Militairement, politiquement et stratégiquement, l’aventure de Mohamed Ben Salman au Yémen s’est avérée un désastre
Lorsque le président égyptien Gamal Abdel Nasser rendit l’âme en septembre 1970, prématurément à l’âge de 52 ans, beaucoup y virent le contre-coup physique et psychologique du choc de la défaite arabe en juin 1967 face à Israël. Certes, la Naksa avait indéniablement diminué à la fois le camp arabe et son leader de facto, Nasser, rendant ce dernier un fantôme politique les trois années qui suivirent. Pour autant, à l’examen historique, c’est un autre conflit, à savoir la guerre larvée au Yémen dans laquelle le président égyptien s’était impliqué depuis septembre 1962, déployant ses troupes en soutien aux nationalistes du nord-Yémen, qui, au cours de la décennie, avait graduellement anémié son armée.
À terme et à l’image de la guerre perdue militairement et politiquement par les États-Unis en Asie à la même époque, le Yémen, cet ingérable casse-tête, s’avéra bel et bien le « Vietnam » de l’Égypte et de Nasser. Aujourd’hui, c’est à un autre pays de la région et à un autre leader moyen-oriental que le Yémen est, petit à petit, en train de réserver le même sort : l’Arabie Saoudite de Mohamed Ben Salman.
Récemment nommé par son père, le roi Salman ben Abdelaziz al Saoud, ministre de la défense et vice-prince héritier du Royaume wahabite, l’ambitieux trentenaire décide le 26 mars 2015 de déclencher une intervention militaire pour mettre fin au chaos ambiant qui règne chez son voisin du sud depuis la chute du président Ali Abdallah Saleh, son remplacement par le pro-saoudien Abdrabbu Mansour Hadi et la montée en puissance du mouvement islamiste des Houthis de la secte Zaidi chiite et sa prise de contrôle de la capitale Sanaa.
Calquée sur les interventions américaines en Irak et en Afghanistan – briefings « format Pentagone » et campagne de communication à l’appui – l’invasion saoudienne est dotée du nom de ‘Asifat al Hazm (Tempête Décisive, autre référence à la « Tempête du Désert » des États-Unis en 1991 contre l’occupation irakienne du Koweït) à laquelle sont ralliés neuf autres pays arabes – le royaume pouvant être insistant auprès de ses amis-clients. Quatre ans et demi plus tard, nul des objectifs du blitzkrieg envisagé n’a été atteint et c’est l’envahisseur du nord qui est désormais sur la défensive ; les incursions yéménites en territoire saoudien se multipliant et redoublant d’impact.
Militairement, politiquement, économiquement et stratégiquement, l’aventure de Ben Salman au Yémen s’est avérée un désastre. Les milices Houthis sont devenues une force militaire des plus redoutables, mettant en pratique tout le volet des guerres asymétriques – véritable cauchemar pour une armée classique telle celle de Riyad formée et encadrée de longue date par les États-Unis – tout comme ils ont pu tenir tête aux mercenaires occidentaux soutenus notamment par les Émirats Arabes Unis, allié de l’Arabie Saoudite mais avec lequel des dissensions ont vu le jour depuis l’été dernier. Les combattants yéménites ont surtout inséré une donne des plus dangereuses pour Riyad en contre-attaquant par le biais d’une campagne soutenue d’attaques de drones. Le 14 septembre dernier, le siège de la principale compagnie pétrolière, Aramco, à Abqaiq a été visée par une flotte de dix-huit drones envoyés par les Houthis, paralysant de moitié la production nationale saoudienne et déstabilisant les marchés internationaux. L’opération de la mi-septembre avait été précédée par des attaques de drones similaires provenant du Yémen qui avait frappé l’Arabie Saoudite en août et en mai derniers.
Si Ben Salman, désormais prince héritier depuis juin 2017, a pu, pour l’heure, poursuivre impunément cette aventure-bourbier, c’est principalement grâce au soutien des États-Unis, mais également parce que la communauté internationale ferme les yeux de facto sur la tragédie humanitaire au Yémen. En avril dernier, une étude du PNUD estimait que si le conflit venait à prendre fin en 2019, il aurait déjà causé la mort de 233.000 personnes dont 140.000 enfants de moins de cinq ans, de nombreuses violations du droit humanitaire et de droits de l’Homme, ainsi que 89 milliards de dollars de pertes matérielles pour ce qui était déjà le pays arabe le plus pauvre. La décision de l’administration Trump – annoncée ce 10 octobre alors que la procédure d’impeachment du président américain s’accélère – d’accroître son soutien à Riyad en envoyant 3.000 soldats supplémentaires et en déployant son système Patriot de protection anti-aérienne indique que le conflit perdurera au-delà de cette année.
« Tout pouvoir repose sur un acte fondateur », avait appris Nicolas Machiavel à un autre prince. Le pouvoir du prince héritier saoudien, initialement JFKisé en « MBS » par la presse occidentale avant son implication dans le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi en octobre 2018 dans le consulat saoudien à Istanbul, n’est semblablement ni ce crime, ni les arrestations au sein de l’élite saoudienne en novembre 2017, ou même le conflit avec le Qatar divisant le Conseil de Coopération du Golfe, mais peut être bien plus l’invasion de ce Yémen qui a déjà été si préjudiciable à d’autres dirigeants arabes.
Illustration : Cristal qui Songe (The Dreaming Jewels) de Theodore Sturgeon ©J’ai Lu 1978