…vous parlaient de terreur…

Une fois n’est pas coutume, “et si les abeilles” vous propose en cette période de Noël chrétien un billet sans rapport avec l’apiculture, mais en résonance avec les actes terroristes et de violence religieuse de ces derniers temps, actes odieux qui se répètent de mois en mois.

“Not in gods’s name” de Jonathan Sacks, paru en 2015, n’est malheureusement pas encore traduit en français. Ecrit par une personnalité considérée comme l’un des penseurs majeurs de notre époque, aux convictions fortement revendiquées, l’ouvrage s’impose comme un essai philosophique, sans a priori religieux. Rédigé avec l’objectif de comprendre les racines de la violence humaine, c’est en un sens un texte scientifique. Il intègre des notions empruntées à la théorie des jeux, à la psychologie et à la biologie de l’évolution, intègre les découvertes sur la violence des philosophes du 20ème siècle et réinterprète certains mythes bibliques à leur lumière. Jusqu’à la géniale couverture de l’ouvrage ou la violence “éclipse” le nom de Dieu…

Il apporte surtout un point de vue original et des clés d’explications généralement absentes des commentaires qui nous sont quotidiennement servis dans les media. D’ailleurs, l’incessant martèlement de ces derniers autour des peurs que génèrent l’islamisme (chasse aux imams, aux fichés S, etc.) ne font que renforcer le sentiment de terreur au sein de la population. Ils servent en définitive les objectifs de ceux-là même qu’ils croient combattre. On attendrait des media qu’ils nous aident aussi à comprendre les origines de cette de haine, pour vivre avec ces peurs et pouvoir les surmonter.

C’est justement ce que l’ouvrage de Sacks propose. Il donne un nouvel éclairage des tensions entre les trois grandes religions monothéistes, que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, ces soeurs issues d’une même souche originelle, qui partagent le même Dieu et en partie les mêmes croyances, prophètes et textes fondateurs. Une lecture qui, comme une thérapie, m’a personnellement libéré. Depuis, les terroristes, quelles que soient leurs origines ou leurs motivations, n’ont plus de prise sur moi, parce que cet éclairage me permet d’en comprendre, en partie du moins, les causes, les raisons, les mécanismes et les ressorts.

En un mot, le terrorisme ne me terrorise plus.

Terreur au nom de Dieu :  aux entrailles de la violence humaine

Les actes de terreur qui ont endeuillé nos sociétés ces dernières années m’ont longtemps laissé sans voix, plongé dans l’incompréhension, hébété devant tant de violence aveugle. Comment ne pas ressentir l’angoisse que cherchent à provoquer les terroristes en imaginant ses proches à deux pas du Bataclan ou de ce convoi fou sur la Promenade des Anglais à Nice l’été dernier ? Comment, confrontés à de telles outrances, ne pas comprendre que certains soient séduits par des réponses aussi simplistes que l’interdiction des minarets, du voile islamique ou du burkini ?

Cherchant à donner un sens à ces actes ignobles, à en comprendre les racines et les origines, j’en suis peu à peu arrivé à l’inéluctable conclusion qu’il existe un lien profond entre violence et religion. Combien de morts au nom de Dieu au cours de l’histoire de nos civilisations, du christianisme en particulier? Des Juifs persécutés depuis l’époque romaine jusqu’au génocide nazi du 20ème siècle, des victimes des saintes croisades aux outrances de l’Inquisition et de la persécution des adeptes de la Réforme : combien de morts au nom de Dieu et pourquoi?

C’est précisément à ces questions que tente de répondre le livre de Jonathan Sacks. L’auteur questionne explicitement la relation entre violence et religions monothéistes, au cours de l’histoire en général et, plus spécifiquement, dans l’extrémisme islamiste contemporain. Dans ce dernier cas, il écarte d’emblée sur la base de statistiques bien étayées l’idée fausse d’un choc moderne de civilisations, de guerre de religion, les cibles de l’extrémisme islamiste étant dans la majorité des cas des populations musulmanes, tout comme étaient chrétiennes, les victimes des guerres de religion qui ont sévi en Europe après la Réforme.

Il se tourne ensuite vers des sources d’explication faisant appel au darwinisme et aux découvertes de la biologie évolutionniste du 20ème siècle. Comme chacun sait, selon Darwin, les espèces se propagent et s’isolent les unes des autres par « sélection naturelle ». Les organismes les plus « aptes » (ou les plus « fit ») bénéficient d’un fort taux de reproduction et de survie et prennent peu à peu le dessus sur les individus les moins bien adaptés à leur environnement. Dans un ouvrage publié en 1976 et intitulé «Le gène égoïste », Richard Dawkins pousse le darwinisme à ses extrêmes et postule que ce sont les gènes, et leur propension à se reproduire de manière égoïste, qui gouvernent les organismes et déterminent leur destin.

