Les Ides du mars levantin

Lorsqu’en octobre 1970, le général Hafez al Assad prend le pouvoir en Syrie à la faveur d’un coup de force, culminant une séquence de crises internes (conflit avec l’autre homme fort du parti Baas, Abdelkarim al Joundi ; purges au sein de l’armée) et régionales (défaite de 1967, crise de Septembre Noir), la Syrie scelle un « moment-histoire » qui établit une jonction conséquente entre l’instabilité de décennies précédentes marquées par une interminable succession de crises et un avenir sous le sceau d’un autoritarisme qui ira toujours grandissant jusqu’au printemps arabe de 2011. Un siècle durant, le bilad al chaam a été en quête d’une normalité politique qui demeure, aujourd’hui encore, évanescente. C’est à l’aune de cette frustration sociétale, composée par les aléas d’une histoire complexe où le local et l’externe s’enchevêtrent en permanence et rejouée à chaque nouvelle possibilité de changement, qu’il faut dire et lire le vernis craquelé de la question syrienne contemporaine.

Matrice de la convoitise

L’échec des réformes du Sultan Abdülhamid II, l’expérience avortée des Jeunes Turcs, l’entrée en guerre aux côtés de l’Allemagne et la révolte arabe en Arabie accélèrent une chute de la Sublime Porte qui aurait dû profiter avant tout aux provinces syriennes voisines de l’empire. Or, derechef, les Vilayet de Damas, Alep et Tripoli sont plongées dans la géopolitique d’une vallée de l’Euphrate convoitée par les puissances britanniques et françaises – les ministres des affaires étrangères français et britannique, François Georges-Picot et Mark Sykes, en présence de leur homologue russe, Sergei Dmitrievich Sazonov, installent secrètement la matrice de ceci en mai 1916, préfigurant les dynamiques de « Plan B » et autres scénarios de partitions débattues cent ans plus tard – et ce premier Levant moderne tombe ainsi sous le coup d’un mandat qui n’est, réellement, que le passage de bâton d’un empire l’autre. La lutte pour la Syrie (the struggle for Syria), comme l’a nommée Patrick Seale, suivra jusqu’au milieu du vingtième siècle dominée en apparence par les enjeux externes mais en réalité déterminée toujours plus fondamentalement par les ressentiments sourds des communautés et des confessionnalismes montées et se montant les unes contre les autres jusqu’au paroxysme des années 2010.

La revanche des Alaouites – par le biais d’une armée-ascenseur social de pouvoir que le mandataire français leur ouvre dans une logique divide et impera – sur leur servitude précédente dominera cette séquence comme elle constituera le socle du pouvoir de Hafez al Assad. Les trente ans de règne d’Assad seront les glorieuses de l’autoritarisme dans sa superbe : narratif patriotique, élimination des rivaux, parti-état, état-moukhabarat, armée au service du régime, culte de la personnalité, népotisme et clientélisme, instrumentalisation des conflits régionaux, massacre d’opposants (vingt mille islamistes à Hama en février 1982) et stérilité d’un acumen politique au service de la pérennité du régime et non de la construction de l’État. À sa mort, son fils, Bachar, remplaçant au pied levé l’ainé tué dans un accident, hérite un système politique sclérosé niant tout questionnement sociétal. L’über-sécuritaire international de l’après-11 Septembre permet au dauphin – complaisamment présenté par les médias occidentaux comme un jeune modernisateur – un inespéré redéploiement du néo-autoritarisme, dix ans durant.

État contre société, realpolitik contre éthique

Ce même autoritarisme qui, au-delà du Levant, se jouait aussi en Afrique du Nord fit alors face à son impasse à l’hiver 2011. Le tsunami des révoltes en Tunisie, en Égypte et en Libye arriva en Syrie, il y a cinq ans, aux ides d’un mois mars qui ouvrit le cycle des divisions actuelles. Mars 2011-mars 2016 : 470.000 syriens morts, 4.8 millions de réfugiés, 6.6 millions de déplacés internes, chute de l’espérance de vie de 70 ans à 56 ans, 255 milliards de dollars de coût de guerre, un millier de groupes armés différents pour un total de quelque 200.000 combattants, trois envoyés spéciaux successifs des Nations-Unies et 7 initiatives internationales différentes (Ligue Arabe, Kofi Annan, Geneva I-III, Vienne et les quatre Commissions). Cette demi-décennie dont la Syrie ne se relèvera pas aisément, si tant est qu’elle demeurera « Syrie », aura vu la succession de trois phases chacune tout aussi importante.

Premier acte : entre mars et juin 2011, suite aux exactions des milices shabiha (fantômes) du régime, le soulèvement national pacifique se militarise et une « Armée libre syrienne » (ALS) est formée, composée de déserteurs et de soldats de fortune. Après avoir mis le gouvernement sur la défensive – le régime essuie des attaques de par le pays et perd une partie des faubourgs de la capitale Damas – l’opposition initiale, doublée d’une diaspora organisée politiquement et désorganisée dans un congrès général, perd le momentum au profit des radicaux islamistes armées ; divers groupes mêlant l’antenne syrienne d’Al Qaida, Jabhat al Nosra, aux ex-opposants islamistes et jusqu’au groupe irakien, l’État islamique en Irak qui ajoute un « et en Syrie » à son nom et son ambition. Deuxième acte : à la faveur de l’entrée en scène à ses côtés du groupe armé libanais, Hezbollah, notamment lors de la bataille d’Al Qusayr en mai 2013, le régime d’Assad reprend progressivement la main pour établir un équilibre des forces qui perdurera dans un statu-quo militaire en 2014-2015. Troisième acte : en septembre 2015, une Russie autant motivée par sa compétition retrouvée avec les États-Unis que par son soutien à Assad, prend le pari risqué (il lui en coûtera 224 morts le mois suivant dans un attentat au Sinaï contre un avion civil) d’entrer dans le combat aux côtés de ce dernier lui permettant de croire à la victoire contre les rebelles, si hâtivement qu’il convoque, dans ce chaos ambiant, des élections pour le 13 avril prochain.

Au terme de ces cinq ans d’intense conflit, la Syrie demeure dans l’incertitude la plus totale quant à son avenir. Plusieurs scénarios se dessinent : une victoire militaire du régime, une solution politique résultante des négociations à Genève ou l’entame d’une nouvelle phase de « sale guerre » dans laquelle l’irrésolution risque de se doubler d’une constante expansion attirant dans son vortex toujours plus de parties.


 

Illustration : Beware the Ides of March, pic.finomej.top, 2014.