« Qu’est-ce que l’Histoire et où a-t-elle lieu ? », s’interroge Sebastian Haffner dans son manuscrit inachevé Defying Hitler rédigé en 1939. « L’histoire nous enseigne, mais n’a pas d’élèves », répondait Antonio Gramsci vingt ans plus tôt. Surjoué par les médias, et dans le droit-fil de cette présence-absence de l’Histoire, le multiculturalisme qui a présidé aux noces du prince Harry et de l’actrice Meghan Markle en mai 2018 donnerait à croire que l’ouverture de la famille royale britannique à d’autres cultures est un signe d’une époque de progrès racial, de même que le serait l’accueil fait par la France à son équipe de football championne du monde en juillet suivant, une formation composée en grande majorité d’enfants d’immigrés africains. Il n’en est malheureusement rien et, de par le monde, le racisme et la discrimination raciale font un retour spectaculaire. Celui-ci faisant autant écho à d’anciennes formes d’inégalités que dénotant une certaine continuité, l’on serait fondé à s’interroger : le racisme nous a-t-il jamais réellement quitté ?
Cette épiphanie – qui fait désormais palpablement ressembler les années 2010 aux années 1970, autre grande décennie de tensions raciales et d’affrontements identitaires – s’impose de façon persistante principalement en raison d’une fausse vision de progrès continu et d’avancement linéaire et cumulatif de tolérance au sein des sociétés. Ce récit anhistorique est en réalité un grand mythe contemporain et, si à l’évidence des progrès substantiels ont eu lieu ici et là (la campagne internationale pour mettre fin à l’apartheid sud-africain, notamment), la rapidité et l’étendue du regain actuel du racisme est sous-tendue principalement par un historique de non-résolution du problème.
Aussi, trois principaux phénomènes président à la recrudescence du racisme actuel : l’exemplarité négative de nombreux leaders, la banalisation sociétale qui masque la continuité du problème et la rationalisation intellectuelle qui outille son expression. Le premier, le plus important, est celui de la « jurisprudence sociale », comme on pourrait la nommer, qui a été introduite au niveau de plusieurs leaderships suivant laquelle le comportement de dirigeants a explicitement introduit une acceptation et un mimétisme (re)normant ainsi le racisme dans des paramètres d’acceptabilité. Au premier plan de ce phénomène se trouve logée l’action du président américain Donald Trump. On ne saurait assez souligner le rôle négatif joué par ce chef d’État, considéré comme « raciste » par 49% d’Américains en juillet 2018 et dont l’élection est en réalité moins choquante que l’acceptation de celle-ci ex post facto par de larges pans au États-Unis et au-delà, et, partant, le champ ouvert à la standardisation du néo-racisme.
Sept jours après avoir pris fonction et, très symboliquement à l’occasion de l’anniversaire du jour de mémoire de l’Holocauste (ce qui ne manqua pas de provoquer l’ire de groupes juifs américains), le président Trump signa le 27 janvier 2017 un ordre exécutif communément dit « Muslim Ban » instaurant au sein d’une république démocratique une discrimination officielle des individus – qui toucha des nationaux américains – sur la base de leur religion. La confirmation de cette décision par la Cour suprême américaine, le 26 juin 2018, est venue asseoir institutionnellement cette politique discriminatoire.
Entamée de la sorte, l’ère Trump s’est jouée par la suite sur le mode de la constante normalisation d’actes proto-racistes, ouvrant la possibilité au racisme ou simplement le révélant. Au niveau international, les pays africains (ainsi que Haïti et le Salvador) ont été qualifiés de « shit hole countries », et au niveau national le pays s’est enfoncé dans une nouvelle crise raciale qui ne dit pas encore son nom mais qui avance à grands pas. L’antisémitisme a augmenté de 60% en 2017, constituant la plus grande hausse enregistrée depuis plusieurs décennies, et le racisme anti-Noir a augmenté exponentiellement. Des hommes et des femmes noirs ont été contrôlés dans des piscines publiques par de simples autres citoyens s’arrogeant un droit d’arrestation, appelant ainsi la police à leur aide pour exprimer leurs « soupçons » à l’égard un enfant de douze ans qui distribuait des journaux, des individus pique-niquant ou utilisant, en tant que membres, un fitness ou encore des clients d’un restaurant agressés par un autre client pour avoir parlé espagnol.
Selon le Southern Poverty Law Centre, 954 « groupes de haines » sont désormais actifs aux États-Unis. Quantitativement frappant, le phénomène l’est tout autant qualitativement lorsqu’une une institutrice en sciences sociales enregistre nonchalamment un podcast pour ses enseignements à des écoliers de Floride appelant à l’éradication des musulmans et des juifs, et au retour de la ségrégation, ou que le New York Times fasse le portrait « normal » d’un néo-nazi. Logiquement dans un tel zeitgeist, une proposition de loi contre… le lynchage en 2018 a pu faire l’objet d’une soumission au Congrès ; parlement au sein duquel des candidats aux sympathies nazies affichées s’apprêtent à faire leur entrée – à l’instar de parlementaires en Grande-Bretagne (pays où l’antisémitisme s’est également accru) actifs dans des groupes racistes et à un moment ou le fascisme fait son retour en Italie et l’ultranationalisme slave reprend plein pied en Europe de l’Est.
Si la situation raciale est, à l’évidence en chute libre aux États-Unis, on ferait fausse route de croire que le mal n’est qu’américain ou européen. Le racisme est tout autant de plus en plus présent dans les pays du Sud. En Libye ou l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a révélé l’existence de marchés où les migrants sont vendus, en Algérie où les migrants sub-sahariens sont transportés et abandonnés aux portes du désert, au Liban où des kényanes ont été battues en public et un enfant noir refoulé d’une garderie, en Arabie Saoudite où les travailleurs asiatiques sont exploités, en Inde où la mémoire d’Hitler inspire l’assassinat de Musulmans et, à l’évidence au Myanmar où un génocide contemporain se joue au vu et au su de la communauté internationale, sans oublier les raids contre les camps de Roms en Ukraine.
