Privé/public

Des discussions que j’ai eues ces derniers temps, et certaines réactions à mon dernier blog, me donnent envie de préciser ma position à propos d’une question qui est, je crois, au cœur des comportements sociaux. C’est celle des rapports entre le public et le privé. Bien entendu, ce qui entre dans l’une et l’autre de ces catégories varie dans le temps et dans l’espace, mais ce qui ne varie pas, c’est que dans toutes les sociétés humaines, il y a des choses qu’on fait chez soi et pas dehors, qu’on dit aux proches et pas aux étrangers, qu’on montre aux intimes et pas aux autres. Il y a des comportements qui supportent le regard d’autrui et d’autres qui l’excluent absolument. Et je crois que cette frontière est une des structures fondamentales des sociétés humaines.

Or, il me semble que dans notre société cette frontière vacille et c’est un problème grave. Un des exemples les plus évidents est l’étalage de la vie privée dans la «téléréalité», les gens qui viennent raconter leur vie sexuelle et/ou conjugale devant des millions de spectateurs, qui baisent devant la caméra comme dans le fameux Loft ou qui hurlent grâce au portable des conversations privées dans l’autobus.

Mais il y a plus subtil, par exemple la mode des sous-vêtements portés pardessus ou visibles exprès: robes que ma mère qualifierait de combinaisons, soutien-gorge apparent par exemple noir sous un corsage blanc, élastique du slip plus haut que la ceinture du pantalon, etc… Pas grave, me direz-vous, certes, mais métaphore d’autre chose bien plus insidieux, comme l’est toujours la mode vestimentaire.

Il y a quelques années, dans un établissement scolaire que je connais bien, certains profs, visiblement pas très au clair eux-mêmes sur cette question, avaient imaginé de placer des canapés (!) dans les couloirs afin que les élèves reposent leurs pauvres abattis épuisés par de longues années de vie laborieuse. Au bout de quelques semaines, on a dû les retirer, parce que les ados en question ne se contentaient pas de s’y asseoir, comme on peut s’y attendre dans un lieu public. Ils s’y couchaient, y dormaient, et même à deux, et même l’un sur l’autre… Bref, ils prenaient le couloir du gymnase au mieux pour un salon, au pire pour une chambre à coucher, ils prenaient un lieu public pour un espace privé, et se comportaient comme tel.

La première fois que je suis allée aux Etats-Unis, j’avais été frappée par les femmes qui allaient faire leurs courses en robe de chambre et avec des bigoudis sur la tête. A cette lointaine époque, c’était, chez nous, considéré comme affreusement vulgaire (Nana sort en cheveux et en robe de chambre, mais c’est parce qu’elle est, justement, une fille publique). C’était l’irruption de l’intime, le domicile privé, là où, en effet on peut traîner en pantoufles et où on se fait des shampoings, dans l’espace public du super marché. Aujourd’hui, même ici, cela n’étonne plus personne.

Bon, les exemples abondent. Mais pourquoi cela vous inquiète-t-il, chroniqueuse passéiste et rétrograde? C’est que j’y vois une métaphore du rapport à autrui. Il y a en effet deux possibilités: si je m’exhibe ainsi, c’est, soit que je veux choquer l’autre, soit que, à l’opposé, je m’en fous royalement. Dans les deux cas, cet autre n’a plus d’existence propre, n’est plus considéré pour lui-même. Ou il sert à nous renvoyer notre propre image narcissique et agressive (je jouis de ta réaction de vieux con coincé qui me prouve à quel point je suis libéré et moderne et qui me fait exister par là-même), ou il est simplement nié, j’agis comme si j’étais seul dans ma chambre ou dans ma salle de bain parce que, tout simplement, je ne vois pas les autres. Mon regard aveugle ne perçoit que moi et myself (comme dans les sinistres selfies où le regard photographique, par définition tourné vers l’extérieur, se retourne et rentre en lui-même dans une consternante contemplation de mon visage déformé et rigolard).

Et, enfin, ce que j’ai déjà évoqué dans mon blog précédent, la mort du désir. L’érotisme, c’est justement la réalisation dans l’espace intime de ce qui est interdit dans l’espace public. C’est ça, la transgression. Si tout se dit, se fait, se montre et s’explicite publiquement, alors s’en est fini de l’érotisme, on est dans la pornographie et c’est désolant.

Un bordel de sens, comme aurait dit Flaubert, où tout se vaut et s’annule.

Et c’est encore Brassens qui disait «J’ai bien peur que la fin du monde soit bien triste»…

La princesse au piano

Ces derniers jours, j’ai été interpellée par des lecteurs de l’Hebdo qui réagissaient à certains articles récemment parus dans leur hebdomadaire préféré. Ils étaient choqués par «la grossièreté de certains propos» et même par la couverture du numéro sur la guerre linguistique qui annonçait  «Scheiss Französisch!» en gros caractères.

Il ne s’agit pas bien sûr de ce que je pense des articles ou blogs incriminés, et si j’en parle, c’est parce que cela m’a fait réfléchir à deux choses: La première (la moins importante), c’est que je ne tiens pas du tout à devenir une sorte de gardienne du bon ton. Mon propos n’est pas, et n’a jamais été, de faire la police de la politesse. Au contraire, c’est la transgression qui m’intéresse, que je l’approuve ou la déplore, car elle est toujours le signe d’autre chose. Il ne s’agit pas de condamner, mais de comprendre. Ma démarche n’est jamais morale, elle est humaniste et anthropologique, ce qui n’est pas la même chose…

