L’Étouffement du Monde

Le monde suffoque. Les masques que tous portent aujourd’hui n’ont pas seulement une fonction hygiénique et médicale ; ils sont la métaphore, à peine forcée, du halètement qui caractérise désormais la marche de notre époque.

Le monde suffoque, et seuls les dictateurs respirent – ôtant leurs masques pour révéler un autre accoutrement, celui de l’indécente et grotesque posture de cette domination crue qui préside désormais aux destinées de tant de sociétés. Désemparées par ce qui leur arrive, les populations ne réalisent pas ce qu’elles sont en train de devenir, tant cet engourdissement sociétal fait le lit d’un étiolement moral. La culpabilité des élites, extraordinairement inaptes face aux défis surgissant ou n’y voyant qu’opportunités de contrôle accru, est ainsi décuplée par une soumission volontaire des masses, geste disculpé par l’urgence de la survie et rationalisé par la promesse du confort de l’habitude – au Nord comme au Sud.

Ce monde étouffe. À l’image de cet Américain cruellement assassiné par son gouvernement, asphyxié publiquement, à l’instar de centaines d’autres au cours des décennies passées, par la haine suintante des représentants d’un ordre raciste qui évince toute responsabilité et transmet impunité d’une génération l’autre. Tel ce Saoudien étranglé et horriblement démembré par son régime, clique corrompue dont les crimes documentés sont effacés et oubliés, frustrant ainsi les velléités de démocratisation. Comme ces citoyens démunis qui – au Liban, aux Philippines, en Chine, au Brésil, au Chili, en Turquie, en Équateur, en Côte d’Ivoire et ailleurs – voient leurs demandes pour plus de justice et d’équité bâillonnées, et leur citoyennetés criminalisées.

Aussi, un environnement aseptisé prend le pas et prend le souffle. Invisibilisant la mort chronique de migrants Africains réduits a l’esclavage en Libye , le sort de Chinois « reprogrammés » par leur état afin d’effacer leur religion, de Mexicaines stérilisées dans des centres détentions ou de Yéménites torturés par les Émirats Arabes Unis et autres Rohingyas victimes de génocide au Myanmar, le monde naissant fonctionne sur le mode de la dissimulation. Masqués par conviction et par convention, mais aussi par convenance, nous accompagnons la mise en scène d’un monde dans lequel nous nous dissipons face aux froides technologies qui nous « réécrivent » et nous autorisent ou nient l’accès à nos vies.

Notre monde s’efface. Il s’abroge et, perdant ses repères pour ne pas perdre pied, il n’exprime que peur panique et ne voit les autres que comme menace. Telle une Amérique dont le déclin (et la fermeture de l’esprit) annoncé depuis bien longtemps est aujourd’hui bel et bien devant nos yeux – une démocratie-phare d’antan devenue une dictature post-moderne au sein de laquelle des groupes hors-la-loi peuvent préparer allègrement le kidnapping et le jugement d’officiels. Telle la France qui n’en finit pas de se décliner obsessionnellement islamophobe, à l’incitation de son chef d’État et aux exhortations incessantes de ses intellectuels.

Dénonçant alarmisme négatif et vantant les mérites d’un « monde en progrès » les chantres du néo-libéralisme socialement dévastateur, et autres défenseurs de l’ordre, manquent voir cette chute entamée mondialement. Bien plus que des patterns d’échanges en mutation, c’est l’essence même de nos codes d’interaction qui est en restructuration – à la fois, objectivement, par les changements autour de nous, et, plus problématiquement, par nos subjectives incantations des bienfaits du monde nouveau. Le mode premier de l’échange est devenu la suspicion.

Si celle-ci est doublée de quelque autre paramètre (géographie, ethnie, religion, classe, genre), elle s’autorise derechef l’action criminalisante et punitive. Nous interagissons par écrans et firewalls (murs de feu) interposés, fonctionnant de façon hybride et nous assurant d’une distance réellement asociale. Paramétrant ces dysfonctionnements comme une normalité inévitable, nous institutionnalisons celles-ci et transformons de loin en loin notre rapport au devenir et au possible.

Un monde se meurt. Celui de l’intelligence, de la nuance, de la générosité, de la contextualisation, du bon sens, de la mémoire historique, de la liberté. Il se perd pour une génération, ne connaissant que le diktat de l’immédiat, déjà socialisée au tout-ludique et a l’über-cynique, et qui désormais se méfie de l’esprit critique. L’incarcération en cours du monde est en réalité surtout le fait de nos actions face à une suffocation qui nous défigure tant nous nous accommodons de sa logique annihilante.


Illustration : The Masque of the Red Death de Roger Corman © American International Pictures, 1964.