…l’abeille valeur universelle…

Pour saluer la décision historique de la formation d’un groupe parlementaire “abeille” formé de 60 membres du Parlement suisse, soit un quart de nos élus, je reprends ici un texte publié initialement à l’attention de mes collègues apicultrices et apiculteurs en avril dans la Revue suisse d’apiculture à l’occasion de la journée mondiale des pollinisateurs du 20 mai dernier. Ce texte a pour ambition de mettre en valeur le rôle étonnant que l’abeille, prise dans un sens très large, occupe dans les cultures humaines et dans notre courte histoire sur cette planète, nous humains dont l’espèce n’est guère vieille que d’un à deux millions d’années, alors que les abeilles sont présentes sur terre depuis plusieurs dizaines de millions d’années, qu’elles sont restées pour certaines presque inchangées, elles qui ont accompagné et modelé l’apparition et le développement des plantes à fleurs avec lesquelles elles ont établi ce pacte unique de collaboration et de paix réciproque, jamais remis en cause, que nous nommons “pollinisation“.

En effet, l’abeille occupe depuis la nuit des temps une place unique dans l’histoire de l’humanité. Aussi, loin que remontent nos connaissances et que l’homme laisse des traces interprétables (c’est-à-dire grosso modo depuis le néolithique), des indices de cohabitation entre l’homme et l’abeille sont avérés. Sur le plan figuratif, la plus ancienne représentation remonte à quelques 6’000 à 10’000 ans, avec cette très célèbre scène de récolte de miel (ou chasse au miel), illustrée sur une paroi de la grotte de l’Araignée (Valence, Espagne). Datant de la même époque, des traces de cire d’abeille ont également été retrouvées sur des restes de poteries dans de nombreux sites archéologiques à travers le monde. C’est toutefois à la période historique que les premières représentations d’apiculture au sens moderne du terme apparaissent, en particulier sur des bas-reliefs de l’Egypte antique. Des fouilles archéologiques ont confirmé que des ruches cylindriques en terre cuite étaient répandues à la même époque dans l’ensemble du Moyen-Orient.

Au-delà de l’exploitation des produits de la ruche, l’abeille occupe dès l’antiquité une place à laquelle aucun autre insecte n’a osé prétendre : celle de divinité. C’est le cas dans l’Egypte ancienne, dans la Grèce et la Rome antiques avec le mythe d’Aristée, mais aussi dans les civilisations pré-colombiennes, avec les abeilles mélipones (abeilles mellifères sans dard d’Amérique latine) qui sont considérées comme filles du dieu créateur de l’univers.

Bien que toujours respectées, mais domestiquées et exploitées pour la cire et le miel, les abeilles perdent leur statut de divinité avec l’avènement des religions monothéiques, dans lesquelles un dieu unique règne sans partage. Malgré cela, l’abeille conserve au cours des deux derniers millénaires de notre ère une part du charisme acquis dans l’antiquité, celui d’un insecte industrieux, régulé par des relations sociales remarquables et souvent donné en exemple pour assoir ou justifier des positions politiques : une société conduite par un roi dans l’antiquité, puis par une reine dès la Renaissance, pour finir par illustrer le modèle de la démocratie participative dans laquelle les décisions sont prises lors de véritables « débats démocratiques » résultant en consensus comparables à ceux dont s’enorgueillit l’Helvétie moderne.

Mais patatras, voici qu’à la fin du 20ème siècle, les populations de cet insecte, dont ne se préoccupaient plus que quelques passionnés, s’écroulent. Dans une indifférence générale et un silence assourdissant, malgré les cris d’alarme de ces passionnés. Qui finissent par se faire entendre en invoquant un mythe moderne, faussement attribué à Einstein : « si les abeilles disparaissent, l’humanité n’aura plus que quelques années à vivre ». Les signaux d’alarme se transforment en cris de détresse. Ils finissent par inonder les media qui les répercutent au point que chacune et chacun est désormais dûment informé et s’inquiète du destin des abeilles et des pertes de biodiversité qui accompagnent le déclin de leurs populations.