Le deuxième sujet de réflexion que m’inspire la réaction de ces lecteurs est plus intéressant. Je m’interroge sur, justement, la notion de grossièreté, non pas ici des manières, mais du vocabulaire. Finalement, qu’est-ce qu’un gros mot? Je me souviens d’avoir dit un jour, dans une classe de terminale du gymnase où j’enseignais le français, qu’il n’y avait pas de mots grossiers, juste des mots violents. Cela avait beaucoup surpris les élèves, et m’avait amenée à leur donner une petite leçon d’écriture (on lisait Le Voyage au bout de la nuit, je crois). Ce que je voulais dire, c’est que tous les mots de la langue française sont à notre disposition, comme tous les gestes, toutes les attitudes, tous les sentiments. Mais qu’il faut juste les employer à bon escient, compte tenu des situations et de ce qu’on veut dire. Parfois, dire de quelqu’un qu’il vous ennuie n’est juste pas suffisant, ne traduira pas le quart de ce que vous ressentez. Alors, là, oui, vous pourrez passer à un autre niveau de langage et affirmer qu’il vous emmerde, à condition d’avoir conscience de la violence du propos et des conséquences qu’elle peut avoir. Il y a une différence entre une sotte et une conne, n’importe quel francophone un peu pointu le comprend d’emblée. Et je citerai bien entendu «le pornographe du phonographe» immortel et génial, Brassens en personne, qui établit une hiérarchie subtile entre les emmerdantes, les emmerdeuses et les emmerderesses («très nettement au-dessus du panier»)…

Quand j’étais gamine, il y avait une comptine que, comme Alceste avec sa petite chanson, je m’en vais vous dire: «Merde! s’écria la princesse qu'avait reçu dans sa jeunesse un brin d’éducation, en posant sa chique sur le piano, qui c’est l’enfant de salaud qui m’a fauché ma partition!» Et ça nous faisait rire, parce que nous étions sensibles au décalage entre la situation, une princesse qui joue du piano et qui cherche sa partition (normal et soutenu), et l’action, elle parle et agit comme un charretier (inattendu et trivial). Ces brusques sauts de niveau sont un des moteurs du comique. Mais si la scène se déroule dans un bordel à la Maupassant par exemple et que « princesse » est le surnom d’une pensionnaire, on est juste dans le réalisme et ce n’est plus drôle. Donc, tout dépend du contexte et des circonstances, comme toujours.

Tout cela pour dire que la grossièreté du langage écrit ou parlé, comme toute violence, est une arme. Il est parfois nécessaire de l’employer. Mais en la mettant, si j’ose dire, à toutes les sauces, comme toutes armes, on l’affaiblit. Et peu à peu, elle ne veut plus rien dire. Alors on en remet une couche, on monte encore d’un cran, on augmente la dose. C’est dommage, comme tout ce qui contribue à affadir notre langue et à en gommer les aspérités.

Je crois, comme le cher Desproges, qu’on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde et que c’est pareil pour le langage. On peut TOUT dire, mais pas partout, pas à tout le monde, pas en public, et peut-être pas dans un journal qui, par définition est à tout le monde…

Ceci dit, puisque cela fait encore réagir des lecteurs, c’est plutôt bon signe. Cela montre que certains mots résistent à la banalisation et gardent un certain pouvoir. Que notre français peut encore mordre un peu. Mais attention, justement, de ne pas l’user.

Gardons quelques munitions pour le privé, l’intime, le chuchoté ou le brutal.

Bref, le transgressif…

Bonjour citoyen!

Discussion avec ma nièce. Elle a vingt ans, fait des études dans l’hôtellerie, c’est à dire qu’elle ne rejette pas à priori l’idée d’exercer un métier où les rapports sociaux ont une grande importance et où le client est roi. Par ailleurs, c’est une gentille gamine, pas révoltée ni agressive.

Elle ne comprend absolument pas pourquoi il est plus poli de dire «Bonjour Madame (ou Monsieur)» que «Bonjour!» tout court. Rien à faire, mes arguments ne la convainquent pas. Et, plus encore, elle considère que rajouter Monsieur ou Madame, ça fait bourge, prétentieux, limite hautain. En poussant un peu, on la froisserait en lui disant «bonjour Mademoiselle». Je masque mon étonnement et je finis par comprendre qu’elle aurait l’impression que son interlocuteur introduit une distance blessante avec ce mademoiselle (ou madame d’ailleurs qui la fait vastement marrer). Il la snobe.

Et, inversement, elle n’a absolument pas le sentiment d’être désinvolte quand elle assène son jovial «Bonjour!» par oral ou par écrit, à un professeur par exemple. Il n’y a donc pas la moindre volonté de provocation chez elle. Elle manifeste juste une évolution du code qui mérite qu’on s’y arrête au-delà de la déploration (« la politesse fout le camp »), pour essayer de comprendre. Ensuite, peut-être on pourra décider de céder au siècle ou de faire de la résistance.

Cela confirme ce que je disais dans mon blog précédent (Politesse et démocratie) à propos de la corruption de la notion d’égalité en semblablitude (si on veut bien me passer ce néologisme dont je ne suis pas l’auteur). C’est ce qui se passe, donc, quand l’aspiration à l’égalité, légitime dans toute démocratie, devient horreur de la différence, chasse à toute forme de différenciation ressentie comme contraire, justement à cette égalité. Dans le cas du bonjour, dire Monsieur ou Madame marque à l’évidence une différence (et une déférence), avec, par exemple, «bonjour Untel» ou «bonjour les amis». C’est déjà une atteinte à la sacrosainte indifférenciation. La barrière ressentie par ma nièce (on la snobe en l’appelant Mademoiselle) contrevient, elle, a la cordialité égalitaire de façade qui devrait marquer désormais tous les rapports humains. On pense immédiatement aux Américains (encore eux, je suis désolée, mais ils sont l’exemple même de cette société-là) et le fameux «Call me Bill (ou Ted ou Mary)» qui intervient inévitablement au bout de deux minutes de conversation quels que soient la circonstance ou les protagonistes. Je me suis souvent demandé de quoi ils avaient peur, ce qu’on menaçait en les appelant Sir ou Madam

