Cabanes en rondins moyen-orientales

Dans El Angel Exterminador (1962), Luis Buñuel met en scène un groupe de bourgeois mexicains qui, après un somptueux dîner festif, sont inexplicablement incapables de quitter la villa de leurs hôtes. Les jours passent et les convives demeurent – sans même s’en rendre compte ni trouver ceci anormal – dans la même situation, s’y adaptant alors même que leurs mœurs dégénèrent petit à petit. À l’image de l’allégorie surréaliste de Buñuel sur l’impuissance auto-produite et la turpitude naissante (ou révélée), le Moyen-Orient en cette fin de 2017 s’est installé dans la normalisation de la dystrophie, s’en accommodant nonchalamment, produisant et reproduisant une dangereuse amnésie, au-delà de sa traditionnelle conflictualité.

Présents-absents au cœur même d’une des phases les plus intenses de leur récente histoire, les acteurs de la région – toutes couches confondues, toutes orientations mêlées – semblent aujourd’hui perceptiblement animés moins par une compréhensible démission face à l’énormité et la complexité des défis sociaux, économiques et politiques à résoudre que par une anomie teintée de démission et quelque peu plus coupable.

Au cœur de cette irresponsable cécité, quatre vraies-fausses histoires se sont jouées cette année sur le mode trompeur de l’annonce de la résolution. Loin pourtant de la clôture mise en avant dans par les différents storytellers, ces fragiles cabanes en rondins sont en dépit des apparences, malgré l’emphase politique et au-delà de l’impatience médiatique plus proches d’un embrasement à venir que de la protection du gît fini et debout.

L’État islamique a été vaincu.

Le groupe armé a perdu les villes qu’il tenait en Irak et en Syrie depuis 2014, mais il demeure une entité martiale importante dont la nature intrinsèquement évolutive fait que ses récents insuccès sont à relativiser. Comme il l’avait fait après janvier 2007, lorsqu’on le donnait fini face à la reconquête américaine dite « The Surge » et comme il l’avait, à nouveau fait après la mort du leader d’Al Qaida, Oussama Ben Laden, en mai 2011, l’État islamique réapparaîtra fort probablement à nouveau sous d’autres oripeaux et, ses dernières mutations le laissent poindre, vers d’autres horizons au-delà du Levant. Le legs de l’influence du groupe sur son environnement est ce qu’il faut savoir scruter et décoder. Ce faisant, apparaissent des patterns révélant une grammaire sécuritaire transformée au-delà de la binaire logique victoire-défaite. Ainsi, aujourd’hui, les régimes de la région font appel à des entreprises privées pour gérer non pas simplement leurs services de sécurité mais, désormais, leurs propres guerres ; paradoxal effet miroir de ces entités non-étatiques qu’ils combattent.

Le régime syrien a remporté la guerre civile.

Le conflit armé persiste dans toute sa complexité, son hybridité et son irrésolution. Le contrôle que le président syrien a pu prendre sur certaines zones reprises aux rebelles est moindre que ce qu’il a au total perdu depuis l’entame de la guerre en 2011. De manière plus conséquente, cet aléatoire contrôle est principalement le fait d’acteurs étrangers – armée russe, milices iraniennes, groupe armé libanais et de facto soutien américain – ayant tous leur propre logique fluctuante. L’opposition syrienne a indéniablement été son propre pire ennemi et il sera difficile au front anti-Assad de se reconstituer de façon à obtenir gain de cause. Pour autant, ce jeu d’échec s’est inscrit dans la durée et donner victoire à Bachar al Assad à ce stade serait prématuré alors que nul scénario politique viable ne se dessine.

L’Arabie Saoudite change.

L’extraordinaire capacité des grands médias occidentaux à rationaliser l’autoritarisme arabe lorsqu’il fonctionne dans l’intérêt de l’Occident – c’est-à-dire toujours – réserve dans son répertoire une place de choix au couplet « réforme » sur le mode « coup de jeune » et « lutte contre la corruption ». Se gargarisant de phénomènes, certes nouveaux mais secondaires, les observateurs de l’évolution en cours au Golfe et notamment en Arabie Saoudite manquent noter le constat suivant : trois importants paris pris pas Riyad n’ont pas encore payé. Au Yémen, la blitzkrieg punitive envisagée en mars 2015 a tourné casaque avec une guerre larvée et des groupes armés qui envoient désormais des missiles sur les villes saoudiennes, conflit doublée d’une crise humanitaire sans précédent dans la région. Avec le Qatar, le bras de fer persiste et le petit émirat cousin s’organise et s’accommode d’une mise à l’écart qui est allée trop loin, trop vite. Enfin, la kafkaesque séquestration du premier ministre libanais a été contre-productive raffermissant trop facilement les rangs des adversaires du royaume au Liban et dans la région.

L’administration Trump a changé la donne dans la région.

« Je ne vois pas de méthode » répond le capitaine Willard à un Colonel Kurtz l’interrogeant sur le chaos ambiant sur lequel il préside à la fin d’Apocalypse Now, et ceci pourrait être une manière d’appréhender la tweetesque improvisation trumpienne. Ce serait faire fausse route. Le danger (éthique) du président américain est que son (indécente) méthode est bel est bien pensée. Partant, on peut donc l’évaluer sur ce flanc un an après l’entame du mandat de l’intéressé et conclure, non pas au fait qu’il ait « changé le Moyen-Orient », mais de façon plus clinique à la chute continue de l’influence stratégique américaine au Moyen-Orient. Ainsi, la Russie a renforcé son jeu dans la région, notamment sur le dossier syrien. Au-delà de la donne militaire, le président Vladimir Putin a opéré une OPA sur le processus diplomatique. Avançant dans un premier temps à la périphérie avec un processus parallèle à Astana en février, il a, dans un deuxième temps, déployé son influence sur les négociations à Genève plus frontalement en décembre. Et si Washington et Riyad, on en conviendra, semblent plus proches, il s’agit plus d’affinités personnelles entre les dirigeants que d’un alignement d’intérêts nationaux qui peuvent demeurer différents, comme on l’a vu sur la question de Jérusalem.

Au final, bercée d’illusions, 2017 aura été une étrange année au Moyen-Orient. De guerre lasse, une partie de sa population est revenue à la léthargie pré-printemps arabe qui avait si longtemps été source d’obstacles, acceptant, en Égypte notamment, le retour de l’État policier (signe des temps s’il en est, la station de métro cairote autrefois nommée « Moubarak » a officiellement retrouvé son nom qui avait été changé à la suite des soulèvements de 2011). Aveuglée par la prestidigitation du faux modèle de puissance néo-liberale déroulé in-your-face par Washington, une autre partie s’est vue plus branding que changement réel, aboutissant à la division en son propre sein.


Photo : The Last Temptation of Christ, Martin Scorsese © Universal, 1988

Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou

Historien politique, Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou est professeur d'histoire et politique internationales au Geneva Graduate Institute (Institut de hautes études internationales et du développement) à Genève. Précédemment à l’Université Harvard, il a également enseigné à Sciences Po Paris.