Dans un entretien accordé à Simon Bradley de swissinfo.ch, Jean-Daniel Charrière, directeur du Centre suisse de recherche sur les abeilles, Agroscope Liebefeld, exprime l’opinion que l’accent mis sur les insecticides est disproportionné en regard des risques encourus par les abeilles, alors que la cause première des pertes de colonies reste due à Varroa . Je ne suis pas d’accord avec ce point de vue:
Premièrement, et c’est un problème sérieux, les chiffres concernant le nombre d’apiculteurs, les colonies d’abeilles et les pertes de colonies sont, au mieux, des estimations approximatives et peu fiables. En effet, depuis 1996, il n’existe plus pour la Suisse de statistiques solides sur l’apiculture, c’est à dire fondées sur des bases scientifiques (voir et si les Abeilles nous étaient comptées pour l’histoire de la destruction de nos statistiques officielles). Par exemple, dans le canton de Fribourg, où j’ai mes colonies d’abeilles, il est obligatoire pour chaque apiculteur de tenir une liste détaillée de ses ruches et de ses pertes. Aucune de ces données n’est utilisée pour les statistiques. Au lieu de cela, nous devons remplir un questionnaire à fin janvier, alors que les abeilles dorment encore! De plus, chaque canton a sa propre pratique.
Le deuxième point concerne les insecticides. Si je suis d’accord avec Charrière sur le diagnostic que l’acarien Varroa est notre problème principal, je suis en profond désaccord avec son appréciation que l’accent mis sur les insecticides est exagéré. Au contraire, les nouvelles molécules, connues sous le nom de néonicotinoïdes, ont des effets beaucoup plus forts que leurs prédécesseures, tels que le DDT. Elles sont actives à des doses ou des concentrations beaucoup plus faibles et ont même des effets plus forts dans des combinaisons qui sont ironiquement appelées effets «synergiques».
Troisièmement, je ne suis pas d’accord avec la politique développée pour la Suisse (voir si les abeilles prenaient leur destin en main pour une analyse détaillée). Si Varroa est le principal problème et si notre objectif est de produire des produits apicoles sans pesticides, alors l’État devrait aborder ces deux questions de manière cohérente. Au lieu de cela, la stratégie de l’État développe et soutient les pratiques agricoles dans lesquelles des bandes florales «naturelles» alternent avec des parcelles de cultures traitées aux pesticides, cultures toutes deux fortement subventionnées. Comment ces étroites bandes florales peuvent-elles soutenir les abeilles sauvages et domestiques, alors que ces dernières sont intoxiquées dans les cultures avoisinantes où les abeilles font la plupart de leur récolte?
Quatrièmement, l’argument selon lequel nous devrions être plus préoccupés par le sort des abeilles sauvages (sous prétexte que les abeilles domestique disposent de mécanismes de compensation au sein de leurs colonies) ne s’applique pas. Le succès reproducteur doit être comparé en termes de nombre de descendants, c’est-à-dire dans le cas des abeilles domestiques, du nombre de nouvelles colonies produites. Nous avons déjà des preuves alarmantes que la qualité de la reine est affectée par les insecticides. En outre, les abeilles domestiques sont une espèce emblématique dont le destin reflète ce qui arrive à des milliers d’espèces d’insectes qui passent le plus souvent inaperçues. Le test du «pare-brise de voiture» fournit des indications qualitatives sur le déclin massif de la diversité d’insectes au cours des dernières décennies.
Enfin, les apiculteurs ont offert pendant des décennies (voire des siècles) des services de pollinisation gratuits à l’agriculture suisse, dont la valeur a été estimée récemment à 350 millions de francs. Charrière mentionne que ces services de pollinisation pourraient déjà être compromis dans certaines régions (voir l’article de Bill Harby «Le mythe de l’apiculture bio en Suisse – et comment les abeilles en paient le prix»).
Dans une approche cohérente pour traiter le problème des pertes de colonies d’abeilles, il y a peu d’espoir de résoudre le problème de Varroa (identifié comme le problème majeur) si les abeilles continuent à être intoxiquées dans les cultures qu’elles pollinisent. Les deux problèmes devraient être considérés simultanément ou séparément. Le problème des insecticides est facile à gérer: soit cesser d’utiliser ces produits chimiques dans les cultures visitées par les abeilles, soit retirer les abeilles de ces régions. La question de Varroa est certainement plus compliquée. Cependant, il existe déjà plusieurs projets prometteurs de sélection de souches d’Apis mellifera capables de vivre avec l’acarien Varroa, comme les abeilles natives d’Asie se sont adaptées à ces parasites dans leur pays d’origine. Aucun de ces objectifs n’a été identifié comme une priorité dans les récents documents de stratégie nationale de soutien aux abeilles mellifères et de promotion d’une agriculture durable.