L’âme des cadeaux

Noël, les étrennes, les « fêtes » et leurs cortèges de bonheurs et de malheurs, d’amour et de haines familiales sont passés une fois encore. Les paquets ont quitté le sapin, on les a déballés, on s’est exclamé, on a remercié…

C’est maintenant le temps des sapins sur le trottoir, des foies qui crient grâce et des occasions sur E-bay. Oui, c’est paraît-il une habitude qui se répand, on met en vente  sur le net dès le 3 janvier les cadeaux inutiles ou désolants.

Cette pratique m’a horrifiée dès qu’on m’en a parlé (je ne fréquente guère les sites d’achat en ligne) et j’ai essayé de comprendre pourquoi. Parce que moi aussi il m’est arrivé de recevoir des cadeaux consternants que j’enfouis au fond d’une armoire. Mais je ne les jette pas. Je ne les mets pas en vente sur E-bay, et même, je ne les offre pas plus loin, même pas dans un pays si lointain que son auteur ne pourrait jamais le savoir. Non, je les cache, mais je les garde. Sans vraiment jusqu’à maintenant comprendre pourquoi.

C’est dans l’Essai sur le don de Marcel Mauss que se trouve peut-être la réponse. Bien sûr, il y développe la notion de don et de contre-don, essentielle dans toutes les sociétés humaines. Et on voit bien que ce qui se passe sous le sapin est un échange, bougie contre savon parfumé, livre contre CD, cachemire contre chemisier de soie, suivant le pouvoir d’achat des protagonistes. Mais ce n’est pas la valeur en soi qui régit le rite, c’est l’échange de valeurs équivalentes.

Mais cela n’explique pas encore pourquoi l’idée de donner ou pire de vendre un cadeau qu’on a reçu me choque autant. Mauss nous l’explique ensuite avec la notion de hau (mot emprunté aux Maori de Nouvelle-Zélande). Le hau, c’est « l’esprit de la chose donnée ». Les Maoris pensent que la chose donnée n’est pas inerte et qu’elle tend à revenir vers son lieu d’origine, vers son premier propriétaire, parce qu’elle contient un peu de la substance même de celui-ci, c’est un peu de lui. Bon, nous ne sommes pas si loin des Maoris quand nous disons, par exemple que nous avons « mis tout notre cœur » dans un cadeau. Et cela nous explique peut-être aussi pourquoi il est si impensable, dans notre code social, de refuser un cadeau, aussi impensable que de refuser une main qui se tend.

Cette théorie du hau explique aussi pourquoi celui qui reçoit devient débiteur, parce qu’en recevant quelque chose de l’esprit du donateur, il se place en quelque sorte sous sa dépendance. D’où l’importance de rendre la pareille pour équilibrer les forces, équilibre qui peut aller jusqu’à la surenchère bien connue du potlatch où il s’agit d’empiler dons et contre-dons jusqu’à ce que l’un des deux déclare forfait et par là même se place hiérarchiquement en-dessous de son donateur.

Mais revenons à notre cadeau de Noël. Ce n’est pas la collection complète des DVD de Gérard Oury qui se retrouve sur E-bay. C’est un peu de l’âme (ou du cœur) de la tante Ursule qui nous l’a offerte. C’est son désir de nous faire plaisir, sa recherche de la bonne idée, le soin qu’elle a pris pour faire le paquet, et même son erreur qui témoigne, justement de l’existence de ce hau maori : c’est à elle que Le Corniaud, La Grande vadrouille et Rabbi Jacob auraient fait plaisir. C’est un peu d’elle, en effet, qu’elle nous a donné.

Alors, sur le net au lendemain de Noël, s’étalent des dizaines de petits morceaux de cadavres, les cadeaux dont on n’a pas voulu. Les mains tendues qu’on n’a pas prises, les esprits condamnés à errer, puisque, repoussés par leur destinataire, ils ne retrouveront pas leur lieu d’origine. Noël n’engendre pas seulement des crises de foie et des drames familiaux, il crée aussi des tas de petits fantômes de hau

Le code ne favorise pas seulement la paix sociale, quand, comme ici, il commande de ne pas mettre les cadeaux en vente dès le 26 décembre, il prend soin de notre paix intérieure et prévient notre mauvaise conscience.

