturellement dans le miel, les produits lactés et la rhubarbe. De plus, le discours s’appuie sur l’argument que ces produits sont sans danger, qu’ils s’éliminent automatiquement par évaporation et ne s’accumulent pas dans les produits de la ruche. Ces  problématiques ont été peu étudiées et sont généralement non-testées.

Dans les faits, ces acides sont hautement toxiques, y compris pour la santé humaine. Ils sont utilisés à très forte concentration dans les ruches (60-80%) et diffusés à l’aide d’appareils ad-hoc. On recommande à l’apiculteur/rice de porter des gants, de se protéger les yeux et de porter un masque pour éviter d’inhaler les émanations toxiques lors des manipulations de ces acides.

Comparée aux substances chimiques de synthèse les plus efficaces et désormais interdites, l’efficacité de ces traitements aux acides est très élevée, de l’ordre de 80 à 95%. L’action des acides sur Varroa est cependant mal connue. Ce sont non seulement des acarides (qui tuent les acariens comme Varroa), mais aussi de puissants insecticides. Leur intérêt contre Varroa réside essentiellement dans la plus grande sensibilité des acariens, ce qui nécessite des dosages bien contrôlés pour éviter de tuer également les abeilles elles-mêmes. L’acide formique est utilisé en été, car il atteint aussi les varroas qui se reproduisent dans le couvain, alors que l’acide oxalique est réservé aux traitements d’hiver lorsqu’il n’y a plus de ponte et que tous les varroas sont en phase phorétique, c’est-à-dire fixés sur les abeilles ouvrières. Les traitements ne sont pas aisés à exécuter. Ils nécessitent des précautions particulières et une expertise personnelle, car les dosages dépendent aussi de la taille de la colonie et surtout de la température extérieure. L’un des principaux écueils est la perte de reines qui peut facilement atteindre 20% si les conditions et l’application des produits ne sont pas optimales.

La quête du Graal Inutile d’ajouter qu’un objectif de l’apiculture contemporaine réside dans les efforts de sélection d’abeilles qui soient sinon résistantes, tout au moins tolérantes, au parasite, de manière à pouvoir continuer à élever des abeilles sans traitement chimique. De nombreux apiculteurs et instituts de recherche s’y emploient depuis plusieurs décennies. Malgré des pistes intéressantes, des résultats prometteurs, leur mise en oeuvre à large échelle dans la pratique apicole est pour le moment prématurée. Cette quête du Graal était le thème principal des Journées d’étude de l’ANERCEA (Association Nationale des Eleveurs de Reines et des Centres d’Elevage Apicole) qui se sont déroulées les 20 et 21 novembre 2018 à Forbach (prononcé « Forbac ») en Lorraine. Plus de 400 participants ont participé aux débats, en provenance essentiellement de France, Belgique, Italie, Luxembourg, Suisse.

Le modèle génétique de Paul Junkels

Inséminations artificielle d’abeilles VSH  En Europe centrale, les pionniers s’inspirent de découvertes faites aux USA sur des comportements hygiéniques particulièrement développés dans certaines souches d’abeilles et connues sous le nom de VSH (pour Varroa sensitive hygiene). Ils sont emmenés, entre autres, par l’américain de Toulouse, John Kefuss, le luxembourgeois Paul Jungels, et de nombreux passionnés. Ces praticiens ont lancé divers programmes de sélection sophistiqués. Celui de Paul Jungels (déjà évoqué dans l’article étaient en congrès) est basé sur l’insémination artificielle de reines de haute qualité par des mâles issus de souche également soigneusement choisies. L’insémination par un seul mâle (au lieu de fécondations multiples par plusieurs mâles dans les conditions naturelles), permet de mieux contrôler la contribution des mâles et de réduire la variabilité des phénotypes dans la progéniture. Ces méthodes essaiment depuis quelques années dans les pays avoisinants (Allemagne, Belgique, France et Suisse).