Effacer les différences sociales dans le langage serait donc contraire à la démocratie? Cela peut apparaître assez paradoxal. Mais peut-être moins si on se souvient que ce ne sont pas les régimes particulièrement démocratiques qui ont imposé le «citoyen» ou le  «camarade» pour tous…

Alors oui, je crois qu’il faut lutter là contre. Au nom du droit à la déférence (plutôt qu’à la différence), et aussi à celui à la nuance. Passer du Monsieur au prénom, du vous au tu, marquer ainsi l’évolution d’une relation, c’est un bonheur dont on ne doit pas se laisser priver par les ayatollah de la semblablitude…

Politesse et démocratie

 

Je suis allée écouter une conférence de Dominique Schnapper à Lausanne. Comme on le sait, cette éminente sociologue, Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, a été membre du Conseil Constitutionnel. Spécialisée dans la sociologie politique, elle est aussi la fille du philosophe Raymond Aron. Je pensais qu’on s’écraserait pour entendre cette femme passionnante sur un sujet non moins passionnant et actuel : les menaces qui pèsent sur la démocratie. Quelle n’a pas été ma stupéfaction ! Nous étions dix dans un immense auditoire ! Pas un sociologue, pas un prof, pas un journaliste, pas un étudiant (si, pardon, une qui se cachait au dernier rang comme prise en faute), et, bien entendu, pas une personnalité politique, même pas celles chargées de la culture, de la jeunesse et de l’éducation… J’étais morte de honte et je préfère garder pour moi les réflexions sur nos « intellectuels », nos universitaires et nos politiciens vaudois que cette désertion m’a inspirées. Mais c’est un autre sujet, pas vraiment dans le champ de la politesse, c’est le moins qu’on puisse dire !

Madame Schnapper, parfaitement polie, elle, a fait sa conférence devant les chaises vides sans paraître les remarquer, et c’est une partie de ce qu’elle a dit dont je voudrais parler ici.

Il s’agissait donc des menaces qui pèsent sur la démocratie, en partant d’une réflexion de son père qui a dit que celles-ci sont dues non seulement aux manquements à la démocratie, mais aussi à ses excès. Et c’est de ceux-ci qu’elle a parlé.

Bon, je ne vais pas refaire la conférence, juste un bref résumé pour qu’on comprenne où je veux en venir : Ces dangers sont au nombre de trois : Lorsque l’autonomie des citoyens vis à vis des Institutions, normale en démocratie, se transforme en indépendance (on en oublie le respect dû aux Institutions parce qu’elles émanent de la volonté populaire) ; lorsque la liberté se transforme en licence, par exemple quand l’exigence d’immédiateté des résultats, caractéristique de notre époque, amène à remettre en question, non l’usage qui est fait des Institutions, mais ces Institutions elles-mêmes ; et enfin lorsque l’aspiration à l’égalité qui est un fondement de la démocratie, se transforme en… semblablitude (Ségolène Royal fait des adeptes), néologisme pour éviter l’ambigüité du mot identité, pris ici non au sens de ce qu’on se sent être, mais d’identique, de semblable.

C’est cette dernière menace qui m’intéresse ici.

Car dès lors, et c’est ce à quoi on assiste aujourd’hui, toute caractérisation est ressentie comme discriminatoire, toute reconnaissance d’une différence interprétée en termes d’inégalité. Pourtant – et tous les sociologues ont insisté là-dessus – la volonté de distinction est consubstantielle aux sociétés démocratiques égalitaires. Quand votre naissance vous assigne d’emblée une place que vous ne pourrez quitter, c’est peine perdue que d’essayer de vous distinguer. Alors que quand votre mérite ou vos efforts peuvent vous mener au sommet, alors là, oui, on cherche à se différencier, à dépasser les autres. Cette possibilité est un des piliers de la démocratie. La déclaration des Droits de l’Homme n’abolit pas les différences sociales, elle les fonde sur le mérite.

Dans une société qui confond égalité et similitude, toute volonté ou marque de distinction devient donc suspecte. On passe vite du « tout est égal » au « tout se vaut » et l’indifférenciation menace les séparations nécessaires à la démocratie : le politique du religieux ou du judiciaire ou le public du privé. La vie politique – et des politiques – nous en donne des exemples quotidiens. Quand on va jusqu’à remettre en question les « inégalités » dues à la biologie (ce n’est pas juste que les hommes ne puissent pas faire d’enfant, par exemple) on atteint au délire…

En réfléchissant aux propos de Dominique Schnapper, je me disais que son analyse appliquée à la vie publique et à la Cité, pouvait très bien convenir à la vie privée. Par exemple  le refus de reconnaître certaines différences liées à l’âge, au sexe, à la fonction, à l’expérience, et donc d’avoir pour eux des égards particuliers ; cette tendance désolante à ne plus jamais « s’habiller » pour ne pas se distinguer justement, ne pas pêcher contre la sacro-sainte égalité du jeans et du T-shirt couleur de muraille qui aligne tout le monde dans la même laideur monotone (purement illusoire d’ailleurs, vu qu’il y a des jeans à 300 balles et d’autres à 29.90, et que ça saute aux yeux !) Bref, les exemples abondent.

Alors une société qui respecte le code des égards, polie au premier sens du terme, serait comparable à la démocratie.

Et celle du « j’ai bien le droit de » marcher sur les pieds de la vieille dame pour m’asseoir à sa place ou dire j’aime pas ça à l’ami qui a passé la journée à me préparer un repas, serait une sorte de société dictatoriale où règne le plus fort ou le plus violent.

