Le frelon asiatique progresse en Suisse: pour les autorités il est urgent d’attendre…

Comme on s’y attendait, la progression du frelon asiatique dans notre pays se poursuit. L’année 2021, avec ses conditions météorologiques peu favorables avait été plutôt calme et peu propice aux détections. En revanche, les records de chaleur de 2022 révèlent une situation tout à fait différente. Cantonné jusqu’à l’année dernière aux cantons du Jura et de Genève, le frelon asiatique a été détecté cette année dans les cantons de Vaud et Fribourg, avec des signalisations de part et d’autre du lac de Neuchâtel, ainsi que dans le canton de Bâle campagne. Avec une progression de 40-50 km par an, il devrait prochainement coloniser Neuchâtel, le Valais, le canton de Berne, l’Argovie, et on peut s’attendre à le trouver jusqu’à Schaffhouse et en Thurgovie dans les prochaines années.

Carte de progression du frelon asiatique en Suisse (en orange : individus identifiés avant 2022; en rouge: nids détruits avant 2022; en noir: individus identifiés en 2022).

Mais que font les autorités? Pas grand’chose à vrai dire, car la situation est compliquée et les différents départements, offices et services au niveau fédéral et des cantons se refilent la patate chaude, tergiversent et au final, laissent les apiculteurs terriblement dépourvus et le frelon libre de se propager.

La Confédération tergiverse* Sur le plan légal, la gestion des organismes exotiques envahissants relèvent de la Loi sur la protection de l’environnement LPE (art. 29f, al. 2). Son application est définie dans l’Ordonnance sur la dissémination des organismes dans l’environnement ODE, en particulier le monitoring et la lutte (aux articles 51 et 52). La mise en œuvre de ces deux textes incombe à l’Office de l’environnement (OFEV), qui dépend du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) dirigé par la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga.

Or la révision des articles de la LPE traitant des organismes exotiques envahissants dure depuis plusieurs années et le dossier piétine. Interpellé en décembre 2020 par la Conseillère aux Etats Elisabeth Baume-Schneider, le Conseil fédéral répondait que “Le Conseil fédéral devrait transmettre le projet au Parlement pour délibération en 2021″ (Interpellation 20.4480 avec statut “Etat des délibérations: liquidé”. Rien n’ayant été fait en 2021, la question était à nouveau posée le 16 décembre 2021 par les co-présidents du Groupe interparlementaires abeilles, soit la Conseillère nationale Delphine Klopfenstein Broggini, interpellation soutenue par 7 co-signataires (Interpellation 21.4503) et individuellement par le Conseiller national Andreas Aebi, alors président du Conseil national et co-signataire de la précédente (Interpellation 21.4478). La réponse, identique pour les deux objets, annonce que “Le Conseil fédéral se prononcera sur le projet courant 2022”. Il est fort à craindre qu’aucune décision ne sera prise cette année.

Distinction entre le Frelon asiatique (Vespa velutina) en haut et le frelon européen (Vespa crabro) en bas.

Taskforce Frelon asiatique: Pour traiter ce problème, une tasfkorce ad-hoc a été mise en place par l’Office fédéral de l’environnement. Elle comprend des représentants de la Confédération, des cantons et de spécialistes du frelon asiatique. Les représentants des organisations apicoles, pourtant les premières concernées, n’y ont pas été invitées, malgré une demande officielle d’apisuisse qui est restée lettre morte… La taskforce se charge en premier lieu de l’identification et du suivi de la progression de cet insecte dans le pays. Il s’agit tout d’abord de confirmer que les annonces correspondent bien au frelon asiatique, qui est plus petit et plus foncé que le frelon Européen (cf. aide-mémoire 4.7 d’apiservice pour plus de détails). Ce travail est fait, et très bien fait, depuis plusieurs années. La carte ci-dessus en résulte. La seconde tâche de la taskforce est de localiser les nids de frelons asiatiques et d’organiser leur destruction. Et c’est ici que tout se complique singulièrement.

Ouvrière de frelon asiatique équipée d’un radio-émetteur miniaturisé.

Localiser un nid de frelons asiatiques n’est pas une sinécure. Les nids sont de deux types. D’une part, les nids primaires, de petite taille, sont construits par les femelles fondatrices à la sortie de l’hiver. Ils sont discrets, souvent situés proches des habitations et ne contiennent que peu d’individus. Lorsque la taille de la colonie est trop grande pour le nid primaire, toute la colonie se déplace pour construire un nid secondaire, souvent situé à la cime d’un arbre, bien dissimulé et abrité par un feuillage dense. C’est dans ce second nid, qui peut abriter plusieurs milliers d’ouvrières, que seront produits plusieurs centaines d’individus sexués, mâles et femelles. Après avoir été fécondées, ces femelles sexuées chercheront un abri bien protégé pour passer l’hiver et fonder une nouvelle société au printemps suivant. La localisation d’un nid secondaire n’est pas chose aisée, car ils sont souvent très bien cachés dans un dense feuillage à la cime d’arbres de haute taille. La méthode la plus efficace est de capturer une ouvrière, de l’équiper d’un radio-émetteur, de le relâcher et de le suivre lors de son vol de retour au nid.

