…étaient aussi des invasives…

Ah que cela fait du bien! Voilà qu’enfin on s’éveille à ce qui crève les yeux…

Un article du Temps de ce lundi 9 octobre 2017 aborde à contre-courant et à rebrousse-poil la délicate question des espèces “invasives”. Cette approche revendiquée par Gabriele Carraro, ingénieur forestier, dans les forêts tessinoises, est soutenue par l’ouvrage récent de Chris Thomas “Inheritors of the earth” (Les héritiers de la terre) paru en juillet dernier.

Et si cette polémique autour des espèces dite “invasives” n’était rien d’autre qu’un écran de fumée, une version moderne des espèces “nuisibles” des siècles passés, plantes que l’on arrachait, gibier et prédateurs que l’on a pourchassé jusqu’à l’extinction, animaux faméliques que l’on a traînés en justice dans des procès impensables à l’époque de l’Inquisition.

Et voilà que l’Homme (en tant qu’espèce), qui s’est arrogé tous les droits sur la planète, qui a conquis toutes les terres émergées, qui a pris possession des mers, des océans, de leurs habitants et de leurs richesses, qui a apprivoisé, domestiqué, colonisé, cultivé, dominé, exploité, transporté, déplacé, acclimaté et (accessoirement) détruit sans scrupule les ressources vivantes et inertes de la planète s’érige soudain en juge et maître tout-puissant, tout-sachant. Il s’arroge aussi le droit de vie et de mort sur le vivant, le droit de décider de qui va vivre, ou pas, de qui est habilité à exister ici et là-bas, mais pas ici ou pas là-bas…

Quelle arrogance pour ce bourgeon de la Vie, âgé d’à peine un million d’années, issu du rameau des primates et héritier de quatre milliards d’années d’évolution de vie sur Terre! D’où nous vient donc cette arrogance? De nos cultures évidemment. Du plus loin qu’il m’en souvienne, nous ne serions pas, comme le prétendent les  biologistes modernes, enfants de l’évolution de la vie sur terre. Non, nous sommes culturellement les descendants de divinités. Idéologiquement, nous ne sommes pas ce bourgeon récemment éclos du vivant. Au contraire, nos origines remontent soit au Dieu soleil de l’Egypte ancienne, soit aux dieux de l’Olympe de la Grèce ancienne. Dans les religions monothéiques, nous sommes les enfants de Dieu, les descendants en ligne directe du Créateur. Et qu’est ce que la Création? Un jardin pour nous occuper et nous amuser, avec des droits illimités sur tout ce que Dieu, dans la Genèse et son infinie sagesse, a créé pour nous, rien que pour nous, notre plaisir et notre jouissance…

Et nous ne nous sommes pas privés, pour jouir nous avons joui. Malgré quelques incidents, comme le Déluge, par exemple. Nous avons même alors, grands princes de notre paradis menacé, sauvé de la noyade et de la disparition ces espèces que le Créateur nous avait confiées et que nous avons jugées dignes de nous accompagner et de survivre à cette épreuve. Cela s’est quelque peu gâté par la suite et l’arche de la prochaine catastrophe pourrait être de bien moindres dimensions… une simple barque… un radeau dérivant…

Et voilà qu’en plus, non content d’avoir saccagé et mis à mal son environnement et les espèces qui le peuplent, voilà que l’Homme s’est aussi arrogé le droit de décider, avec l’appui de la Science, de quelle espèce aura le droit d’embarquer, de quelle espèce aura sa place sur le pont ou dans les cabines de première de la prochaine arche de la survie… sans parler du fantasme inouï de fuir la planète et d’en coloniser d’autres…

Heureusement, la nature est et restera la plus forte… Blessée, brutalisée, dévalisée, amputée, la vie survivra néanmoins à notre propre naufrage d’espèce éphémère et temporairement tolérée sur la Terre. C’est le message que tentent de nous apprendre les espèces “invasives”. Le mouvement c’est la Vie! Sans “invasions”, sans colonisation des plantes et des animaux, la Terre serait encore à l’état minéral. L’impact de l’homme consiste aussi à créer, offrir ou libérer des espaces nouveaux, auparavant inaccessibles à certaines espèces pour des raisons purement accidentelles, comme les glaciations, les périodes de réchauffement climatique, la dérive des continents. Ces “invasives” entrent ainsi à nouveau en contact avec leurs soeurs ou cousines éloignées avec lesquelles un nouveau cycle d’évolution pourra redémarrer… Sait-on que le moineau domestique n’est pas originaire d’Europe et que les ancêtres des chameaux sont apparus en Amérique du Nord? Les “invasives” sont aussi une chance pour la survie du monde vivant… et c’est ce sur quoi Chris Thomas et Gabriele Carraro attirent notre attention…

Quant aux abeilles, il y a longtemps qu’elles ont fait leur “invasion”, aidées par l’homme qui s’en est fait une espèce fétiche: il ne reste actuellement que peu d’endroits, comme l’archipel des îles Galapagos, où l’abeille mellifère ne soit présente… Il fait naturellement sens de protéger de tels sanctuaires, mais que dire du reste de la planète? Ne vaut-il pas mieux mettre nos énergies à préserver un environnement de qualité, plutôt que de continuer ces homériques et chimériques batailles à la gloire de l’ego d’Homo “sapiens”.

 

Référence:

Chris D. Thomas “Inheritors of the Earth” How Nature Is Thriving in an Age of Extinction, Allen Lane, 2017, 320 pp.

Francis Saucy

Francis Saucy, Docteur ès sciences, biologiste, diplômé des universités de Genève et Neuchâtel, est spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l'écologie des populations. Employé à l’Office fédéral de la statistique, Franci Saucy est également apiculteur amateur et passionné, et il contribue par ses recherches et ses écrits à l'approfondissement des connaissances sur les abeilles et à leur vulgarisation dans le monde apicole et le public en général. Franci Saucy fut également élu PS à l'exécutif de la Commune de Marsens, dans le canton de Fribourg de 2008 à 2011 et de 2016 à 2018. Depuis mars 2019, Franci Saucy est rédacteur de la Revue suisse d'apiculture et depuis le 15 septembre 2020 Président de la Société romande d'apiculture et membre du comité central d'apisuisse Blog privé: www.bee-api.net