 

A méditer, non ?

Nom de nom !

Nom de nom!

Je viens de recevoir une invitation pour une conférence d’Alain Finkielkraut. On peut penser ce qu’on veut de lui, l’aimer ou le détester, mais on ne peut pas nier que cet écrivain, professeur, essayiste et philosophe, né en 1949, n’est plus un enfant. Et qu’aller assister à une de ses conférences peut être une expérience compliquée, controversée ou stimulante, mais en tout cas pas un jeu pour ados.

D’ailleurs, l’invitation émane d’une organisation genevoise plutôt sérieuse. Sérieux, Finkielkraut l’est, c’est le moins qu’on puisse dire, et ses écrits et interventions (à commencer par son dernier livre dont le titre annonce la couleur, L’Identité malheureuse), ne sont pas vraiment ludiques.

Pourtant, l’invitation m’a sauté au visage quand je l’ai sortie de l’enveloppe: en surimpression d’une photo du philosophe, cette question en gros caractères : «Au fond, à quoi pense Alain?» Alain. Alain tout court. Notre pote Alain.

Quand j’étais à l’école et que quelqu’un devenait trop familier à notre goût, on disait qu’on n’avait pas gardé les cochons ensemble Trop familier! Est-ce que cette notion existe encore? Y a t'il encore, dans les rapports sociaux de notre modernité flasque, quelque chose qui ressemble à la notion des distances, c’est à dire des différentes façons de marquer la plus ou moins grande proximité, ce qui nous rapproche ou nous éloigne de quelqu’un?

Au fond, oui, je me demande ce qu’Alain, qui tempête si fort contre l’effondrement généralisé des marqueurs sociaux (voir sa géniale sortie sur le fameux «Bonjour!» qui a remplacé toute forme de salutation et qu’on citait dans le numéro de l’Hebdo du 17.10.13 consacré à la politesse), pense de la forme de cette invitation…

Une de mes amies m’a raconté que, dînant chez sa sœur pour rencontrer le nouveau compagnon de sa nièce, on lui présenta «Mathieu» point final. Et le dit Mathieu, la moitié de son âge, de lui donner du «Françoise tu», dès la première phrase. Et elle se demandait pourquoi les gens n’utilisent plus leur nom de famille

Encore une fois, il ne s’agit pas de «vitupérer l’époque» comme dit Aragon, mais d’essayer de comprendre de quoi ces comportements sont le signe. Ce qu’ils disent sur nous aujourd’hui.

Qu’est-ce, finalement, que le nom de famille? C’est d’abord une appartenance. Le nom dit d’où on vient, de quelle famille ou de quel lieu. Consonance étrangère, locale, signalant parfois une origine ethnique ou religieuse. Rassurant pour certains, car bien de chez nous, ou, inquiétant pour d’autres, comme dit encore Aragon,  «parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles». Le nom nous situe et parfois même malgré nous. Or, nous sommes dans une société très ambiguë, qui, d’une part revendique à corps et à cris son droit à l’identité, et de l’autre rejette tout déterminisme et se veut un ensemble d’individus n’existant que par eux-mêmes, d’homo novus libres et égaux. Ceci est une première hypothèse d’explication.

Mais il y en a une autre. L’usage du nom de famille est le fait des adultes. Les petits enfants ne l’utilisent guère. Or, notre société est malade d’un infantilisme généralisé, d’un jeunisme pathétique qui en fait un gigantesque bac à sable, où de gros marmots ridicules, habillés comme des enfants de couleurs vives et de T-shirt à dessins, se nourrissant comme des enfants de saloperies moles et sucrées, jouent comme des enfants sur leurs petits écrans et parlent comme des enfants, «Salut, j’suis Alain, et toi, c’est quoi ton nom?»

Je me vois déjà posant la question  à Finkielkraut lors de sa conférence : «Alain, mon vieux, tu penses quoi des rapports de nos contemporains avec leur nom de famille?»

J’espère qu’il est assez cool pour trouver ça drôle…

 

 

 

 

chocolat et culpabilité

Chocolat et culpabilité

Des sociologues ont récemment demandé, dans le cadre d’une enquête, à des Français et à des Américains d’associer des mots. Lorsqu’on propose «gâteau au chocolat», les Français pensent «anniversaire» et les Américains «culpabilité»…

J’ai lu cette information dans un récent article du "Monde des Idées" consacré au «repas à la française» qui a été inscrit en 2010 au Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Et j’ai pu constater une fois encore à quel point les coutumes diffèrent d’une société à une autre, et combien ce que j’ai été habituée à considérer comme une règle absolue, immuable et universelle, était en réalité propre à une culture, la société française, héritière à la fois du cérémonial millimétré de la cour de Versailles et de la tradition catholique de valorisation de la dimension communautaire et collective du repas. Tandis que les Américains et les pays anglo-saxons en général sous l’influence du protestantisme, entretiennent un rapport plus puritain à la nourriture. Et qui dit puritain dit culpabilité, nous voilà revenus au gâteau au chocolat.

Les Suédois, les Finlandais, les Slovènes, les Britanniques, mangent n’importe quoi n’importe quand, nous apprend cette enquête. Même à la maison, chacun ouvre le frigo et se sert à sa guise avant de se planter devant la télé. «Aux Etats-Unis, l’alimentation est considérée comme une affaire individuelle. Chacun est différent, chacun est libre… C’est un modèle contractuel et individualiste» explique le sociologue responsable de l’enquête.

Alors qu’en France et dans les pays francophones, le repas est une affaire collective. C’est un rituel codifié, tant dans son rythme que dans sa composition: heure fixe, trois plats, tout le monde mange la même chose en même temps. On ne se lève pas avant les autres, on mange ce qu’on vous donne, la valeur suprême est la convivialité.