Sélection dans les amandiers en Californie Une approche plus simple et tout aussi prometteuse est en train d’être développée en Californie par Randy Oliver. Apiculteur professionnel, auteur d’une page web intitulée Scientific Beekeeping, Randy est une personnalité très connue aux USA. Il écrit régulièrement dans la revue American Bee Journal. Il était invité comme orateur principal aux journées de l’ANERCEA. Il a présenté la méthode qu’il est en train de mettre au point depuis deux ans pour sélectionner des abeilles tolérantes au Varroa. Bien que partageant les objectifs des sélectionneurs européens, Randy n’est toutefois par sur la même ligne. En américain typique et praticien à la tête d’une exploitation de plusieurs milliers de colonies consacrées essentiellement à la fécondation des amandiers, il privilégie les approches pragmatiques. Pas de temps pour les longues généalogies de souches sélectionnées, ni pour les théories compliquées, ni pour les questions de pureté des races. Tout est dans la pratique et l’efficacité. Et les résultats suivent.

Voici en quelques points sa méthode :

  1. Quatre objectifs de sélection
    • Productivité en miel
    • Douceur
    • Survie à l’hivernage
    • Tolérance au Varroa
  2. Formation de nuclei et sélection de reines tolérantes

    • Création de nuclei au retour de la saison des amandiers
    • Traitement à l’acide oxalique pour éliminer les varroas phorétiques avant l’apparition de couvain
    • Introduction de reines sélectionnées pour ces quatre objectifs
    • Tests d’infestation à intervalles réguliers (4 entre avril et décembre) par lavage d’échantillons d’abeilles nurses à l’alcool
    • Traitement des nucléi dépassant un taux d’infestion supérieur à 3% (>3 varroa pour 100 abeilles)
    • Elimination des reines dans les colonies dont les taux d’infestation sont extrêmes
    • Elevage de reines à partir de colonies ne nécessitant aucun traitement pour la prochaine saison de nuclei
  3. Résultats prometteurs
  4. durant les deux années d’étude, le taux de reines ne nécessitant pas de traitement est de 2 à 4 %, soit de 30 à 60 reines de qualité supérieure parmi les 1500 nuclei produits et testés annuellement par Randy
  5. Randy estime qu’il faudra 6 générations pour obtenir 100% de reines présentant les caractères souhaités
  6. Mais pas encore de réduction du nombre de traitements
    • Randy est passé aux traitements aux acides formique et oxalique
    • il applique toujours 4 traitements par année

Durant la seconde matinée, Randy a donné une présentation sur sa méthode d’élevage. Il a également présenté ses résultats avec les traitements à l’acide oxalique imprégnée dans la glycérine, une méthode récemment mise au point en Argentine et commercialisée sous forme de bandelettes à introduire dans la ruche.

L’abeille noire en Suisse

La matinée du second jour s’est terminée par une passionnante présentation de Gabriele Soland. Après un survol de la distribution des populations résiduelles de l’abeille noire, Apis mellifera mellifera, qui occupait originellement la plus grande partie de l’Europe au nord des Alpes, Gabriele a présenté les projets de conservatoire qui sont en train d’être mis en place en Suisse alémanique. Elle a également évoqué les difficultés de gestion de tels projets, en insistant sur les soucis d’hybridation avec les souches d’abeilles importées pour remplacer la noire du pays et sur les méthodes d’analyse, génétiques en particulier, qu’il est nécessaire d’appliquer pour s’assurer de la pureté des caractères de la race tout en maintenant une abeille douce, productive et bien entendu tolérante à Varroa. Un fascinant projet à découvrir sous mellifera.ch,

 

Francis Saucy

Francis Saucy, Docteur ès sciences, biologiste, diplômé des universités de Genève et Neuchâtel, est spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l'écologie des populations. Employé à l’Office fédéral de la statistique, Franci Saucy est également apiculteur amateur et passionné, et il contribue par ses recherches et ses écrits à l'approfondissement des connaissances sur les abeilles et à leur vulgarisation dans le monde apicole et le public en général. Franci Saucy fut également élu PS à l'exécutif de la Commune de Marsens, dans le canton de Fribourg de 2008 à 2011 et de 2016 à 2018. Depuis mars 2019, Franci Saucy est rédacteur de la Revue suisse d'apiculture et depuis le 15 septembre 2020 Président de la Société romande d'apiculture et membre du comité central d'apisuisse Blog privé: www.bee-api.net

Une réponse à “… en quête du St-Graal…

  1. Francis, c’est mon pote de blog que j’adore, un prof didactique de première.
    En tout cas, moi, je comprends tout ce qu’il dit.
    Sais pas si dans les universités c’est la même chose?
    (Moi pas y en avoir fait l’université)

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