 

Il est bon, parfois, de chercher le sens des choses dans la profondeur de la « pensée sauvage ». 

Besoin de grandeur

Les personnages traditionnellement détenteurs d’autorité et de pouvoir étaient, il y a encore peu de temps, objet d’admiration et de respect. Parfois de haine aussi, parce qu’ils décevaient ou mésusaient de leur autorité et de leur pouvoir. Mais rarement de mépris. Ils représentaient leur pays, sa démocratie, même (et peut-être plus encore) si c’était un royaume. Les Français ou les Anglais pouvaient détester de Gaulle ou Churchill pour des raisons politiques, mais ils n’avaient pas honte de les voir représenter la France ou la Grande Bretagne.

Les codes sociaux, même farouchement républicains, conféraient aux hommes d’Etat une grandeur parce que, justement, ils représentaient l’Etat et ses institutions. On attendait d’eux honnêteté, maintien, droiture et une certaine tenue, un peu d’élégance même. C’étaient les devoirs qui accompagnaient la charge, et les citoyens ne discutaient pas ces attributs, même s’ils luttaient politiquement contre celui qui les incarnait pour l’heure.

Mais tout cela vole en éclats. Voilà qu’aujourd’hui un homme peut manifester avec ostentation un machisme salace, une vulgarité abyssale, un racisme et une xénophobie délirants, un amour du fric totalement désinhibé, se vanter d’avoir fraudé le fisc et tout cela contribue à le faire élire président des Etats-Unis ! On peut alors penser que les codes qui régissaient l’image et la stature d’un homme politique de cette importance ont totalement disparu, sont devenus absolument obsolètes, et ne seront bientôt plus compris par personne.

Et c’est à ce moment que je me dis que la réflexion que je mène depuis des années sur les codes sociaux et qui, ces derniers temps, me paraissait un peu dérisoire, compte tenu de l’actualité, pourrait aider à analyser et à comprendre certains des phénomènes auxquels nous assistons, consternés.

Quand un président de la République française se prête à la publication de plus de 680 pages, explicitement intitulées « Un président ne devrait pas dire ça », il y a là, aussi bien dans le fond que dans la forme, un paradoxe qui interpelle. En effet ce qui « doit » ou « ne doit pas » se dire, dans sa formulation même, appartient au code social. On « ne doit pas » dire des gros mots, dire qu’on n’aime pas ce qu’on vous sert, que la dame dans l’autobus a un gros nez, qu’on s’ennuie à une soirée… Bref, à tous les âges on apprend ce que l’on ne doit pas dire, et, bien entendu ce que l’on « doit dire » (merci, s’il vous plait, c’était délicieux, etc…). On a même constaté il n’y a pas si longtemps qu’un président ne doit pas dire « casse-toi pauv’con ». C’est clair, c’est le code. Mais laisser écrire 680 pages pour « dire » ce qu’il ne faudrait pas dire et le dire avec ostentation, c’est une atteinte à la stature et à l’image du président de la République qui, volontairement et même de façon provocante (« je sais bien que je ne devrais pas, mais je le fais, na ! ») casse le code.

On en est là.

Les hommes politiques sont devenus si « normaux » qu’ils ont dégringolé de leur socle et, pour certains, pour aller jusqu’à se rouler dans la boue.

Alors peut-on s’étonner que les gens soient perdus, ne ressentent plus que mépris et colère et se tournent avec désespoir vers des images intangibles et dont le code n’a pas changé ? Qu’on peut encore aimer et respecter ? Puisque les chefs sont devenus si faillibles, puisqu’on ne peut plus en attendre modèle et protection, on se retourne vers les idoles, les vraies, celles des églises, des temples, des synagogues ou des mosquées.

Et c’est le grand retour du religieux dont certains se délectent mais qui engendre aussi les monstres que nous avons sous les yeux.