Cette ritualisation est ressentie par certains étrangers comme extrêmement coercitive, et contraire à leur sacro-sainte liberté. Et cela va, bien entendu, à l’encontre de la tendance actuelle de l’émancipation individuelle. Le «j’ai bien le droit de» est blessé par cette forme de diktat social. Et, même en France, l’érosion des règles conviviales se fait sentir.

Pourtant, contre toute attente, notre repas gastronomique et convivial résiste, et même chez les plus jeunes. Mac Donald l’a appris à ses dépens quand ils ont vu leurs restaurants, ouverts toute la journée comme aux Etats-Unis, envahis entre midi et deux heures et pratiquement vides le reste du temps. Ils ont dû aménager leurs horaires et aussi diminuer le nombre de tables individuelles, car les jeunes Français s’obstinent à manger à heure fixe et… ensemble !

Alors, finalement, l’exception, c’est la culture française!

Les Américains, tout en avalant leur pizza tout seul dans leur bagnole, se demandent paraît-il, comment font les Françaises pour rester minces en se bourrant de baguette et de fromage. J’ai une idée sur la question…

Bien entendu, on ne doit pas juger des habitudes des différentes sociétés. On peut comparer pour comprendre, mais le relativisme culturel nous interdit désormais de proclamer en toute innocence que notre civilisation est la meilleure et la plus parfaite, comme au temps de la bonne conscience coloniale. Et c’est un grand progrès.

Néanmoins, devant un gâteau au chocolat, je préfère fêter un anniversaire que de me ronger de culpabilité. Je pense même que c’est meilleur pour la santé… et pour le tour de taille.

 

Un matin au marché

Je viens d’emménager dans une charmante ville de la Côte et je fais avec bonheur le marché le samedi matin dans la rue piétonne. Un vrai marché bien qu’un peu maigre en hiver, avec quelques stands de partis politiques, des étals de brocante, des pêcheurs du lac, des paysans qui vendent leurs produits, et même un joueur d’orgue de barbarie. Et des gens qui se rencontrent, se saluent, se parlent, même – oh miracle ! – s’ils ne se connaissent pas.

Ainsi cette dame âgée, ce matin, devant chez le charcutier. Manteau bleu vif, foulard assorti, boucles d’oreilles en lapis lazuli, une touche d’élégante gaîté dans cet océan de pantalons gris et de doudounes noires. Perdue dans la contemplation d’un jambon à l’os comme  on n’en voit plus guère, je n’ai pas vu tout de suite que je l’empêchais de quitter l’étal. Je m’écarte en la priant de m’excuser.

«Ce n’est pas grave, dit-elle, je marche de toutes façons si lentement que je peux bien attendre un peu. Je suis toute ralentie, ça doit être le froid, ou alors l’âge?», ajoute-t-elle plaisamment. Je balbutie une réponse idiote qu’elle n’entend pas. «En plus je suis sourde, oui, c’est l’âge.» Au lieu de protester comme on fait bêtement dans ces cas-là, je ne sais pas pourquoi, me vient une réponse qui n’a rien à voir (ou peut-être que si justement): «J’adore vos boucles d’oreilles, elles sont superbes.» Elle rosit. « Oui, j’ai toujours adoré les boucles d’oreilles. J’en mettais beaucoup. Je continue, je ne sais pas pourquoi…» « Eh bien, dis-je, pour vous faire plaisir et pour faire joli. C’est réussi d’ailleurs.»

Elle me regarde, intriguée. «Vous n’êtes pas d’ici, non?» Et, comme si elle avait le sentiment de se trouver dans une logique de don et de contredon, et qu’il s’agissait de ne pas être en reste, de, comme on dit, retourner le compliment, elle ajoute: «Vous avez un joli bonnet, très original.» Je remercie et souris  «Ça fait du bien de recevoir des compliments, non? Ce n’est pas si fréquent.»

Elle hoche la tête: « C’est vrai. Ici, les gens ne sont pas très complimenteurs. Ça ne se fait pas… Mais bon, on a d’autres qualités.» J’approuve. Il fait froid, on se sourit encore, on se salue et on se quitte sur ces considérations anthropologiques.

Elle repart à tous petits pas, un peu voûtée, petite tache bleu canard qui s’éloigne doucement.

Et bien sûr, mon petit vélo se met en route dans ma tête. Pour cette dame, ma réflexion sur ses boucles d’oreilles m’a cataloguée d’emblée: je ne pouvais pas être d’ici. Je ne l’ai ni choquée, ni indisposée, elle a réagi avec gentillesse et politesse puisqu’ elle m’a retourné le compliment. Mais elle m’a identifiée comme différente. J’ai donc transgressé une règle, et cette transgression m’a immédiatement exclue du groupe social des gens d’ici. Elle a d’ailleurs précisé son sentiment de façon parfaitement explicite: ici, les compliments, ça ne se fait pas. Je ne sais pas quelle était la valeur de cette remarque: a-t-elle voulu gentiment me mettre en garde, ou au contraire a-t-elle cru percevoir une critique des gens d’ici dans ma réflexion? Dans ce cas, je suis désolée de ma maladresse. Avec mon accent parisien, parfois ressenti comme péremptoire ou donneur de leçon, j’aurais peut-être dû être plus prudente. Décidément, en matière de code social, on marche sur des œufs!

