Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou et Davide Rodogno
À mesure que la Coupe du Monde de Football organisée au Qatar en novembre-décembre 2022 approche, les dénonciations de cet évènement se multiplient en Europe et à travers le monde occidental, soulevant la question des droits de l’homme dans ce pays, notamment les conditions des travailleurs expatriés.
Cette indignation est tardive, sélective et hypocrite.
Initialement, la presse occidentale a informé sur l’exploitation économique des ouvriers du bâtiment chargés de construire les stades et autres infrastructures nécessaires à la tenue de la compétition – travailleurs en majorité asiatiques mais provenant également d’autres pays africains et arabes – et les violations de leurs droits, ainsi que l’insalubrité de leurs lieux de vies et les dangers auxquels ils ont été exposés occasionnant de nombreuses morts.
Par la suite, les enquêtes se sont multipliées sur les réseaux par lesquels le Qatar a pris pied financièrement en Europe, notamment en France avec l’acquisition du club de football parisien, le Paris Saint-Germain Football Club (PSG), comme si personne n’avait grand ouvert les portes, quand nous savons que les autorités françaises au plus haut niveau avaient à l’époque grandement facilité cette arrivée.
Enfin, au fil des semaines approchant le coup d’envoi de l’évènement, les indexations ont pris de l’ampleur, se penchant sur la condition des femmes dans ce pays, celles de la communauté LGBTQIA+ et, au final, les interdits culinaires.
Si, à l’évidence, les conditions de vie des travailleurs à Doha sont indéniablement de l’ordre de l’exploitation, ceci est en réalité connu de longue date. Amnesty International et d’autres organisations défendant les droits humains ont publié de nombreux rapports qui documentent la situation et l’ampleur des violations. Le système, dit kafala, suivant lequel tout travailleur immigré au Qatar – dont de nombreux occidentaux venant faire fortune au Golfe loin de la crise sociale et de la précarité sévissant en Europe – réglemente, de façon inique mais explicite, cette économie, et ceci est tout aussi connu de longue date.
S’effaroucher aujourd’hui ou feindre de découvrir cette réalité qui existe tout autant aux Émirats Arabes Unis voisins, notamment à Dubaï lieu de villégiature privilégié de la bourgeoisie occidentale moderne, comme elle est en train d’inspirer le modèle « d’ouverture économique » de l’Arabie Saoudite de Mohamed Ben Salman, dont la responsabilité dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi a été passée sous silence en Occident, c’est faire preuve d’une mémoire politique sélective ou de mauvaise foi.
De même, ces questions de normes et d’exigence se posaient déjà explicitement en décembre 2010 lors de l’attribution par la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) de l’édition 2022 de la coupe du monde au Qatar. À nouveau et au vu de la corruption endémique au sein de la FIFA, prendre acte, douze ans plus tard, du vote de cette façon, c’est prétendre à une virginité nouvelle et être amnésique des enquêtes lancées dès 2011.
Au vrai, le débat autour de cette coupe du monde utilise par trop l’argument de la bien réelle exploitation des travailleurs comme cache-sexe, et dénote, au-delà du Qatar lui-même, un racisme anti-arabe qui ne dit pas son nom. Là où, par exemple, la France a bénéficié de la manne financière du Qatar – qui a propulsé un PSG historiquement deuxième classe aux premières loges du football mondial et permettant des centaines de contrat de travailleurs – le pays se drape aujourd’hui de la robe de l’outrage, conservant beurre et argent du beurre.
Ce même discours véhicule un étage secondaire au sein duquel les « populations des banlieue », elles, n’auraient « pas de problème » avec cette coupe du monde – le substrat des « origines » complétant l’idée discriminatoire subliminale.
La levée de boucliers quand la coupe du monde de football se déroula en Russie en 2018 s’était produit sur une échelle bien moins importante ; pourtant la Russie avait déjà annexé la Crimée quatre ans plus tôt violant impunément le droit international à grande échelle et occasionnant des milliers de morts. Human Rights Watch avait documenté ces violations et cette coupe du monde avait été considérée comme « sanglante ».
On peut également remonter à la coupe du monde au Brésil en 2014 pour remarquer qu’à cette époque aussi les ONG défendant les droits humains, esseulées et peu ecoutées par la communauté internationale, dénoncèrent de nombreuses violations, notamment le droit des travailleurs employés dans la construction ou rénovation des stades, ainsi que l’injustice et la brutalité policière pérennes dans les favelas.
Personne ne peut nier ou diminuer l’importance des violations des droits humains au Qatar, c’est le fait de prétendre d’être surpris et d’adopter deux poids deux mesures qui est hypocrite. Pourquoi la presse occidentale se dit-elle choquée que le jamón serrano ne pourra être importé et consommé par l’équipe d’Espagne ? Découvre-t-on en novembre 2022 que le Qatar est un pays musulman ? Pourquoi le pays organisateur devrait-il renoncer à son mode de vie ? Chez nous, l’autre doit faire comme chez nous, mais si nous visitons l’autre chez lui, nous continuons à faire comme chez nous.
La coupe du monde de football devrait rester seulement et uniquement un événement sportif, ni plus ni moins.
Le fait de l’avoir organisée dans un pays où il a fallu construit des stades de toutes pièces, avec une longue liste de problèmes environnementaux et où les problèmes liés aux violations des droits humains sont largement connus a été une décision commune. Le Qatar s’est porté candidat. Sa candidature pouvait être rejetée. Le gouvernement du Qatar a clairement ses responsabilités, mais ne serait-il pas tout aussi important faire une autocritique ailleurs ? Quid des gouvernements occidentaux ? Quid des responsabilités de la FIFA ? Dans la terminologie courante, il est dit : la coupe du monde est attribuée à.
Au-delà, il est grand temps que l’occident fasse deuil de cette posture autoproclamée de diseur de l’universel. Les guerres existent aussi ailleurs qu’« au cœur de l’Europe ». Les violations des droits de l’homme ont lieu également au cœur de l’occident. Quant à l’exemplarité et les normes, elles n’ont réellement de valeur que si elles ne sont pas à géométrie variable.
Enfin, le regard moralisant – sorte de reverse wokisme dénoncé par ces mêmes moralisateurs – vis-à-vis des supporters et des personnes qui décideront de regarder les matchs est détestable, comme il n’aide en aucune façon à résoudre les problèmes des victimes de la kafala. Ce boycott de façade ressemble beaucoup à l’activisme digital, grande maladie de posture de notre âge. Ce n’est pas le fait de mettre un « like » sur un post dénoncant l’événement qui changera quoi que ce soit. En quoi la personne qui ne regarde pas la coupe du monde est-elle une personne moralement supérieure à la personne qui continuera à le faire, comme elle l’a fait en 2018 lorsque le tournoi eut lieu dans la Russie de Vladimir Putin ou, pour les plus âgés, en 1978 quand la Coupe du Monde se déroula dans l’Argentine du dictateur Jorge Videla ?
Illustration : René Magritte, « Les Affinités Electives », 1933.