La République laïque avait établi des rites et des codes, dans les mairies, dans les écoles ou les Parlements, les passations de pouvoir et les intronisations. Parce que ses concepteurs avaient compris qu’il n’y a pas de société sans code, pas de respect et de grandeur sans rites et sans cérémonies.

Et il ne s’agit évidemment pas d’entonner le « c’était mieux avant » ni de jeter, comme le font certains, les anciens bébés de 68 avec l’eau un peu trouble de leur bain. Mais il faut rétablir la grandeur (oui j’ose le mot) de l’Etat et de ses représentants, un Etat qui s’appuie sur des textes votés par le peuple et n’a pas besoin de Saintes Ecritures hypothétiquement reçues d’en haut pour inspirer le respect.

 

 

 

 

 

 

Totem et Tabou

 

La polémique qui agite en ce moment les médias et les réseaux sociaux à propos de l’émission de M6 « Tabou », à côté des questions politiques, liberté de la presse, islamophobie et tout l’arsenal qui font grimper aux rideaux les journalistes, politiciens et internautes, me semble pouvoir susciter une intéressante question de code social.

Pour ceux qui arrivent de la planète Mars, je résume rapidement : Une équipe de télévision préparant une émission intitulée « L’islam en France, la République en échec » a été malmenée par des habitants d’une cité de la banlieue parisienne qui les ont empêchés de filmer et leur ont interdit l’entrée d’une mosquée connue pour être salafiste. Une vidéo de l’altercation circule, où on entend les « jeunes » se plaindre qu’on ne leur ait pas dit bonjour (sic) et le journaliste rétorquer : « Je suis dans mon propre pays et j’ai le droit de faire ce que je veux, d’accord ? »

Alors bien entendu, toute la sphère médiatique s’enflamme illico. Une militante du Parti des indigènes de la République (PIR), dont la patronne proclame son racisme anti-blanc et son antisémitisme, l’organisatrice du fameux « camp décolonial (sic) » interdit aux blancs, sans oublier les idiots utiles de l’islamisme tels Jean-Louis Bianco, directeur d’un « Observatoire de la laïcité » (resic) y vont de leur dénonciation d’une émission raciste et islamophobe (le voilà !) qui présente les « jeunes » de banlieue comme des dealers, des djihadistes, des voyous.

De l’autre côté de la facho-sphère, les membres du FN saluent le courage des journalistes qui osent montrer le « vrai visage des banlieues ».

On n’est pas sortis de l’auberge, si ceux qui félicitent les journalistes sont aussi infréquentables que ceux qui les conspuent, pour des raisons diamétralement opposées d’ailleurs. Alors que penser ?

Je me tourne vers ma famille laïque, ceux qui militent inlassablement contre les attaques sournoises et quotidiennes de l’islamisme, ceux qui savent que le terme d’islamophobe est là pour empêcher toute critique de l’islam radical, ceux qui, comme la courageuse Céline Pina, dénoncent sans relâche les attaques contre la laïcité et les droits des femmes. Et voilà qu’eux aussi élèvent la voix pour défendre l’émission qui dénonce, dit Céline Pina, « le clientélisme communautaire » et estime que l’agression dont ont été victimes les journalistes fait passer le message : « Ici c’est chez nous ; les maîtres c’est nous ; l’espace public et la loi, c’est nous ». On est donc en pleine illustration de ces fameux « territoires perdus de la République » dont le sociologue Bensoussan parlait déjà en 2002. Et nous voilà une fois encore à tweeter en compagnie de Marion Maréchal-Le Pen… Trop dur.

Je revois la vidéo, car quelque chose me dérange. Et c’est là qu’intervient mon atavisme ethnologique. Quand un ethnologue part, comme on dit, « sur le terrain », c’est à dire va enquêter chez les gens qui l’intéressent et dont il sait qu’ils n’ont pas les mêmes codes que lui (c’est d’ailleurs pour ça qu’ils l’intéressent), il prend la peine de s’informer et de respecter les codes en question, sinon il sait que sa mission sera un échec, que les gens se fermeront et qu’il ne pourra pas dialoguer. Par exemple, chez certains Amérindiens, il n’est pas question de photographier. Et même chez nous, il est très mal élevé de le faire sans demander la permission aux gens. Finalement, en allant enquêter dans ces « territoires perdus », les journalistes étaient un peu dans la peau des ethnologues. Bien sûr, il est insupportable de penser qu’il peut y avoir, dans la banlieue parisienne, des « terrains » aussi éloignés de nos règles que chez les Yanomamis. Et il faut continuer à le dénoncer sans relâche et à lutter contre.