Encore une réflexion sur cette petite anecdote: je trouve aussi très intéressante la façon dont la dame s’est dépêchée, justement, de me rendre la pareille en me complimentant à son tour. La question du don et du contredon est très délicate. Quand, comment, doit-on rendre? Un cadeau, une invitation, un service, un compliment, peu importe. Le problème est qu’il y a des groupes sociaux où on ne peut tolérer de rester débiteur une minute, d’autres au contraire où il faut laisser à autrui le plaisir de se sentir un peu créancier… Se dépêcher de rendre peut aussi signifier «je ne veux rien vous devoir.» Mais tarder à rétribuer peut être interprété comme de la désinvolture ou du rejet («On les a invités deux fois et eux jamais, pourquoi?»). Cela dépend du milieu, mais aussi de qui sont les personnes en question et de leur relation. C’est un sujet inépuisable, et j’y reviendrai certainement.

Pour l’heure, c’était juste un exemple ce qu’on peut rapporter dans son panier, un samedi de marché, en plus du rampon et des filets de féra du lac. C’est quand même mieux qu’au super, non? 

La dictature de l’informel

Une amie m’envoie l’info suivante qui m’a mise en joie: le nouveau maire de New York a fait scandale en mangeant une pizza devant les caméras. On parle déjà de « pizzagate ». Le New York Times juge la conduite du maire « impensable » et la twittosphère s’en donne à cœur joie. Mais quel crime a donc commis Bill de Blasio, ? Les New Yorkais ont-ils été choqués de voir leur premier magistrat engloutir publiquement de la junk food alors que l’obésité et le cholestérol menacent la survie de la population des Etats-Unis ? Vous n’y êtes pas. Le maire a affreusement gaffé parce qu’il a mangé sa pizza… avec une fourchette et un couteau !!

Or, nous apprend le commentaire, à New York tout le monde sait qu’on mange la pizza avec les doigts. On plie la tranche en deux avec les mains et on l’enfourne tel quel. Utiliser des couverts, « cela ne se fait pas ».

Un célèbre humoriste politique, Jon Stewart, s’adresse au coupable en ces termes : « Vous êtes supposé être le champion de la classe moyenne et vous vous faites prendre en train de manger une pizza à la Trump (du nom du célèbre milliardaire qui avait fait une gaffe similaire quelques années auparavant, NDLR) deux semaines après votre arrivée ». Le pauvre homme a donc commis, plus qu’un crime, une faute, comme disait Talleyrand. Et une faute politique. La « classe moyenne » n’aime pas qu’on la snobe.

Du petit lait pour qui réfléchit sur le code social ! De Blasio a péché doublement. D’abord contre l’étiquette, et ce qui est amusant, c’est qu’ici, l’étiquette est justement du côté du comportement informel, c’est à dire manger avec ses doigts. Celui qui déroge à ce code est ressenti comme un crâneur, un snob, un richard (comme Trump), bref, la classe moyenne new yorkaise s’est sentie insultée par ce qu’elle a vécu comme une leçon. En ayant un comportement jugé plus raffiné (le commentaire internet que j’ai sous les yeux dit qu’il aurait « ravi Nadine de Rothschild »), De Blasio a semblé vouloir dire à ses administrés qu’il était mieux élevé qu’eux, bref, il leur a fait perdre la face. Il a donc péché non seulement contre l’étiquette, mais aussi contre la politesse qui commande de ne jamais reprendre quiconque sur son comportement, de ne jamais le mettre mal à l’aise, quelque faute qu’il commette.

J’ai souvent analysé l’étiquette comme fonctionnant sur le principe d’inclusion/exclusion (contrairement au savoir-vivre qui veut qu’on mette chacun à l’aise) : celui qui possède le code est des nôtres, celui qui l’enfreint n’en est pas. Ici nous en avons un exemple d’autant plus intéressant que la règle va à l’encontre, en apparence, des « bonnes manières ». En n’obéissant pas à cette règle, le maire a signifié implicitement qu’il n’était pas comme eux, qu’il n’appartenait pas à cette classe moyenne qui bouffe les pizzas avec ses doigts, il s’est exclu lui-même.

Cela prouve que ce n’est pas le comportement lui-même qui compte (manger avec ses doigts ou avec des couverts), mais le fait de faire ou pas comme tout le monde, de suivre ou pas la règle.

Et cela montre aussi, que, contrairement à ce que beaucoup pensent, l’informel n’est absolument pas moins coercitif que le formel. La société qui recommande de manger avec ses doigts n’est pas plus cool que celle qui aligne quatre fourchettes et autant de couteaux de part et d’autre de l’assiette. Elle est tout aussi pointilleuse sur l’obéissance au code, et le lynchage médiatique dont est l’objet le pauvre maire de New York le prouve.

Cela me fait penser à un exemple que donne Alain Finkielkraut dans son dernier livre, L’Identité malheureuse. (Je reparlerai de ce livre, même si j’en vois déjà qui froncent les sourcils. Finkielkraut, ce n’est pas politiquement correct par les temps qui courent, non ? Eh bien, j’en reparlerai quand même…) Mais je reviens à l’informel : Donc, Finkielkraut raconte l’histoire de ce prof de collège qui rentre chez lui un soir, quelques jours après la rentrée, et s’aperçoit en l’ôtant que le dos de sa veste est constellé de taches d’encre. Il n’avait pas vu que les élèves, pendant qu’il écrivait au tableau ou passait dans les rangs, s’amusaient à lui envoyer des jets de leur stylo plume. Son veston est perdu. Je laisse la parole à Finkielkraut : « Le lendemain, il fait une mise au point devant la classe.  Parle du respect de l’autre, il dit qu’il ne faut pas salir l’autre, jamais d’aucune manière. » Mais peine perdue, cela continue les jours suivants. « Car – voici son crime – il est tiré à quatre épingles. Il ose, sous le règne sans partage de la décontraction, s’habiller avec recherche ». Professeur d’anglais, il vient au collège avec des costumes-cravates achetés à Londres !!

