Il est communément admis que l’Arabie Saoudite survit à toutes les crises. Depuis près d’un siècle, lorsque l’Arabie précédemment « Hachémite » devient « Saoudite » en septembre 1932 suite à la fin de la conquête de la péninsule (entamée en 1902) par Abdelaziz Ben Abderrahmane Al Saoud, issu de la région orientale du Najd, le royaume a, d’abord, connu l’important défi du nationalisme arabe porté par le président égyptien Gamal Abdel Nasser durant les années 1950 et 1960. La monarchie a ensuite fait face à la révolution iranienne en 1979, un séisme religieux chiite, compétiteur et hostile au Wahhabisme saoudien. Une décennie plus tard, ce sont les ambitions régionales militaires de Saddam Hussein et la crise puis guerre du Golfe de 1990-1991 auxquelles Riyad doit faire face. Dix ans plus tard, les opérations terroristes du 11 Septembre 2001 contre l’allié américain, qui ouvrent l’ère de la « Guerre contre le Terrorisme », sont le fait de 19 assaillants dont 15 saoudiens, mettant à mal la relation avec Washington. Enfin, en 2011, le vent du printemps arabe ébranle tous les dirigeants du monde arabe, et ce jusqu’au Bahreïn voisin forçant Riyad à intervenir militairement à Manama, sous mandat du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), pour mettre fin à la révolte dans ce pays. Tous ces tests – et d’autres, tels, régulièrement, le conflit arabo-israélien, le militantisme des Frères Musulmans ou encore les attaques d’Al Qaida durant les années 1990 et 2000 puis celles de l’État islamique au cours de cette décennie – ont, de fait, été passés avec succès par le régime saoudien.
Peut-on alors, au lendemain de l’affaire Jamal Khashoggi, parler une fois de plus, d’une crise qui « risquerait d’emporter le régime à Riyad » ? N’y-a-t-il pas un risque évident de se tromper précisément à la lumière de cette si singulière capacité saoudienne à surpasser tous les défis politiques (peut-être parce que l’argent est le nerf de la guerre) ? Si, toutefois, le vent semble tourner différemment et avec plus de puissance cette fois ci, comment lire historiquement cette actualité si potentiellement conséquente sur la résilience du pouvoir ? De quand, ensuite, dater l’entame de cette hypothétique chute de la Maison Saoud ? Faut-il, de façon précipitée et opportuniste, la décréter aujourd’hui à la suite d’une affaire Khashoggi encore en cours et qui n’a pas entièrement livré tous ses secrets ? Doit-on plutôt voir le début de la fin lorsqu’en août 1990, le roi Fahd invite les troupes américaines à entrer dans le pays afin de faire front à Saddam Hussein – invitation que le concitoyen du souverain Fahd, Osama Ben Laden, citera plus tard dans ses déclarations de guerre contre l’Amérique en 1996 et 1998 parmi les causes de son casus belli à l’égard d’à la fois, le royaume (frappé en 1995 et en 1996) et les États-Unis (ciblés en 1998, 1999 et 2001) ?
S’agira-t-il, plutôt, de remonter plus loin et nommer le passage de bâton en 1953 entre le fondateur du royaume, Abdelaziz Saoud, et ses fils (Saoud, Faysal, Khaled, Fahd, Abdallah, Nayef et, aujourd’hui, Salman) le moment d’inévitable mouvement du déclin par héritage politique et non victoire militaire comme lui l’avait fait ? Ou peut-on parler d’un inévitable moment de résolution de la sorte dès l’entame de l’intenable aventure saoudienne elle-même ? Intenable parce qu’inscrite contre la marche de l’histoire, à la fois de la région et d’un nouveau siècle tentant une modernisation par l’État-nation. Intenable peut-etre aussi parce qu’ancrée presque exclusivement dans la disponibilité d’une rente énergétique (limitée) et le soutien d’une superpuissance (lunatique). En 1996, le journaliste palestinien Saïd Aburish signait un ouvrage intitulé The Rise, Corruption, and Coming Fall of the House of Saud dans lequel il prédisait que le régime saoudien, « décomposé », finirait comme celui du Shah d’Iran en 1979 en raison de sa corruption et décrivait les étapes de cette chute à venir. La Maison Saoud a survécu à Aburish, décédé en 2012.
Si donc, tout invite à la prudence, on peut, néanmoins, aujourd’hui s’aventurer avec plus de certitude à voir poindre le début d’une « fin » saoudienne différente et qui ne viendra pas – et c’est toute l’erreur des Cassandres précédents – d’une opposition externe ou quelque ennemi déterminé, tel, par exemple, l’Iran ou un groupe armé militant, mais bien plus simplement de l’intérieur même de la famille Saoud elle-même. Aussi, il est tout autant communément admis que le père de la sociologie moderne, le nord-africain Ibn Khaldoun, a, dans son observation de l’avènement et déclin des dynasties articulée dans son Introduction à l’Étude de l’Histoire (1377), établi l’axiome selon lequel la troisième génération est celle qui entame la chute d’un régime politique. Et de fait, tout à leurs styles forts différents, les héritiers directs d’Abdelaziz Saoud avaient réussi à tenir la maison ; et ils le firent principalement en raison du respect de la règle sacro-sainte de consensus et d’équilibre entre les différents membres de la famille.
En s’attaquant à cet équilibre, certes par nature précaire, Mohammed Ben Salman a ouvert une boîte de Pandore des plus remplies. De plus en plus de Saoudiens vont, désormais, être en mesure d’entamer une remise en question de la nature de leur système politique. Et cette opposition naissante, issue de l’humiliation internationale que connaît leur pays aujourd’hui, constituera peut-être un réveil politique inattendu, là où l’opposition au régime avait longtemps été majoritairement religieuse ou issue de l’élite (à l’image de Khashoggi lui-même ou encore Ben Laden).
Puis en cherchant à charmer un Occident qui a toujours trouvé le royaume rébarbatif, acceptant de traiter avec uniquement par motivation pécuniaire – comme l’admis en pleine affaire Khashoggi le président Donald Trump – Ben Salman a ensuite péché à la fois par amateurisme politique et par vanité personnelle tant il pensait les effets du marketing magiques et irrésistibles. Au final, tel l’aristocrate londonien Dorian Gray du dix-neuvième siècle qui, dans le pénétrant roman d’Oscar Wilde, voulait, à tout prix, perpétuer éternellement sa jeune image d’une vie hédonistique, son hideuse réalité fut accidentellement révélée par le tableau qu’il fit lui-même peindre et qui illustra chacun de ses vices.
Photo: Albert Lewin, The Portrait of Dorian Gray, © Metro Goldwyn Mayer, 1945.