Mais que voulaient au juste les journalistes de M6 ? Provoquer un clash pour faire le buzz ou discuter pour de vrai avec les habitants de ces quartiers problématiques et tenter de comprendre, même pour condamner ?

Avec son vocabulaire plus que restreint et ses neurones un peu malmenés par la « beu », un des « voyous » ne cesse de répéter « ils nous ont pas dit bonjour. Nous on leur a dit bonjour »… Et si ce qu’il voulait dire (mais les mots et même la conscience lui manque pour l’exprimer) c’était « ils n’ont pas été polis, ils n’ont pas respecté nos règles d’approche » ? On sait que les gens se damneraient pour passer à la télé ne serait-ce qu’une minute et cela donne à ceux qui la font le sentiment que la télé est partout chez elle, et qu’ils font un immense honneur à ceux qu’ils filment. Ici, ils n’ont pas pris la peine de se soumettre au code, aussi désagréable soit-il, de leurs interlocuteurs potentiels.

Si on veut vraiment discuter avec des gens, il ne faut pas commencer par les braquer en se comportant comme en terrain conquis.

Quant au « je suis dans mon propre pays » du journaliste, décidément, il me gêne. Cela lui a échappé bien sûr, parce que justement, il a eu soudain l’impression, à 15 km de Paris, de n’être plus chez lui. Et c’est une réalité insupportable contre laquelle nous nous battons. Mais pas comme ça. Comment un jeune homme à qui on répète sans arrêt qu’il est victime de discrimination, que les « Gaulois » ne veulent pas de lui, va-t-il recevoir cette remarque ? Elle va le conforter dans sa révolte et le jeter encore un peu plus dans les bras des salafistes qui n’attendent que ça.

Cette grave maladresse nous prouve une fois encore qu’on aurait intérêt à écouter les ethnologues et que la connaissance et la pratique des codes sociaux sont des questions plus que sérieuses, fondamentales.

 

 

Le grand n’importe quoi

C’est une anecdote qu’on vient de me rapporter et qui illustre le désordre mental qui s’empare de la cervelle de beaucoup de nos contemporains quand il s’agit du costume, et est comme un contrepoint à l’actualité de cet été épuisant : La semaine de la rentrée, un jeune professeur du secondaire vient faire ses cours en short. La directrice le convoque et lui explique que ce n’est pas une tenue appropriée pour un enseignant. Réponse de l’intéressé : « Ben quoi ? Tu viens bien en jupe, toi »…

Au lieu de sangloter devant tant de bêtise et de confusion mentale, j’ai décidé de reprendre ma chronique de l’Hebdo.

Pendant cet été caniculaire et troublé, agité par des crimes horribles et des polémiques  parfois incompréhensibles, il pouvait en effet sembler dérisoire de s’occuper de savoir-vivre et même de code social. Et ces derniers mois, je me suis plutôt consacrée à des débats écrits ou oraux plus politiques, plus « sérieux », plus urgents en un mot.

Pourtant, la réflexion sur le code social s’impose à moi, au travers même des controverses actuelles. Et, une fois encore, je me dis que, loin d’être une distraction frivole pour baronne oisive, elle est au premier plan de notre actualité.

Comme le dit l’anecdote du début, il s’agit ici du code vestimentaire, de la signification sociale (ou politique) de tel ou tel vêtement. Je ne répèterai pas ce que je pense du fameux burkini grâce auquel les femmes ressemblent aux spermatozoïdes vus par Woody Allen dans son fameux film Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe… Pour une mode qui se veut « pudique », c’est réussi !

Mais les faits divers et les empoignades de l’été ont bien montré l’importance du vêtement, et ceux qui rigolent, ironisant sur ce « tapage à propos de bouts de chiffon » ne comprennent absolument rien aux enjeux qui se cachent derrière ces polémiques.