Autrefois considérés comme de sympathiques illuminés, les amis des abeilles sont subitement devenus des héros modernes, incarnant le futur de l’humanité. Mais surtout, c’est l’abeille qui prend une dimension nouvelle : elle symbolise désormais par son déclin les dégâts que l’homme a causés à son environnement. Mais par les mesures prises en sa faveur, elle incarne aussi la voie et l’issue à nos errances passées. Prononcez le mot « abeille » et vous générez autour de vous un formidable élan de sympathie. Eh ! oui, l’ « abeille » au sens large, métaphorique, incluant l’abeille domestique, les abeilles sauvages et solitaires, mais aussi les divinités des civilisations anciennes bénéficie d’un engouement extraordinaire. Tout le monde en veut dans son jardin, sous formes d’hôtels à abeilles sauvages et même sous forme de colonies d’abeilles domestiques. Jamais il n’à été si difficile d’élever et de garder des abeilles en vie, jamais l’intérêt de débuter en apiculture n’a été si prononcé

L’ abeille, valeur pour le 21ème siècle.

En 2017, l’ONU, lors de son Assemblée générale a décrété à l’unanimité le 20 mai « journée mondiale de l’abeille », reconnaissant ainsi la valeur exceptionnelle de cet insecte à la fois comme pollinisateur, mais également comme élément important de nos cultures. Mais, ne nous y trompons pas, l’abeille n’a pas de pouvoir magique : ce ne sera qu’en réalisant, en prenant la mesure et en admettant l’ampleur des dégâts, puis en ayant le courage d’initier et de mettre en place les mesures de correction nécessaires, que les choses changeront et s’amélioreront.

Toutefois, l’ « abeille »  au sens large a un effet multiplicateur, car elle est ce qu’on appelle une espèce « parapluie ». En prenant des mesures pour la protéger, on protège et on soutient indirectement tout un cortège d’autres espèces, souvent méconnues, et qui constituent ce qu’on appelle la « biodiversité ».  A prendre ces mesures, il y a là bien sûr des intérêts directs pour le bien-être et la santé humaine, mais il y a surtout derrière ce projet un idéal profond et puissant qui transcende et doit dépasser une pure et simple conception utilitariste de la nature.

La nature est belle : c’est une raison suffisante et même impérative pour en prendre soin, la respecter et, par là-même offrir à nos enfants et petit-enfants la chance d’éprouver la joie de s’en émerveiller eux aussi. Notre intelligence et notre capacité d’action sur le monde sont gigantesques : la responsabilité et les devoirs qui en découlent sont de la même ampleur. C’est à une dimension morale, éthique que nous sommes confrontés. L’« abeille » peut devenir l’une des « valeurs » qui motivent et conduisent nos actions au 21ème siècle.

Mesdames et Messieurs les parlementaires à vous de jouer, d’ouvrir et de déployer le parapluie!

Francis Saucy

Francis Saucy, Docteur ès sciences, biologiste, diplômé des universités de Genève et Neuchâtel, est spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l'écologie des populations. Employé à l’Office fédéral de la statistique, Franci Saucy est également apiculteur amateur et passionné, et il contribue par ses recherches et ses écrits à l'approfondissement des connaissances sur les abeilles et à leur vulgarisation dans le monde apicole et le public en général. Franci Saucy fut également élu PS à l'exécutif de la Commune de Marsens, dans le canton de Fribourg de 2008 à 2011 et de 2016 à 2018. Depuis mars 2019, Franci Saucy est rédacteur de la Revue suisse d'apiculture et depuis le 15 septembre 2020 Président de la Société romande d'apiculture et membre du comité central d'apisuisse Blog privé: www.bee-api.net

2 réponses à “…l’abeille valeur universelle…

  1. Cher Monsieur,
    Pouvez-vous réellement “saluer la décision historique de la formation d’un groupe parlementaire “abeille” formé de 60 membres du Parlement suisse, soit un quart de nos élus”…. sans rire – jaune évidemment ?
    Qu’ont donc fait jusqu’ici nos parlementaires ? Rien, justement. Alors même, si j’en crois des apiculteurs jurassiens, qu’il y a bien une douzaine d’années, voire davantage, que les ruches (et tout le petit monde entomologique) sont notoirement sous pression et qu’une partie au moins des malfaisants, à savoir les cultures intensives et les produits phytosanitaires – sont parfaitement connus sinon reconnus.
    Les groupes parlementaires n’ont jamais servi qu’à défendre les intérêts économiques de lobbies ou fournir des alibis électoraux. Le groupe “Abeilles” fera-t-il interdire le Roundup de Monsato-Bayer et les produits semblables ? Dans sa réponse de janvier 2013 (!) à une motion Freysinger ( 33 cosignataires) , le Conseil fédéral a botté le problème en touche en se contentant de dérouler une liste de subventions et en renvoyant aux hypocrisies des stations fédérales de recherche dont on sait (depuis toujours) qu’elles sont de fait pilotées par l’agrochimie.
    Attendre quelque chose dudit groupe, c’est à l’évidence croire au Père Noël tout en attendant Godot …

    Salutations mellifères….