A gauche: intervention sur un nid secondaire par les pompiers à Genève. A droite: le nid récupéré.

Interventions On peut donc envisager trois types d’intervention, le piégeage, la destruction des nids primaires au printemps ou celle des nids secondaires en automne. Le piégeage n’est pas recommandé, car il n’existe pas de pièges spécifiques et l’on détruit plus d’insectes de toutes sortes que de frelons asiatiques. De plus, seule l’élimination des femelles fondatrices au printemps fait du sens à première vue. Toutefois, même dans ce cas, le piégeage est controversé, car il semble que les femelles fondatrices se livrent à une féroce concurrence au printemps et le piégeage ne ferait que leur rendre la vie plus facile. La destruction des nids secondaires avant l’envol des femelles fécondées est la méthode actuellement considérée comme la plus efficace. Elle requiert toutefois des moyens importants, car les nids ne sont pas aisés à atteindre, soit à l’aide de nacelles, soit en grimpant dans les arbres lorsque les conditions de terrains sont trop difficiles. On comprend que ces méthodes sont fort coûteuses et nécessitent des moyens financiers important. Les radio-émetteurs coûtent plusieurs centaines de francs et l’intervention des spécialistes se chiffrent en milliers de francs, jusqu’à CHF 10’000.- dans certains cas.

Cacophonie au niveau des cantons: La lutte pratique, c’est-à-dire la destruction des nids secondaires, incombe par l’ODE aux cantons. Et ici encore, la confusion règne. Comme au niveau fédéral, on commence par se rejeter la balle entre les différents services qui pourraient être concernés (agriculture, environnement et services vétérinaires). Le plus souvent, c’est aux services cantonaux de l’environnement que revient la responsabilité de la mise en œuvre de la destruction. Comme ces clarifications n’ont généralement pas été réglées à l’avance, les services concernés n’ont pas planifié les ressources nécessaires et se déclarent démunis face à cette nouvelle tâche. A cet égard, seuls les cantons de  Genève** et du Jura se démarquent par une politique claire et responsable de prise en charge de la destruction des nids depuis plusieurs années, mais pour combien de temps encore? A notre connaissance, le Valais a pris la décision de ne rien faire et pour le canton de Fribourg où un premier cas vient d’être signalé, on attend sans grand optimisme la prochaine réponse de la Direction des institutions, de l’agriculture et des forêts (DIAF) à une intervention parlementaire (Question 2022CE318) du député Christian Clément déposée la semaine dernière.

L’apiculture abandonnée et le frelon progresse: face à cette situation, les apicultrices et apiculteurs, sont peu soutenus et doivent se démener le plus souvent seuls face à cette nouvelle menaces. L’un d’entre eux, situé dans le canton de Genève, me disait au téléphone avoir déjà perdu deux de ses dix ruches, alors qu’il a signalé les attaques de frelons asiatiques depuis plusieurs semaines. Vu la tournure des événements, il est vraisemblable que les femelles sexuées du nid du canton de Fribourg auront tout loisir de se propager cet automne, de coloniser l’ensemble du canton et de s’implanter également dans le canton de Berne tout proche, leur progression étant en moyenne de 50 km par an.

Agir aujourd’hui: C’est pourtant aujourd’hui qu’il serait important d’intervenir, pour au moins tenter de ralentir cette progression. Les coûts de la lutte (quelques milliers de francs) sont encore très peu élevés en comparaison des dizaines de nids qui pourraient en résulter l’année prochaine. Nous savons comment faire, les mesures peuvent être déployées immédiatement, ce n’est en définitive qu’une question de courage et de volonté politique! Pour rappel, les 20’000 apicultrices et apiculteurs du pays offrent gratuitement l’équivalent de près d’un demi-milliard de valeur agricole sous forme de services de pollinisation, qui s’ajoutent aux 4 à 5 milliards de subventions fédérales et cantonales à l’agriculture. La perte d’une ruche d’abeilles mellifère équivaut donc à une perte de rendement agricole d’environ CHF 2000.-. La société et le monde politique, laisseront-t-ils l’apiculture se débrouiller seule avec cette nouvelle difficulté?

Corrections: La version publiée le 12.09.2022 a été corrigée comme suit:

*14.09.2022: les termes des deux paragraphes relatifs à la législation contenaient des imprécisions pouvant prêter à confusion. Ils ont été corrigés en conséquence.

**16.09.2022: mes informations à propos de la situation dans le canton de Genève étaient erronées. J’ai pu me convaincre par une journée sur le terrain avec la taskforce que les mesures de détection et destruction des nids se poursuivaient comme par le passé et cela de manière exemplaire.

Nouvelles récentes: 17.10.2022

Un nid à été détruit à Vaugondry (au nord d’Yverdon, VD). Il s’agirait du nid le plus grand jamais trouvé en Suisse.