Les élèves ne supportent pas cette entorse à la règle du T-shirt-jean avachi pour tous, et la dictature de l’informel frappe le dissident avec toute sa violence. Il s’agit, dit encore Finkielkraut, « de faire entrer le professeur réfractaire dans le rang ».

Alors, de grâce, cessons de croire que les codes s’assouplissent, que les règles perdent en rigueur, que « chacun fait comme il veut ». Aucune société humaine ne tolère l’absence de code social. Simplement, les règles changent, les cercles où elles s’appliquent se fractionnent, se multiplient peut-être, devenant ainsi plus opaques.

Mais, comme le montre la mésaventure du maire de New York, malheur à celui qui les ignore. Le bouffeur de pizza qui essuie ses doigts pleins de sauce sur son T-shirt délavé n’est pas un censeur moins impitoyable que la cour de Versailles à l’époque où elle incarnait la norme aristocratique.

 

 

On étrenne l’année

Ouf, ça y est, c’est passé! J’espère que vous avez bien traversé cette période des «fêtes», si dangereuse pour notre santé digestive, affective et financière. On va pouvoir commencer à récupérer doucement, bouillon de légumes et cure de désintoxication de la fièvre acheteuse… Toutefois, il nous reste encore une dernière porte à franchir dans le slalom délicat des rites de début d’année.

Je veux parler des étrennes, ces billets qu’on glisse en janvier aux personnes qui (et c’est là que la question devient intéressante) nous rendent divers services tout au long de l’année. On remarquera que j’ai dit «qui nous rendent service» et pas «qui nous servent», parce que, de nos jours, on emploie le verbe servir avec réticence, on ne parle plus de serviteurs ni de servantes. Le paternalisme implicite de ces expressions, le rapport de subordination et même d’inégalité qu’elles impliquent n’est plus guère admis, et c’est un vrai progrès.

Mais que faire de ce signe tangible de la relation de service que sont les étrennes et le pourboire en général? Faut-il les supprimer au nom de la dignité humaine? Est-ce que je vais humilier ma concierge en lui tendant une enveloppe entre le 1er et le 15 janvier?

La question se pose également pour le coiffeur qui nous coiffe habituellement (sauf bien sûr si c’est le patron) ou le facteur qui se donne la peine de monter les paquets. Pourboire ou pas? Quand? Comment? Combien?

C’est un de ces exemples que j’aime, où la question se pose parce qu’on est démuni face à l’évolution sociale. La société a changé, et les anciennes pratiques ne répondent plus à la réalité. Alors on doit inventer des comportements qui ne sont plus dictés par le code, et, comme toujours, tenir compte de chacun.

Car (c’est la minute de cynisme) le savoir-vivre est toujours un habile compromis entre les intérêts des divers protagonistes du jeu social. Bien sûr, c’est beau d’être gentil, aimable et vertueux, mais c’est aussi utile. Comme le disait Madame de Maintenon, parangon de l’adaptabilité aux mutations d’un monde qui s’embourgeoisait déjà, «rien n’est plus habile qu’une conduite irréprochable».

Revenons donc aux étrennes: au nom de la dignité humaine, je décide de ne pas donner d’enveloppe à ma concierge, ni de glisser un billet dans la poche de ma coiffeuse attitrée (Adieu les: «Voilà pour vous, Ginette. Merci Madame!»). A la place, je leur apporterai des chocolats. Hélas, c’est la quatorzième boîte qu’ils reçoivent ! Par contre, les étrennes auraient constitué un petit treizième mois pas négligeable. Ils sont déçus, je passe pour un rat, et si ma prochaine coupe est ratée ou que mon paillasson est plein de balayures pendant les six prochains mois, c’est que je me suis trompée dans l’évaluation du sens des étrennes pour des gens qui bossent toute l’année pour un salaire de misère…

Alors, oui, je crois que l’année nouvelle, même si on trouve tout ça idiot, ringard, politiquement pas correct, est l’occasion de montrer aux gens qui nous rendent service qu’on apprécie leur travail et leur aide. Et la meilleure façon de témoigner notre reconnaissance, c’est de chercher ce qui peut leur faire le plus plaisir et pas ce qui rassure notre mauvaise conscience égalitaire. Dans ce cas, je pense que c’est, en effet, une petite enveloppe.

On glissera les billets dans une jolie carte avec un mot manuscrit exprimant notre reconnaissance. Combien? Cela dépend des services rendus au cours de l’année, du standing de l’immeuble ou du salon, de vos ressources aussi bien sûr, mais pas moins de cinquante francs, rien n’est plus humiliant qu’une aumône ridicule. On peut bien sûr ajouter quelques chocolats, une bouteille ou une bise pour personnaliser le cadeau.

Et n’oubliez pas de dire merci en donnant («Bonne année Monsieur X, et merci pour tout ce que vous faites pour nous rendre la vie plus facile dans cet immeuble. Que ferions-nous sans vous?»). Cela paraît paradoxal, mais c’est la façon d’adoucir implicitement la relation de subordination que se crée immédiatement entre celui qui donne et celui qui reçoit.

Oui, je sais, c’est bien compliqué tout ça. Mais les comportements sociaux qui entourent le don sont, dans toutes les sociétés, parmi les plus élaborés du code. C’est que le don est un élément fondamental du jeu social. Et ce n’est pas les semaines péri Noël que nous venons de vivre qui diront le contraire.

Alors bon courage et, bonne année quand même! Cent ans après la Grande Guerre, ça fait bizarre, non?

Le temps du déluge

Avec les « fêtes » qui arrivent, c’est le retour des déluges en tout genre. Déluge de dorures, de lumières agressives, de « décorations » plus ou moins supportables, de bouffe, de fric, d’espoir, de désespoir, de promesses et de bilans.

