Quand les abeilles s’assemblent en Landsgemeinde

L’AVIS DE L’EXPERT Mardi 27 septembre 2013

Un chercheur américain a découvert que les essaims en quête de gîte prenaient leurs décisions par consensus, au terme d’une vaste consultation. Les abeilles auraient-elles inventé la démocratie? C’est un peu vite dit. Mais elles ont bien des choses à nous apprendre.

Dans un remarquable ouvrage de vulgarisation scientifique intitulé Honeybee Democracy («La démocratie des abeilles», Princeton University Press, 2010, non encore traduit), le biologiste américain Thomas D. Seeley, professeur à l’Université Cornell (Etats-Unis), défend la thèse que les abeilles prennent des décisions de manière «démocratique» lorsqu’il s’agit de choisir un nouveau site où s’établir. Voici résumées les observations qui mènent à cette étonnante découverte, riche en enseignements.

La colonie d’abeilles comme super-organisme
Les biologistes considèrent qu’une colonie d’abeilles, constituée de plusieurs dizaines de milliers d’individus, fonctionne comme une seule entité, appelée super-organisme, dans laquelle la reine assure la fonction de reproduction et les ouvrières les tâches de subsistance. Le rôle de ces dTom Seeley observant un essaim en 1974ernières s’apparente à celui des milliards de cellules qui assurent les fonctions de base de notre organisme, telles que respiration, digestion ou excrétion.

L’essaimage : reproduction du super-organisme

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Tom Seeley observant un essaim artificiel au début de sa carrière (1974)

Si la reine est capable de pondre plusieurs milliers d’œufs par jour dont seront issues des ouvrières stériles, ce n’est toutefois que lorsqu’un essaim sort de la ruche que le super-organisme se reproduit. L’essaim est alors constitué de la reine qui entraîne avec elle plusieurs milliers d’ouvrières. Elle laisse derrière elle au moins une fille sexuée qui prendra sa succession. Il en résultera ainsi deux colonies, l’une dans la ruche d’origine, l’autre regroupée en essaim à l’extérieur.

Commence alors une phase cruciale pour la survie de l’essaim: trouver une cavité dans laquelle s’abriter. Rien ne l’y a préparé: les butineuses, qui s’orientent habituellement si bien, ont subitement perdu leurs anciennes références et doivent se mettre en quête d’un nouveau gîte.

Une découverte remontant aux années 1950

Vers 1950, le biologiste allemand Martin Lindauer fait une observation cruciale. Observant un essaim, il remarque quelques abeilles effectuant sur sa surface la fameuse danse dont la signification avait été dévoilée quelques années plus tôt par Karl von Frisch (futur lauréat du Prix Nobel en 1973). Cette spectaculaire danse frétillante exercée en forme de huit sur le rayon vertical, le plus souvent dans l’obscurité de la ruche, est à la base du langage des abeilles. Elle permet à une butineuse ayant trouvé une source de nourriture d’en informer ses consœurs et de les recruter pour l’exploiter. Lorsqu’elle danse, l’abeille indique à la fois la distance, la direction, la qualité et l’abondance de sa trouvaille.

Lindauer réalise rapidement que sur l’essaim, les danseuses n’indiquent pas des sources de nourriture, mais plutôt la localisation de sites potentiels pour loger l’essaim: de butineuses, elles se sont transformées en exploratrices d’abris potentiels (arbres creux, anfractuosités, cheminées, etc.). Au cours des années 1970, Thomas Seeley reprend le sujet. Ses travaux et ceux de ses collègues, progressant pas à pas durant une quarantaine d’années, ont permis d’en décortiquer le mécanisme.

Choix d’un site

La quête d’un nouveau logis pour abriter l’essaim est assurée par quelques dizaines d’abeilles exploratrices qui partent dans toutes les directions. Celles qui ont déniché une cavité convenable annoncent leur découverte en dansant à la surface de l’essaim. Elles indiquent ainsi non seulement la distance et la direction, mais également le volume et la qualité des cavités trouvées. Les danseuses recrutent d’autres abeilles qui, utilisant les indications de leurs consœurs, vont à leur tour explorer ces cavités. Ces dernières vont également exprimer par leurs danses leur intérêt pour les endroits visités: plus les sites seront favorables, plus les danses seront intenses et plus le nombre d’abeilles dansant en leur faveur sera élevé.

Dans une première phase, c’est-à-dire durant les premières heures suivant la sortie de l’essaim, les abeilles explorent les cavités disponibles dans un rayon de quelques centaines de mètres, voire de quelques kilomètres. Dans une deuxième phase, généralement le lendemain, les abeilles évaluent les qualités des gîtes potentiels. Par leurs danses, elles mettent les options en compétition: c’est ce que Seeley nomme «débat démocratique».

Dans une troisième phase, des préférences se dégagent progressivement, jusqu’à ce qu’un seul site se détache clairement des autres et que toutes les danseuses s’y rallient. Tout récemment, les chercheurs ont découvert que certaines abeilles qui participent au débat découragent par des signaux d’inhibition celles qui dansent encore en faveur de sites jugés peu favorables. Cela explique comment l’essaim parvient à un choix sur lequel toutes les abeilles finissent par s’accorder.