…du gène égoïste à la haine altruiste…

Cette vue du monde vivant se trouve confrontée à une sorte de paradoxe qui peut se résumer ainsi : comment est-il possible qu’apparaissent des phénomènes de coopération sociale, c’est-à-dire de nature « altruiste », si les organismes sont déterminés par des processus égoïstes ? Comme Sacks l’explique fort bien, cette question a trouvé à la même époque une solution au travers de la théorie de la « sélection de parentèle » ou « kin selection » résultant, entre autres, des travaux du biologiste Hamilton.

Ce dernier postule qu’un organisme (déterminé par ses gènes) peut renoncer à sa propre reproduction, et coopérer avec d’autres, pour autant que ces « autres » lui soient apparentés et qu’au final ses propres gènes (qu’il partage avec ses parents, frères et sœurs, cousins et cousines) aient plus de chance de se propager dans les générations suivantes que si l’individu en question adoptait une stratégie non-coopérative. C’est donc ainsi que s’expliquerait, du point de vue de la génétique, l’évolution de comportements altruistes au sein des populations animales. Il s’agirait en fait toujours de comportements fondamentalement égoïstes, du point de vue de la propagation des gènes.

Dans les sociétés animales, la coopération est  poussée à l’extrême chez les insectes sociaux (fourmis, guêpes, abeille domestique). La cohésion du groupe est alors assurée par d’autres mécanismes, comme l’émission de phéromones. Chez les humains, ce serait le partage de valeurs communes qui assurerait ce lien et, ultimement, expliquerait l’apparition des religions comme ciment social des groupes opposés à d’autres groupes aux intentions hostiles.

… en passant par le « désir mimétique »

Après avoir recouru à la biologie évolutionniste, Sacks fait appel aux travaux de René Girard, philosophe français contemporain (1923-2015), qui a étudié les liens entre violence et religion dans les années 1980. La théorie du « désir mimétique » est l’une des premières découvertes de Girard. Elle postule qu’un individu désire ce qu’un autre possède ou convoite, non pas pour la valeur intrinsèque de l’objet convoité, mais pour le fait que l’autre s’y intéresse. Les humains peuvent ainsi aller jusqu’à se battre physiquement pour obtenir des objets dont ils n’ont pas un véritable besoin pratique (p.ex. le dernier modèle de téléphone portable). Si l’enjeu est plus important, la rivalité découlant du désir mimétique peut se transformer en violence meurtrière.

De plus, le désir mimétique est contagieux, car un troisième, puis un quatrième individu désireront, ce pour quoi se sont battus les deux premiers. La violence se répandra comme une traînée de poudre. Si rien ne l’arrêtait, le processus pourrait conduire à l’extinction du groupe social. Et c’est ici qu’apparaît la seconde découverte de Girard, celle de la victime sacrificielle, du bouc émissaire, qui permet au groupe de conjurer, de contrôler, de transcender sa violence en la reportant sur une victime innocente et incapable de se défendre. On trouverait ici l’origine des sacrifices rituels et l’apparition des rites religieux. René Girard dira, dans une formule fulgurante : « Le sacré, c’est la violence». Avec Girard, Sacks nous rappelle que le peuple juif est l’archétype du bouc émissaire qui, au 20ème siècle, a joué le rôle de victime sacrificielle. Ce fut de fait une victime idéale, innocente et incapable de se défendre ou de trouver des appuis politiques suffisants pour échapper à l’holocauste.

…le dualisme et la déshumanisation de l’autre…

Sacks explore ensuite les méandres qui ont pu conduire aux atrocités passées et contemporaines dans le contexte des religions monothéistes. Il invoque un autre concept philosophique, celui du dualisme, qui correspond à une vision simpliste monde, où tout peut se concevoir en mode binaire. Elle se concrétise par des conceptions réduites à deux entités ou principes, inséparables, nécessaires et irréductibles l’un à l’autre et qui coexistent (p.ex. l’esprit et la matière, l’âme et le corps, le bien et le mal). Sacks arrive à la conclusion que le dualisme est fréquent dans les religions monothéistes. Si elles oublient leur message premier (soit un message d’amour), elles produisent presqu’inéluctablement des mouvements extrémistes, avec comme conséquence une diabolisation de l’autre, en particulier s’il appartient à un groupe ethnique ou religieux différent. Les termes d’ « hérétique », de « mécréant» ou d’ « infidèle » en sont de bons exemples.

La déshumanisation de l’autre est l’étape suivante. Elle consiste à retirer son caractère humain à un individu, à un groupe, à lui enlever toute générosité, toute sensibilité, toute caractéristique « humaine ». Le terme « chien d’infidèle » en est un exemple. Une fois ce stade atteint, on peut tuer en toute bonne foi, toute bonne conscience, et même au nom de Dieu. En effet ce ne sont pas des humains que l’on tue, mais des êtres déchus de leur humanité. Ainsi en tuant l’autre, on défend son groupe social ou religieux et c’est ainsi que, paradoxe ultime, naît la « haine altruiste ».