Un autre nid a également été détruit à Arnex, près de Nyon (VD)

Le canton de Neuchâtel également touché. Un individu a été observé et photographié à Espace abeilles, Val de Ruz, le samedi 15 octobre 2022.

 

 

 

 

Francis Saucy

Francis Saucy, Docteur ès sciences, biologiste, diplômé des universités de Genève et Neuchâtel, est spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l'écologie des populations. Employé à l’Office fédéral de la statistique, Franci Saucy est également apiculteur amateur et passionné, et il contribue par ses recherches et ses écrits à l'approfondissement des connaissances sur les abeilles et à leur vulgarisation dans le monde apicole et le public en général. Franci Saucy fut également élu PS à l'exécutif de la Commune de Marsens, dans le canton de Fribourg de 2008 à 2011 et de 2016 à 2018. Depuis mars 2019, Franci Saucy est rédacteur de la Revue suisse d'apiculture et depuis le 15 septembre 2020 Président de la Société romande d'apiculture et membre du comité central d'apisuisse Blog privé: www.bee-api.net

12 réponses à “Le frelon asiatique progresse en Suisse: pour les autorités il est urgent d’attendre…

  1. Il suffirait de renommer le «vespa velutina nigrithorax» en «canis lupus», et le problème serait réglé en 2 semaines : en effet, la confédération (et les cantons) sont plus prompts à flinguer du loup pour une dizaine de brebis qu’un essaim de frelons pour quelques colonies d’abeilles.

    La politique est, et reste, un bidule à l’utilité plus qu’incertaine, avec une vision à très, très court terme – tout au plus vise-t-on la durée d’un mandat, en mode “après moi le déluge”.

  2. Bonjour.
    Et merci pour votre beau travail.
    En ce qui concerne la spécificité des pièges (en particulier les bouteilles contenant sirop fruit rouge, vin et bière), si vous mettez un frelon asiatique (assommé à la raquette) dans le piège, le piège devient spécifique, il n’y a plus que des frelons asiatiques dedans.
    Bon courage
    Allez bien
    Fabienne Ameisen

  3. Cher Monsieur,
    Un grand merci pour votre article limpide quant à l’incurie dont font preuve les autorités sensées être proactives. Le FA est présent en France depuis 2004 et il ne fait que de progresser dans toute l’Europe. Sachant qu’elles n’ont pas l’excuse de l’effet de surprise, leur passivité est d’autant plus inacceptable. Alors oui, les apiculteurs vont devoir se débrouiller seuls. Cependant, une lueur d’espoir persiste avec l’implication de la taskforce que vous citez dans votre article. Une petite équipe dynamique, motivée et compétente travail d’arrache-pied pour localiser les nids de FA (3 nids) et le temps presse.
    Je tiens à leur témoigner toute ma reconnaissance. Un grand MERCI car eux ils agissent.

    1. Bonjour Mr Desjacques,
      Merci pour votre commentaire. Mes informations à propos de la situation dans le canton de Genève étaient erronées. J’ai pu me convaincre par une journée sur le terrain avec la taskforce que les mesures de détection et destruction des nids se poursuivaient comme par le passé et cela de manière exemplaire. J’ai corrigé l’article dans ce sens.

  4. Bonjour cher Monsieur,
    Merci pour ces commentaires sur un sujet, comme vous le mentionnez fort bien dans votre article, qui est connu et attendu. Je ne reviendrai pas sur la gabegie politique qui entoure malheureusement le frelon asiatique tant il est vrai que nos politiciens sont également victimes du système et incapables d’en sortir…
    Au delà de ces considérations, ce qui est inquiète, c’est le comportement très agressif de cet insecte autour de son nid et parions qu’il faudra malheureusement quelques accidents sur l’Homme pour que tout cela bouge…
    Ma question est la suivante: j’ai vu que le CNRS en coopération avec les chinois a isolé une phéromone du frelon asiatique. Savez-vous s’il existe des applications de cette découverte (pièges!)?
    Cordialement.
    A. Paroz

    1. Bonjour Alexandre,
      En effet une phéromone qui attire les mâles a été découverte récemment. La publication date de février 2022 (https://www.inee.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/les-pheromones-une-solution-de-lutte-contre-le-frelon-asiatique). C’est donc très récent et l’application dans la pratique prendra inévitablement encore quelque temps si elle se réalise. Il faut une entreprise qui soit intéressée par un tel marché, qui réalise un produit, le fasse homologuer, etc. Je n’en sais malheureusement pas plus, mais je vais me renseigner.

      1. Bonjour Alexandre,
        J’ai contacté Eric Darrouzet. Il m’a informé que les tests de terrain sont en cours et se poursuivront vraisemblablement l’an prochain.
        Cordialement
        F. Saucy

        1. Cher François merci pour votre réponse et votre temps. Intéressant… on attend les résultats avec impatience !
          Bonne fin de semaine.
          AP

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