Le troisième épisode de la nouvelle saison de la série télévisée Homeland – dont la sophistication du racisme échappe à beaucoup – met en scène le personnage du Conseiller national américain pour la sécurité, Saul Berenson (interprété par Mandy Patinkin), en négociations avec le chef des Talibans, Haissam Haqqani (campé par Numan Acar). Dans une scène nimbée de lyrisme, les deux hommes, scrutant un émouvant lever de soleil sur Kaboul, se mettent d’accord pour enterrer leurs différences (culturelles autant que géostratégiques) afin, comme l’indique Saul Berenson, ex-chef de la CIA, d’ouvrir un jour nouveau pour le monde et « apporter la paix et la prospérité au peuple afghan ».
Ce couple et ce moment sont une des plus anciennes vignettes de l’Orientalisme, autant dans la réalité politique du Moyen-Orient que dans sa représentation romanesque. Suivant ce trope, le décideur Oriental – dans son acception large – se retrouve dans l’intimité d’une relation de confiance avec un envoyé politique, officiellement ou officieusement, et ce premier en arrive à être influencé par le second, invariablement à des fins nobles et envers la poursuite d’objectifs transformant pour le meilleur la vie de ses sujets.
Si au départ le décideur moyen-oriental est quelque peu soupçonneux et sur la réserve – il faut bien construire une tension narrative à dissiper par la suite – il n’en est pas pour le moins intrigué par cet intriguant opérateur externe « différent », et lui ouvre donc derechef l’accès à son monde, le faisant envers et contre l’avis de ses propres conseillers, autant circonspects que jaloux de leur prérogatives d’influence.
Rencontrant T.E. Lawrence (Peter O’Toole) pour la première fois sous sa tente dans le désert d’Arabie, le prince Faysal (Alec Guinness) lui rappelle, pour le garder quelque peu à distance, que d’autres amoureux de l’Orient, tels « Gordon of Khartoum », ont emprunté ce chemin par le passé. Le parcours de ce général et administrateur colonial britannique, Charles George Gordon, également surnommé « Chinese Gordon » et « Gordon Pasha » suivant ses autres missions en Chine et en Égypte, illustre plus en avant ce positionnement d’influence stratégique. Séduction, oui, mais service national d’abord.
Ce rapport, non de forces, mais de sentiments, dissimule bien entendu le but premier du conseiller bienveillant, à savoir remplir sa mission qui est d’obtenir l’alignement du décideur oriental sur une politique décidée en métropole. L’invisibilisation de l’assujettissement passe par la mise en scène d’une camaraderie qui viendrait transcender les différences au nom d’un service rendu au subalterne.
Cette camaraderie peut, parfois, se muer en véritable fratrie, à l’image d’un T.E. Lawrence rédigeant au lendemain de son aventure avec les Arabes, son opus majeur, Les Sept Piliers de la Sagesse, parsemé autant d’admiration pour ces derniers que de réprobations à l’égard de ses supérieurs britanniques. Elle peut aussi, souvent, demeurer un calcul hypocrite et efficace de l’agent capable de se jouer de la psychologie (fragile et dépendante) du politique orientale. Même s’il en arrive à développer empathie, voire sympathie, à l’égard de celui-ci, l’agent externe, un « missionnaire » cliniquement, est par la force des choses ramené à cette nécessaire distance, par le fil des évènements ou par quelque décision révélatrice de la nature « intrinsèque » du prince Oriental.
Dans le film Syriana (2005), le personnage de Matt Damon (Bryan Woodman, un représentant d’une compagnie pétrolière américaine) rencontre celui d’Alexander Siddig (Prince Nasir Al Subaai) dans un hôtel à Genève pour le convaincre d’introduire des réformes qui apporteraient démocratie, droit de l’homme et émancipation des femmes à son émirat du Golfe. Le touchant dithyrambe de bonne gouvernance du conseiller énergétique masque difficilement les intérêts de son mandataire commercial, de la même manière que celui d’indépendance de Lawrence occultait la mainmise britannique sur l’Arabie bientôt post-Ottomane ou encore que celui de Saul Berenson de dépassement des conflits voile l’administration néocoloniale de l’Afghanistan post-11 Septembre.
La tâche du conseiller bienveillant, que l’on rencontrera hors-fiction sous les traits d’un Thomas Friedman ou d’un Jared Kushner, est néanmoins rendu plus aisée par la demande despotique des leaders moyen-orientaux, qui, admiratifs et touchés par l’attention qui leur est portée, s’épanchent volontiers, avec ce partenaire, de façon fataliste sur leur fardeau d’avoir à diriger des peuples « arriérés » et « indisciplinés », et donc ingrats et incapables de les suivre dans leur haute mission de modernisation. Autant de paternalisme, élitisme et récits auto-gratifiants qui font bon ménage avec la mission orientaliste de leur proche-lointain conseiller.
Photos : © Homeland, 2020; Lawrence of Arabia, 1962; et Syriana, 2005