Adoptant une dimension plus globale au cours de la décennie écoulée, la question palestinienne s’est déplacée du monde arabe et musulman à la sphère internationale. Cette évolution n’est pas anodine, s’inscrit dans une histoire longue et est révélatrice de la nature du climat politique à la fois dans le monde arabe et parmi les sociétés au sein desquelles le soutien à la cause palestinienne est allé crescendo, notamment aux États-Unis.
Alors que, depuis le Printemps arabe de 2011, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord se sont substantiellement moins mobilisés pour le règlement de la question palestinienne – question auparavant politiquement sacro-sainte mais désormais rétrogradée régionalement par les crises successives en Syrie, au Yémen et en Libye, ainsi que les transitions en Tunisie et en Égypte et le conflit en Irak – une nouvelle génération au sein des sociétés civiles en Amérique Latine, en Afrique, en Asie et en Europe a démontré plus d’intérêt, voire de militantisme, pour la Palestine.
Aux États-Unis, les intellectuels et militants Noirs américains ont, en particulier, de plus en plus exprimé leur soutien aux Palestiniens – et ce, au même moment où l’administration Trump a coupé 200 millions de dollars d’aide aux programmes dans la bande de Gaza et en Cisjordanie.
Trois récents épisodes ont illustré cette mobilisation de façon significative venant souligner ce rapprochement entre la lutte des noirs américains pour leurs droits civiques et la lutte palestinienne contre l’occupation israélienne. Le 28 novembre dernier, lors d’une intervention aux Nations-Unies à l’occasion de la Journée Internationale de Solidarité avec la Palestine (commémoration instaurée en 1977 par les Nations-Unies), Marc Lamont Hill, professeur à Temple University à Philadelphie en Pennsylvanie et analyste sur la chaîne d’information CNN, a appelé à « des actions locales et internationales pour obtenir la justice nécessaire en Palestine ». Suite à l’intervention de celui-ci, CNN a mis fin à sa relation avec le professeur Hill pour l’utilisation par ce dernier de la formule « du fleuve à la mer » associée à des sentiments antisémites. Hill s’est défendu de cette accusation indiquant qu’il rejetait l’antisémitisme et que son appel à la justice concernait « à la fois Israël et la Cisjordanie/bande de Gaza ».
Dans un article intitulé « Time to Break the Silence on Palestine » (il est temps de briser le silence sur la Palestine) paru dans le New York Times le 19 janvier, le professeur Michelle Alexander, auteur de The New Jim Crow – Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, rappelant la montée actuelle de l’antisémitisme aux États-Unis et le danger réel que la critique des politiques du gouvernement israélien peut devenir antisémite, a dénoncé les « excuses et rationalisations » et les « tactiques McCarthyiennes » qui président au silence sur « l’un des grands défis moraux de notre époque : la crise israélo-palestinienne » notant : « Nous nous devons de condamner les actions israéliennes : incessantes violations du droit international ; occupation continue de la Cisjordanie, Jérusalem-est et Gaza ; démolitions et confiscations de maisons… nous devons agir avec courage et conviction pour dénoncer le système de discrimination légale qui existe en Israël ».
Enfin, le 16 février dernier, le musicien John Legend, invité de l’émission Real Time with Bill Maher du comédien Bill Maher sur la chaîne télévisée HBO a déclaré, lors d’une discussion avec l’ex-conseiller du président George W. Bush, David Frum, que « les progressistes aux États-Unis se doivent de défendre les droits humains des Palestiniens » et que cette question a été déséquilibrée depuis trop longtemps. Il est temps que tous ceux qui se disent progressistes « se fassent entendre » sur ce sujet a ajouté Legend.
