“Smile for future“, le sommet des jeunes pour le climat réunis à Lausanne la semaine dernière s’est terminé après cinq jours d’intenses débats par une remarquable prise de position rédigée en anglais et intitulée “Déclaration de Lausanne“. J’invite chacune et chacun à la consulter. Son contenu est impressionnant et ce document fera probablement date dans l’histoire moderne.
Le texte débute par une déclaration d’intention présentant les objectifs, mais aussi la diversité et les différences des participants à la conférence, introduction qui se conclut par “Ensemble nous voulons changer ce monde pour le meilleur. Pour nous et pour toutes les générations à venir“. Elle se poursuit en déclinant Valeurs, Motivation, Méthode et Action. Elle affirme l’unité, la non-violence, la transparence et l’absence de structures hiérarchiques comme principes cardinaux d’un mouvement parti de la jeunesse, ouvert à tous les âges, qui rejette toutes les discriminations et les propos haineux. La déclaration se termine par une liste de trois revendications autour du climat et une vingtaine de suggestions pour démarrer la mise en oeuvre. Quelle impressionnante maturité dans ce mouvement et cette déclaration réalisée en une semaine à peine par des jeunes de tous les horizons de la planète!
Michel Serres serait-il enfin entendu? Il y a près de 30 ans, en 1990 très exactement, le philosophe français Michel Serres, récemment décédé, publiait un texte fondateur, véritable déclaration d’amour à la planète Terre, intitulé “Le contrat naturel“, allusion métaphorique, mais explicite au “Contrat social” de Rousseau de 1762. Les idées égalitaristes du Genevois devaient se concrétiser, entre autres, par la “Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen” de 1789 et la “Déclaration universelle des droits de l’Homme” proclamée par les Nations Unies en 1948.
Dans ce livre écrit comme un poème d’amour, destiné à être lu à haute voix, exigeant, invitant à s’arrêter presqu’à chaque mot, Michel Serres fait le constat tragique suivant: depuis Rousseau et les Lumières, la philosophie et les sciences humaines ont oublié de prendre en compte le “Monde”. Elles se sont attachées à décrire les relations entre humains et à théoriser la domination de l’homme sur la nature, une approche anthropocentrique qui caractérise toutes les formes de conception du monde en Occident, de la philosophie aux idéologies sociales, en passant par les religions, et cela jusqu’à la deuxième moitié du 20ème siècle.
Cette conception du monde, étroite, restreinte par les oeillères de l’anthropocentrisme, ne posait pas véritablement problème, tant que l’action de l’homme sur le “Monde” restait insignifiante.En effet, la Nature, par ses déluges, ses tempêtes et autres tremblements et catastrophes naturelles se chargeait opportunément de rappeler périodiquement à l’ordre ce bipède “tout-puissant?”. Mais, tout a changé au 20ème siècle. Avec la maîtrise de l’atome, l’homme s’est soudain trouvé en possession d’armes assez puissantes pour détruire la Terre, “sa” Terre?. Puis, avec le “progrès” et la mondialisation, ont suivi l’empoisonnement des sols, des réserves d’eau, de l’atmosphère, sans parler de la la destruction progressive et en accélération des autres espèces vivantes. Enfin, cerise sur le gâteau, il a imprimé un impact majeur sur les conditions climatiques globales de la planète. Mais la Nature ne se laisse pas dominer si facilement. Le présomptueux Prométhée sur deux jambes doit s’attendre au retour de manivelle. S’il continue à maltraiter la Nature de la sorte, sans en connaître les lois, ni en mesurer la force, elle lui montrera ses capacités à surmonter des “accidents”, tels que le passage de l’homme sur Terre, incidents négligeables à l’échelle des temps géologiques.
C’est donc à un constat d’humilité et de respect pour le monde que Michel Serres nous convie dans son livre. Il nous invite à vivre en harmonie avec le monde et à conclure avec lui un “Contrat naturel”, dans lequel les intérêts de l’homme, comme ceux de la planète seraient respectés, ainsi que Rousseau invitait ses contemporains à conclure un “Contrat social” face aux inégalités des sociétés humaines de son temps. Et c’est à l’ébauche d’un tel contrat que les jeunes ont travaillé la semaine dernière. Cette déclaration de Lausanne en est une première étape.
Ayant consacré sa vie à créer des ponts entre la philosophie, les sciences humaines d’une part et celles de la nature de l’autre, Michel Serres arrive au constat que ces deux mondes des connaissances humaines ne se parlent pas, ne se comprennent pas et que cela est source de tragiques conséquences pour nos sociétés. Il conclut en particulier que le “Monde” est dirigé par des personnalités formés en sciences humaines qui ignorent tout des lois du “Monde”, telles que décrites par les sciences de la nature. Et ils prennent forcément des décisions inadaptées. C’est aussi ce que nous rappellent les jeunes dans leur troisième revendication:
“Décideurs: écoutez ce que la meilleure des sciences possible nous apprend !“.
Et les abeilles dans tout cela? Comme les jeunes l’ont indiqué aux media, l’accord n’a pas été simple à trouver. Des divergences, des dissensions se sont manifestées au cours des débats, mais à la fin, c’est à un consensus général résumé dans la déclaration qu’ils ont abouti. Et ce processus, rappelle étrangement les mécanismes de prise de décision d’un essaim d’abeilles. Comme déjà mentionné dans ce blog (Quand les abeilles s’assemblent en Landsgemeinde), la démocratie n’a pas été inventée en Grèce il y a quelques siècles, mais probablement depuis plusieurs millions d’années par les sociétés d’insectes.
Selon Thomas Seeley, biologiste américain, auteur du livre “La démocratie des abeilles“, ce mode de système politique serait une propriété émergente de la vie en société, avec comme archétype l’abeille mellifère. Lorsqu’un essaim d’abeilles cherche un emplacement pour s’installer, il délègue la tâche de la reconnaissance à quelques dizaines, ou centaines d’individus, qui vont visiter différents lieux, les évaluer, les comparer et en discuter au cours d’un véritable “débat démocratique“, chaque exploratrice se faisant sa propre opinion, puis tentant de convaincre ses collègues de la qualité de chacun des sites potentiels. Cette opération se déroule généralement sur deux à trois jours. Et ce n’est que lorsqu’un consensus absolu est atteint que les milliers d’individus formant l’essaim s’envolent vers leur nouvelle demeure, guidés par les exploratrices qui seules connaissent la destination. Sans consensus général, la colonie est vouée à la mort, car l’essaim se disperse dans plusieurs directions, la reine ne sachant quel parti suivre.
J’expliquais récemment ce mécanisme à un auditoire d’apiculteurs jurassiens. A la question d’un collègue, par ailleurs parlementaire connu, je répondis : “Imaginez les résultats d’un parlement dont les membres seraient contraints au consensus pour toute décision vitale, les décisions prises à la majorité étant fatales pour la société!”. C’est ce que les abeilles nous apprennent. C’est aussi ce que les quelques centaines de jeunes présents à Lausanne (représentants leurs pairs du monde entier) ont mis en pratique cette semaine à Lausanne. Faisant preuve d’une remarquable maturité politique, ils ont aussi su préserver leur jeune reine scandinave, sans laquelle rien ne serait possible…