Mais aussi déluge de bêtise (et si je ne tenais pas une rubrique de savoir-vivre, je crois bien que j’aurais employé un autre mot). Dans ce domaine, un numéro récent du Nouvel Observateur atteint des sommets – ou devrais-je dire des abysses ?

C’est un article intitulé « Noël : Les dix (nouveaux) commandements ». En employant inévitablement la formule qui consiste à mettre le verbe au futur à la fin (sur le modèle « ton père et ta mère honoreras »), il s’agit de donner au lecteur médusé d’un hebdomadaire qui autrefois publiait des éditoriaux de Sartre, dix conseils pour passer un Noël branché. On pense bien que l’observatrice attentive et passionnée de la comédie humaine que je suis a été alléchée par le chapeau qui nous promettait de « l’imagination dans le respect des codes ». Allais-je y trouver une nouvelle approche, un renouvellement d’une des périodes les plus ritualisées de l’année ?

Voyons donc ce qui, à Noël, désormais, se fait et ne se fait pas, et éviter, grâce aux conseils des responsables de la rubrique Obsession (sic) du Nouvel Observateur, de passer pour un plouc.Un mini manuel de savoir-vivre, en quelque sorte. 

Il faut faire son foie gras soi-même parce que « c’est bon pour l’ego » grâce aux « concerts de louanges» qui ne manqueront pas de jaillir des convives bluffés. Cela me rappelle le catalogue Vedia de ma jeunesse, vous savez : « vous épaterez vos amis avec le coussin péteur ou le paillasson qui couine».

Julien Clerc est ringard, Renaud aussi. C’est Lexomil garanti avant minuit (sic). Préférez Daft Punk, il paraît que c’est « magnétique », surtout en édition limitée.

Foin du Champagne de Grand Papa, il faut se saouler au whisky. Mais attention, le but étant de se singulariser à tout prix, il sera… japonais ! En plus les bouteilles ont « un look vintage » d’enfer. Il n’a pas besoin d’être bon, il faut qu’il soit o-ri-gi-nal.

C’est comme pour les cadeaux. Les tablettes sont (déjà) démodées, figurez-vous. Et qu’est-ce qui est chic, cette année ? Je vous le donne en mille : la littérature ! Quoi, les livres ? Eh oui, vous savez, ces trucs en papier qui prennent la poussière et fonctionnent sans chargeur. Et, usant sans complexe d’un des clichés les plus éculés de la langue française, l’article proclame que « la soirée sera littéraire ou ne sera pas ». Mais attention, on n’ira pas jusqu’à s’intéresser au contenu. Non, ce qui compte, c’est… l’épaisseur ! « Un critère original ». Je vous jure que je n’invente pas. Néanmoins, si selon ce critère-là, les 1152 pages de Yann Moix arrivent en tête, il n’est pas assez « consensuel » ( ??) et on lui préférera un Richard Ford de 700 pages, une plaquette, quoi.

Bon, ça, c’était pour être original et épater ses amis.

Mais il y a d’autres impératifs. Les amis justement. Figurez-vous que l’amitié c’est « la dernière valeur refuge ». Alors exit la famille, on passera Noël avec ses potes, peut-être plus faciles à épater avec du whisky japonais que Grand Papa qui en a vu d’autres. C’est moi qui dis ça, l’article, lui, se contente de ricaner sur la vieille tante sourde dont on sera enfin débarrassé cette année. C’est ça, le nouvel esprit de Noël.

Encore deux conseils particulièrement édifiants : Pas question de passer Noël à la montagne, la tartiflette c’est « ballot, indigeste et ringard ». Non, cette année, chers ouvriers de l’agro-alimentaire, de l’électro-ménager, de chez Continental, PSA, Carl Zeiss, Mory Ducros (5000 emplois sur 85 sites menacés par la faillite du numéro deux des transporteurs français), ou même chers facteurs de pianos Pleyel, vous réveillonnerez à … Miami ! Le temple de la hype, des soirées jazzy et crazy (en italique dans le texte). On vous donne même le nom du concierge du Shore Club, il s’appelle Ken comme le fiancé de Barbie, comme ça vous pourrez discuter avec lui du chômage, du welfare et de l’assurance maladie aux Etats Unis. Vous vous sentirez moins seuls. Noël, c’est aussi le partage, non ?

Et, enfin, last but not least, votre tenue. Pas de code social sans code vestimentaire, je me tue à le répéter. Donc, comment vous habillerez-vous, chère réveillonneuse, quand vous aurez fini, le 24 à 18 heures, de boucler la caisse du Carrefour qui vous emploie encore (mais pas pour très longtemps, vu qu’ils sont en train de mettre en place les caisses automatiques) ? Eh bien, c’est simple : remisez la « sempiternelle robe bustier » qui vous engonce et préférez-lui, en toute simplicité… le Perfecto, car « cet hiver, cette ancienne veste de motard remporte tous les suffrages des modeux ». Mais attention, il faut qu’elle soit « bien choisie ». N’imaginez pas que vous allez recycler la canadienne de votre père. Et je crois que Moschino fait un modèle, mon Dieu, pas mal du tout.

Bon j’arrête. D’ailleurs l’article aussi, et il est suivi d’un autre qui donne des idées de cadeaux « pas barbants », comme cette malle Stokovski de chez Vuitton dont on vous communiquera volontiers le prix  « sur demande ».

Bref, épate, snobisme, originalité à tout prix, étalage de fric… Le contraire absolu du savoir-vivre.

Je crois qu’on aura compris que cette caricature de conseils, ce festival de sottises décomplexées m’a mise un peu en colère. "Indignez-vous !" disait le vieux monsieur qui, cette année, ne fera pas la fête.

Décidément, Noël, ce n’est jamais facile à gérer.