…et la capacité d’inversion des rôles…

Sacks explore encore d’autres thèmes, dont celui de « l’inversion des rôles », à savoir la capacité d’empathie d’une personne, ou sa capacité à se projeter dans le ressenti de l’autre. Par exemple de s’imaginer en victime d’une guerre ou de l’extrême pauvreté, rêvant d’offrir un peu de soulagement ou de bien-être matériel à ses proches. C’est ultimement à l’incapacité de se projeter, à s’imaginer soi-même à la place de l’autre, que se trouvent les racines de la xénophobie, du racisme, de la haine de l’autre.

Au cours des chapitres suivants, Sacks, qui fut longtemps Grand Rabbin de Grande Bretagne, examine encore et réinterprète les textes de la Bible hébraïque. Il aborde en particulier ses épisodes conflictuels, tels que le meurtre d’Abel par son frère Caïn (l’archétype de la rivalité meurtrière entre « frères ennemis »), la réplique de Jacob, une fois devenu le bras droit de Pharaon, à ses frères, qui n’avaient pas hésité à le vendre comme esclave en Egypte. Sacks examine enfin les plus durs des textes bibliques, ceux qui prônent la haine. Il plaide pour un rejet sans concession des approches strictes et des lectures au premier degré et sans interprétation de tels textes. Ils devraient être compris dans le contexte de l’époque à laquelle ils ont été écrits et ne peuvent s’appliquer sans une approche critique aux conditions du monde moderne.

…sur la voie de la tolérance et de la coexistence religieuse…

Sacks, laisse entendre dès le début du livre que s’il existe un lien entre violence et religions monothéistes, il faudra avoir le courage d’en tirer les conclusions. Sacks ne dévoile ses conclusions qu’à la fin de l’ouvrage, ne fournissant pas d’indices au lecteur curieux et impatient. Sa conclusion est simple, terriblement simple et si évidente : nous n’avons pas d’autre choix que celui de la tolérance, que d’œuvrer à la coexistence de ces différentes religions issues d’une source commune, ces religions, sœurs ennemies, qui, même si elles prônent l’amour, contiennent tous les germes des conflits les plus meurtriers. Et pourquoi donc adopter une attitude tolérante? Parce que notre commune humanité précède de très loin nos différences religieuses. Aucune d’entre les religions, ne devrait prendre le pas sur les autres. Coexistence, un terme employé dans d’autres contextes, et qui résonne ici comme synonyme de paix entre les humains.

Sacks n’intègre que peu dans sa réflexion l’approche athée ou agnostique, réponse du Siècle des Lumières aux excès des conflits du christianisme. Elle est pourtant à l’origine de la laïcité, hautement revendiquée en France et dans certains états musulmans. Que la laïcité, érigée en dogme, comme une nouvelle forme de religion publique, reléguant les formes assumées de religiosité à la sphère privée, apparaît aussi contenir les germes d’une nouvelle intolérance dont il conviendrait de se méfier. Pour Sacks, enfin, le monde sera à l’avenir religieux, plus religieux qu’aujourd’hui, car nos sociétés laïques modernes, tournées vers l’individualisme et l’hédonisme, ne produisent pas autant de descendants que les croyants. Ces derniers, prendront assurément et inéluctablement le pas, démographiquement tout au moins, sur les défenseurs d’un ordre laïque.

A titre personnel, ce livre résonne comme une plongée aux sources de la violence humaine. Découvert par hasard à l’aéroport de Tel Aviv lors d’un récent voyage, alors que je jetais un dernier regard mélancolique  sur ce Moyen-Orient de tous les excès, de toutes les outrances, mais d’une telle diversité et d’une si grande richesse humaine, ce livre illustre de manière incomparable le « désir mimétique » d’irréductibles frères ennemis pour la “terre de nos ancêtres”. Ce livre m’a aussi offert les clés de lecture et de compréhension qui me faisaient défaut pour comprendre et conjurer la terreur que cherchent à inspirer ses modernes adeptes. Et si le terrorisme ne me terrorise plus, j’en suis arrivé à considérer les terroristes comme des victimes de leur propre aveuglement, des êtres bien à plaindre, car au tréfond d’eux-mêmes ils demeurent des humains que nous devons nous garder de déshumaniser.

A mettre entre toutes les mains, sans restrictions d’âge, de sexe ou de convictions religieuses.

Référence: Not in God’s name Confronting religious violence, by Jonathan Sacks, 2015, Hodder & Stoughton Ltd

 

  • ISBN: 9781473616516

 

Francis Saucy

Francis Saucy, Docteur ès sciences, biologiste, diplômé des universités de Genève et Neuchâtel, est spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l'écologie des populations. Employé à l’Office fédéral de la statistique, Franci Saucy est également apiculteur amateur et passionné, et il contribue par ses recherches et ses écrits à l'approfondissement des connaissances sur les abeilles et à leur vulgarisation dans le monde apicole et le public en général. Franci Saucy fut également élu PS à l'exécutif de la Commune de Marsens, dans le canton de Fribourg de 2008 à 2011 et de 2016 à 2018. Depuis mars 2019, Franci Saucy est rédacteur de la Revue suisse d'apiculture et depuis le 15 septembre 2020 Président de la Société romande d'apiculture et membre du comité central d'apisuisse Blog privé: www.bee-api.net