Alors, dans une quatrième phase, l’essaim peut enfin s’envoler. Cela nécessite une mise en œuvre: les participantes au débat exhortent par des «cris» aigus et des bousculades leurs compagnes à sortir de leur léthargie. En effet, pour réduire sa consommation d’énergie, le reste de l’essaim avait temporairement abaissé sa température. En moins d’une demi-heure, toutes les abeilles se réchauffent et atteignent la température de 35 °C. Elles s’envolent alors d’un coup, formant une nuée pouvant atteindre quelques mètres de largeur et quelques dizaines de mètres de longueur. Et ce sont encore les exploratrices qui vont guider et accompagner l’essaim vers sa nouvelle demeure, car elles seules connaissent la direction et la localisation précise du gîte retenu. Il arrive parfois que les abeilles hésitent entre deux sites et ne parviennent pas à se mettre d’accord. Dans de tels cas, l’essaim finit généralement par s’envoler en deux groupes qui prennent des directions différentes, puis qui reviennent à leur point de départ. L’issue en est souvent fatale.

Le débat démocratique: comment se dessine un consensus 

Seeley montre au cours de ses expériences comment ces choix s’opèrent. Dans une première phase, c’est-à-dire durant les premières heures suivant la sortie de l’essaim, les abeilles explorent les cavités disponibles dans un rayon de quelques centaines de mètres, voire de quelques kilomètres. Dans une deuxième phase, généralement le lendemain, les abeilles évaluent les qualités des gîtes potentiels. Par leurs danses, elles mettent les options en compétition: c’est ce que Seeley nomme «débat démocratique». Dans une troisième phase, des préférences se dégagent progressivement, jusqu’à ce qu’un seul site se détache clairement des autres et que toutes les danseuses s’y rallient. Tout récemment, les chercheurs ont découvert que certaines abeilles qui participent au débat découragent par des signaux d’inhibition celles qui dansent encore en faveur de sites jugés peu favorables. Cela explique comment l’essaim parvient à un choix sur lequel toutes les abeilles finissent par s’accorder.

Seeley_fig_4_7_fonds_grisAlors, dans une quatrième phase, l’essaim peut enfin s’envoler. Cela nécessite une mise en œuvre: les participantes au débat exhortent par des «cris» aigus et des bousculades leurs compagnes à sortir de leur léthargie. En effet, pour réduire sa consommation d’énergie, le reste de l’essaim avait temporairement abaissé sa température. En moins d’une demi-heure, toutes les abeilles se réchauffent et atteignent la température de 35 °C. Elles s’envolent alors d’un coup, formant une nuée pouvant atteindre quelques mètres de largeur et quelques dizaines de mètres de longueur. Et ce sont encore les exploratrices qui vont guider et accompagner l’essaim vers sa nouvelle demeure, car elles seules connaissent la direction et la localisation précise du gîte retenu. Il arrive parfois que les abeilles hésitent entre deux sites et ne parviennent pas à se mettre d’accord. Dans de tels cas, l’essaim finit généralement par s’envoler en deux groupes qui prennent des directions différentes, puis qui reviennent à leur point de départ. L’issue en est souvent fatale.

La sagesse des abeilles dans la vie politique

En sociobiologiste convaincu, Seeley termine son ouvrage en énonçant quelques leçons à tirer de la biologie des abeilles. Il relate les avoir testées avec succès dans les réunions qu’il a dirigées lorsqu’il était doyen de sa faculté. En premier lieu, il est important que les participants aient des intérêts communs et qu’ils se respectent. Il recommande de bien choisir la personne qui gère le débat et de limiter son pouvoir. Elle doit veiller à permettre à chacun de s’exprimer et éviter d’influencer le débat en faveur de ses propres convictions. Ensuite, le débat doit être aussi large que possible, explorer toutes les options sans a priori. Il est enfin important qu’un savoir commun se développe et que les décisions ne soient pas prises à de courtes majorités, mais qu’un large consensus s’instaure entre les participants, de manière à ce que même ceux qui défendaient des solutions qui n’ont pas été retenues puissent aussi adhérer à la décision finalement adoptée et la défendre lors de sa mise en œuvre.

Seeley prend pour exemple de démocratie directe les New England town meetings, qui correspondent grosso modo à nos assemblées de commune ou à nos Landsgemeinden. L’idée de décisions prises par consensus prend une résonance toute particulière dans le contexte helvétique, où la culture du consensus constitue une vertu cardinale de notre système politique, aussi bien pour les prises de décision que pour la composition des exécutifs. Mais c’est au niveau du gouvernement fédéral, avec la fameuse formule magique qui intègre les principales forces politiques du pays, que la culture du consensus s’exprime avec le plus de force.

Mais comparaison n’est pas raison. Rien n’indique qu’il soit correct de transposer à nos sociétés les observations provenant de modèles animaux, aussi évoluées que soient leurs sociétés. Les mécanismes décrits par Seeley donnent toutefois des abeilles une vision fort différente de l’image traditionnelle de sociétés dirigées par des despotes tout puissants. Ils nous invitent aussi à réfléchir sur les origines des processus démocratiques, qui pourraient fort bien être apparus indépendamment à différents niveaux d’organisation du vivant…


Photo: Reuters

Francis Saucy

Francis Saucy, Docteur ès sciences, biologiste, diplômé des universités de Genève et Neuchâtel, est spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l'écologie des populations. Employé à l’Office fédéral de la statistique, Franci Saucy est également apiculteur amateur et passionné, et il contribue par ses recherches et ses écrits à l'approfondissement des connaissances sur les abeilles et à leur vulgarisation dans le monde apicole et le public en général. Franci Saucy fut également élu PS à l'exécutif de la Commune de Marsens, dans le canton de Fribourg de 2008 à 2011 et de 2016 à 2018. Depuis mars 2019, Franci Saucy est rédacteur de la Revue suisse d'apiculture et depuis le 15 septembre 2020 Président de la Société romande d'apiculture et membre du comité central d'apisuisse Blog privé: www.bee-api.net

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