…inspiraient nos écrivains…

C’est un très bel ouvrage que ce roman de 127 pages de Slobodan Despot, intitulé “LeMielDespot2015Le Miel” et publié en 2014 aux éditions Gallimard. De nombreux livres, souvent un peu convenus, ont été écrits autour de la figure de « l’apiculteur », alliant l’image paternelle et rassurante de l’ami des mouches à miel et celle du vieux sage proche de la nature. Ce roman-ci est d’un tout autre calibre.

 

…un auteur inspiré de deux cultures…

D’origine serbo-croate, l’auteur, Slobodan Despot, écrivain et directeur des éditions Xenia à Sion, nous offre un récit inséré dans les tumultes de l’histoire récente. L’intrigue se déroule dans l’ex-Yougoslavie déchirée par la guerre civile et l’épuration ethnique des années 1990. Deux frères se retrouvent à Belgrade. L’aîné, Dusan, s’est battu avec les forces serbes au sein desquelles « il se distingua suffisamment (…) pour figurer sur la liste des criminels de guerre ». Mais en fait, c’est un faible « au cœur de lièvre ». Suite à la déconfiture de son unité, il se réfugie avec sa famille chez son frère cadet, Vesko, dit « le Teigneux », intellectuel « planqué » dans la capitale Belgrade, à l’abri des combats. Au cours des libations qui marquent leurs retrouvailles, les deux frères réalisent subitement que Dusan, dans sa fuite, a « oublié » leur père, Nikola, vieil apiculteur qui vit seul avec ses abeilles, isolé dans les montagnes de Croatie.

… un périple rocambolesque dans l’ex-Yougoslavie…

Leurs tentatives pour retrouver le « Vieux » restent vaines, jusqu’à ce que, après 6 semaines de recherches infructueuses, ce dernier leur donne de ses nouvelles par téléphone. Le vieil homme a miraculeusement survécu ! La situation militaire est si confuse et si dangereuse que ni les autorités officielles, ni les organisations internationales ne sont en mesure de rapatrier Nikola. L’aîné ne pouvant retourner dans les zones où il a combattu, Vesko décide d’aller seul chercher son père. Au terme d’un périlleux voyage, organisé par divers personnages plutôt  louches, avec d’improbables véhicules et au travers de territoires contrôlés par des miliciens souvent hostiles, Vesko finit par rejoindre son père. Guère plus courageux que son frère et, terrifié par ce qu’il a vécu à l’aller, Vesko ne pense qu’à rentrer sans délai. Mais le vieux ne l’entend pas ainsi : « Je n’ai jamais demandé qu’on vienne me chercher » rétorque-t-il. Il finit toutefois par consentir, mais seulement après confié ses abeilles à un apiculteur de ses amis vivant à 200 km, dans la Slovénie nouvellement indépendante. Un autre voyage en territoire étranger débute, on ramène l’homme en question et on règle le détail des soins à donner aux ruches.

… du miel pour tout patrimoine…

Mais Vesko n’est pas encore au bout de ses peines : « Tu es prêt ? Oui, mais il va falloir que tu m’aides » … à transporter les réserves de miel : huit bidons de 50 kg, soit 400 kg de miel à descendre à bras sur le sentier muletier et à charger dans la minuscule voiture. Vesko le Teigneux n’en peut plus. Mais le Vieux reste calme et intransigeant, il n’est pas prêt à abandonner la moindre part de son précieux miel. « Tu seras heureux de l’avoir pour le voyage » ajoute-t-il. Et en effet, c’est grâce à la capacité du Vieux à négocier son miel qu’ils parviennent à se sortir de situations plus que délicates lors du voyage de retour.

Une dernière péripétie marque leur arrivée à Belgrade : un essieu de la voiture cède. Vesko explose, sort de la voiture en proie une crise d’hystérie, au point de menacer de tuer le Vieux. Sur le trottoir d’en face, se tient une femme qui attend un autobus. Elle a sur elle 300 deutschemarks péniblement récoltés pour payer ses arriérés d’impôts et sauver son petit commerce. Sans hésiter, elle traverse la route et, s’adressant à Vesko, « Tenez, ça fait le compte » dit-elle en lui tendant la liasse de billets : « pour sa vie »…

L’intrigue du livre est finement construite. C’est en fait sur cet épisode que débute le roman. L’auteur enchaîne avec la surprenante solution imaginée par le vieux Nikola pour s’acquitter de sa dette quelques mois plus tard, offrant ainsi à la femme, presqu’aussi miraculeusement qu’elle lui a sauvé la vie, les moyens de poursuivre ses propres activités. Après avoir relaté ces deux épisodes que rien ne relie à première vue, le narrateur entre en scène. Il souffre d’une maladie grave, qu’il refuse de faire soigner par la médecine traditionnelle, pour se tourner vers Vera, herboriste, à Belgrade. Cette dernière, n’est évidemment autre que la femme aux 300 DM. Tout en lui prodiguant ses soins durant six jours de traitement, elle lui contera l’histoire du vieil apiculteur au cours de discussions qui se prolongent parfois jusqu’au petit matin.

Bien que le récit se déroule dans l’ex-Yougoslavie, la Suisse n’est jamais très loin, ne serait-ce que par les liens profonds que l’auteur/narrateur a noués avec celle-ci, ou au travers de l’un des personnages du roman, suisse d’origine, proche des organisations internationales et qui organise l’une des étapes du voyage. Mais, pour nous autres apiculteurs, le lien avec la Suisse passe également par les abeilles, probablement à l’insu de l’auteur lui-même. En effet, en adoptant il y a plusieurs décennies la race d’abeille carnica, originaire de Slovénie, l’apiculture suisse entretient depuis longtemps des relations étroites avec celle des Balkans : nos abeilles sont de la même origine que celles que le Vieux refuse d’abandonner sans soins.

Liens: Ce texte a été publié dans la Revue suisse d’apiculture de juin 2015

Francis Saucy

Francis Saucy, Docteur ès sciences, biologiste, diplômé des universités de Genève et Neuchâtel, est spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l'écologie des populations. Employé à l’Office fédéral de la statistique, Franci Saucy est également apiculteur amateur et passionné, et il contribue par ses recherches et ses écrits à l'approfondissement des connaissances sur les abeilles et à leur vulgarisation dans le monde apicole et le public en général. Franci Saucy fut également élu PS à l'exécutif de la Commune de Marsens, dans le canton de Fribourg de 2008 à 2011 et de 2016 à 2018. Depuis mars 2019, Franci Saucy est rédacteur de la Revue suisse d'apiculture et depuis le 15 septembre 2020 Président de la Société romande d'apiculture et membre du comité central d'apisuisse Blog privé: www.bee-api.net

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