Peut-être encore plus révélateur de ce moment est le volte-face qu’a du faire, en janvier, le Birmingham Civil Rights Institute (BCRI) en Alabama. Sous le feu de pressions de certains groupes, l’institut avait décidé d’annuler sa décision de récompenser la militante historique pour les droits civiques et universitaire, Angela Davis, en lui attribuant son prix annuel des droits de l’Homme, le Fred L. Shuttlesworth Human Rights Award, au vu des positions de celle-ci à l’égard des politiques israéliennes envers les palestiniens. Rapidement, la décision a été fortement critiquée par de nombreux leaders, dont le maire de Birmingham, quelque 500 professeurs qui ont signé une lettre de soutien ainsi que le groupe Jewish Voice for Peace, amenant le BCRI a ré-inviter Davis a accepter le prix.
Ces épisodes soulignent le renouveau plus large de l’internationalisme afro-américain et de ses liens d’antan avec le tiers-mondisme. La relation entre les Afro-américains et les palestiniens remonte aux années 1960 et s’inscrit, en effet, dans des solidarités qui se sont exprimées régulièrement. Pour autant, le contexte précédent était qualitativement différent, à savoir celui de la concomitance de la décolonisation au Sud et de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis. À la suite de Malcom X – le premier à aller dans ce sens – Angela Davis, Robert F. Williams, Stokely Carmichael et Harold Cruse, parmi d’autres, avaient élaboré une vision liant le colonialisme et le racisme dans une logique de systèmes co-constitutifs. Aujourd’hui, ces liens et cette perspective sont ravivés alors que les tensions raciales augmentent à nouveau au États-Unis et que la question palestinienne demeure irrésolue.
Si la question palestinienne a, certes, toujours fait l’objet d’un mouvement international de solidarité, celui-ci s’était ralenti durant les années 1990 et les années 2000. Mis à part une forme de fatigue du problème et les stratégies changeantes des Palestiniens – cristallisés dans la virulente opposition Fatah/Ramallah-Hamas/Gaza depuis 2006 – la question palestinienne a également fait les frais de l’évolution de l’espace politique arabe lui-même accaparé de loin en loin par une multitude de dystrophies politiques issues principalement de l’autoritarisme local et de l’interventionnisme externe. Plus généralement, et paradoxalement à la faveur d’une ouverture post-printemps arabe, les populations du monde arabe, provinciales à souhait, sont de moins en moins mobilisées pour des questions de solidarité internationale se recroquevillant sur des débats principalement nationaux et régionaux.
Aussi, le déplacement de la question palestinienne et son retour à la scène internationale sont fortement marquée par cette intersectionnalité, comme le note le professeur Khaled Beydoun, entre des mouvements tels Black Lives Matter et les Palestiniens – ces derniers ayant été parmi les premiers à soutenir les Afro-américains au lendemain des émeutes de Ferguson en août 2014 – ou le rôle joue par les femmes dans ces deux luttes.
Cette solidarité croissante en Occident à la cause palestinienne au nom de l’indivisibilité de la justice demeure néanmoins limitée par des tendances plus fortes qui relativisent cette évolution. En Europe, l’islamophobie et l’antisémitisme sont en hausse à la faveur d’une montée en puissance des droites extrêmes souvent ralliées aux positions du gouvernement israélien sur cette question. Aux États-Unis, même si la question divise de plus en plus et peut être plus que jamais, le soutien à Israël demeure largement majoritaire.
Au final, résume l’historien israélien Ilan Pappé, « l’inertie politique, la timidité des élites politiques occidentales et les évènements en Syrie et en Irak (ainsi que leur impact sur l’Europe) » expliquent pourquoi cela prendra du temps avant que l’Occident ne formule une nouvelle approche à la Palestine. Mais, ajoute-t-il – et alors qu’un sondage indique qu’un jeune israélien sur quatre soutient le droit au retour des palestiniens – la scène changeante internationale à l’égard de la Palestine doit nous amener à soutenir une nouvelle vision sur la question palestinienne.
Photo : Le militant afro-américain Eldridge Cleaver et son épouse Kathleen Cleaver dans les rues d’Alger en couverture du magazine The Black Panther, 9 août 1969.