    Gil Stauffer

  2. La vie des Abeilles…

    Après la fécondation des reines, si le ciel reste clair et l’air chaud, si le pollen et le nectar abondent dans les fleurs, les ouvrières, par une sorte d’indulgence oublieuse, ou peut-être par une prévoyance excessive, tolèrent quelques temps encore la présence importune et ruineuse des mâles. Ceux-ci se conduisent dans la ruche comme les prétendants de Pénélope dans la maison d’Ulysse. Ils y mènent, en faisant carrousse et chère lie, une oisive existence d’amants honoraires, prodigues et indélicats : satisfaits, ventrus, encombrant les allées, obstruant les passages, embarrassant le travail, bousculant, bousculés, ahuris, importants, tout gonflés d’un mépris étourdi et sans malice, mais méprisés avec intelligence et arrière-pensée, inconscients de l’exaspération qui s’accumule et du destin qui les attend. Ils choisissent pour y sommeiller à l’aise le coin le plus tiède de la demeure, se lèvent nonchalemment pour aller humer à même les cellules ouvertes le miel le plus parfumé, et souillent de leurs excréments les rayons qu’ils fréquentent. Les patientes ouvières regardent l’avenir et réparent les dégâts, en silence. De midi à trois heures, quand la campagne bleuie tremble de lassitude heureuse sous le regard invicible d’un soleil de juillet ou d’août, ils paraissent sur le seuil. Ils font un bruit terrible, écartent les sentinelles, renversent les ventileuses, culbutent les ouvrières qui reviennent chargées de leur humble butin. Ils ont l’allure affairée, extravagante et intolérante de dieux indispensables qui sortent en tumulte vers quelque grand dessein ignoré du vulgaire. Ils affrontent l’espace, glorieux, irrésistible, et ils vont tranquillement se poser sur les fleurs les plus voisines où ils s’endorment jusqu’à ce que la fraîcheur de l’après-midi les réveillent. Alors ils regagnent la ruche dans le même tourbillon impérieux, et, toujours débordant du même grand dessein intransigeant, ils courent aux celliers, plongent la tête jusqu’au cou dans les cuves de miel, s’enflent comme des amphores pour réparer leurs forces épuisées, et regagnent à pas alourdis le bon sommeil sans rêve et sans soucis qui les receuille jusqu’au prochain repas.

    Mais la patience des abeilles n’est pas égale à celle des hommes. Un matin, un mot d’ordre attendu circule par la ruche. On ne sait qui le donne ; il émane tout à coup de l’indignation froide et raisonnée des travailleuses, et selon le génie de la république unanime, aussitôt prononcé, il emplit tous les cœurs. Une partie du peuple renonce au butinage pour se consacrer aujourd’hui à l’œuvre de justice. Les gros oisifs endormis en grappes insoucieuses sur les murailles mellifères sont brusquement tirés de leur sommeil par une armée de vierges irritées. Ils se réveillent, béats et incertains, ils n’en croient par leurs yeux, et leur étonnement a peine à se faire jour à travers leur paresse comme un rayon de lune à travers l’eau d’un marécage. Ils s’imaginent qu’ils sont victimes d’une erreur, regardent autour d’eux avec stupéfaction, et, l’idée-mère de leur vie se ranimant d’abord en leurs cerveaux épais, ils font un pas vers les cuves à miel pour s’y réconforter. Mais il n’est plus, le temps du miel de mai, du vin-fleur des tilleuls, de la franche ambroisie de la sauge, du serpolet, du trèfle blanc, des marjolaines. Avant qu’il se soit rendu compte de l’effondrement inouï de tout son destin plantureux, dans le bouleversement des lois heureuses de la cité, chacun des parasites effarés est assailli par trois ou quatre justicières… (M. Maeterlinck)
    Cordialement.
    Lien : https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.com/2017/07/plusunenfantconnaitsamereplusillaime.html

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