Le deuxième phénomène qui au cours des dernières années a permis un tel accroissement du racisme a été sa banalisation. Partant de l’idée (fausse) que celui-ci ne constitue plus un problème, de nombreuses sociétés ont donné moins d’importance à son observation et ont ainsi graduellement perdu la capacité à suivre son évolution. En réalité, la responsabilité des sociétés est plus conséquente parce que beaucoup ont exprimé une forme de fatigue à l’égard de la question, voire d’irritation lors de sa mention. Cette insensibilité au problème frappe plus ceux qui en souffrent. Aussi, c’est une tare qui, selon un sondage AP/NORC Center for Public Research de février 2018, certains « blancs » seraient moins enclins à admettre et qui fait dès lors l’objet de l’expression d’un double déni, à savoir, d’une part, le problème en soi et, d’autre part, l’expérience de ceux qui en souffrent. Partant, ceci construit une phraséologie non-interrogée qui fait que la même expérience est représentée (et donc acceptée) différemment selon, par exemple, le fait qu’il s’agit d’un docteur malien quittant un cabinet à Bamako pour un autre en France (« immigré ») ou un chômeur britannique quittant la misère sociale de Liverpool pour un emploi de serveur à Dubaï (« expatrié »).
Pour rappel, la terminologie et le vocabulaire deviennent toujours des enjeux en période fascisante, et un tel jeu sémantique participe fortement de la corruption des valeurs qui masquent les pratiques discriminatoires. Aux États-Unis, les violations des droits des afro-américains sont ainsi qualifiés de « brutalité policière » là ou une logique systémique est à l’évidence en marche. En Afrique du Sud, depuis les attaques de 2006 contre les africains sub-sahariens, les présidents Thabo Mbeki puis Jacob Zuma ont refusé de nommer les attaques comme étant xénophobes préférant les euphémiser en « défi de criminalité ».
Le racisme est, troisièmement, de retour parce que la banalisation des discriminations a été intellectualisée et est de plus en plus conceptuellement autorisée. La libération de la parole raciste a été accompagnée par une esbroufe qui consiste à la faire apparaître comme une opinion légitime, à l’instar d’autres points de vue, ou simplement la manifestation d’un droit d’expression que l’on ne saurait contredire sans apparaître comme un censeur. Cette intolérance au nom de la tolérance est peut-être la forme la plus insidieuse de ce racisme nouveau qui se drape, aujourd’hui des oripeaux d’un idéal de liberté, mais qui est en réalité profondément anti-démocratique. En France, par exemple, durant l’été 2017, sous une indifférence enthousiaste, une femme a été forcée par les forces de l’ordre à se déshabiller au nom de… sa liberté, révélant l’étendue du racisme institutionnel. Au-delà de l’obsession à l’égard du Musulman en France et la construction de son image par les élites de ce pays, apparaît de façon plus importante la question non posée pour l’heure de la mise en place d’un racisme nouveau à la fois ancré dans des dynamiques coloniales se rejouant et en même temps se libérant de façon arrogante au nom d’une expression auto-fondée et qui à terme a donné naissance à une république de l’islamophobie, ce que Jim Wolfreys nomme « le racisme respectable en France ».
Cette sophistication nouvelle du racisme, souvent sous-tendue par les réflexions d’intellectuels libéraux et la normalisation de ces pratiques s’accompagnent d’une désinstitutionnalisation, qui ne dit pas son nom, des avancées contre le racisme ; affaires classées sans suite, victimes compensées de façon humiliante (4 cents pour une mort) et stigmatisation de ceux qui dénoncent le racisme. L’hypocrisie qui préside à la lutte contre le communautarisme en France au nom d’une laïcité largement réinventée mais qui en réalité vise essentiellement la communauté musulmane, ainsi que le rappelle Pascal-Emmanuel Gobry, est un exemple frappant.
Au final tout se synthétise dans cette passivité-couardise-autorisation-rationalisation et un Mark Zuckerberg se perd dans un discours commercial alambiqué et contradictoire par lequel, pour perpétuer la mainmise de son Facebook, indique qu’il ne voit pas l’utilité de suspendre des fake news niant la réalité historique de l’Holocauste (évènement dont la mémoire se perd). De fait, ce à quoi nous assistons dans ce monde post-moderne, nimbé d’ignorance, d’égoïsme et d’apathie, émerge alors comme une forme de racialisation de la haine ; un monde de plus en plus Orwellien où l’on peut être détenu pour parler une langue étrangère. Au vrai, l’éducation demeure au cœur du problème et trop de jeunes hommes et de jeunes femmes entendent leurs parents en privé utiliser des épithètes racistes à l’égard de tel ou tel groupes de personnes et une telle exemplarité négative se met en marche de façon irrémédiable. Au-delà de l’enfance, invisibilisé par beaucoup d’économistes se gargarisant des logiques de marchés, de classe ou de consommation, ne faisant pas l’objet des coup de projecteurs des matinales radio ou des débats de télévision, le retour du racisme devenu acceptable – comme le note Tendayi Achiume, l’envoyée spécial des Nations-Unies sur la discrimination en Grande-Bretagne depuis le Brexit – est pourtant le grand mal de notre époque et il fait le lit d’un avenir où les identités pourraient être encore plus meurtrières.
Photo : I am Not Your Negro, Raoul Peck © Magnolia Pictures, 2017