Qu’on le veuille ou non, la façon de s’habiller est la façon de se présenter au monde. C’est un langage aussi parlant que les mots et qui, plus encore que les mots, s’adresse à tous. Tous les gens qui nous voient, dans la rue, dans n’importe quel espace public ou privé reçoivent le message que nous envoyons par notre tenue.

Et on n’a pas attendu les salafistes, les wahhabites, les juifs orthodoxes, ou autres puritains obsédés pour savoir que c’est aussi un discours politique.

Les plus déterminés des Révolutionnaires de 1789 étaient les « sans-culottes », pas parce qu’ils se promenaient les fesses à l’air, mais parce qu’ils rejetaient la culotte coupée aux genoux et accompagnée de bas de soie que portaient les nobles et les bourgeois, au profit du pantalon. Pantalon dont, en 1800, une ordonnance du préfet de police de la Seine interdit le port pour les femmes, sauf autorisation spéciale pour raison médicale ! Celles qui le porteraient malgré tout seraient assimilées aux prostituées et traitées comme telles.  Et, sans aller jusque-là, il était impensable pour une jeune-fille, il y a quelques années, d’aller passer un examen en pantalon. Le refus de la cravate a été, pour les hommes de ma génération, une façon de s’opposer, là aussi, aux codes bourgeois.

La mode « unisexe » correspond à la montée sociale et même juridique de l’égalité entre les hommes et les femmes, et justement, le droit de s’habiller comme elles l’entendent est une conquête récente pour les femmes.

D’où cette fracture qui sépare aujourd’hui les féministes, entre celles qui, au nom de cette liberté chèrement conquise, défendent même le droit de s’engloutir « volontairement » sous un amas de tissus noirs, et celles qui défendent l’idée qu’il ne peut y avoir de servitude volontaire et rappellent comme Rousseau que « les esclaves perdent tout dans les fers, même le désir d’en sortir ».

Mon propos n’est pas d’entrer ici dans cette polémique. Ce qui m’intéresse c’est cet incroyable désordre, cet absolu n’importe quoi qui règne aujourd’hui dans les prescriptions vestimentaires. Personne n’y comprend plus rien.

Au nom de la liberté des femmes, on défend une chose et son contraire ; le pantalon, réservé naguère aux femmes de mauvaise vie est maintenant obligatoire dans certains quartiers sous peine de se faire traiter de « taspé » ou pire encore… (On se souvient du beau film de Jean-Paul Lilienfield La Journée de la jupe) ; le short « pour tous » contre lequel j’avais ironisé au nom de l’esthétique (qui est aussi une forme de politesse) dans une chronique qui m’avait valu autant d’injures que de félicitations, est en train de devenir lui aussi une arme politique, et je fais ici mon mea culpa : si aujourd’hui on peut se faire injurier, agresser même, parce qu’on porte un short, alors oui, je retire tout ce que j’ai dit, et vive les grosses cuisses libres !

On proclame que le vêtement n’est qu’une question de liberté personnelle, on refuse le diktat du code vestimentaire jusque dans certaines entreprises, et en même temps on défend le droit d’exprimer sa foi à travers son costume…

Bref, on marche sur la tête.

 

Et dans ce grand « bordel de sens », comme dirait Flaubert, l’enjeu et la victime est bien le corps des femmes, comme dans tous les bordels, d’ailleurs ! 

Tous en short ?

J’ai reçu un tract appelant à une manif de « soutien aux femmes » pour le 1er juillet. Le mot d’ordre est « tous en short ».

Cela m’a d’abord plongée dans la perplexité. Je ne voyais pas en quoi l’exhibition de gros mollets poilus (et blanchâtres, avec le printemps qu’on a eu) pouvait faire avancer la cause des femmes. Et puis je me suis souvenue qu’il y a quelques semaines, une jeune femme avait été agressée, avec insultes et voies de fait, par un groupe de filles (oui, des filles) qui lui reprochaient sa tenue impudique parce qu’elle était en short. Cet incident m’avait amenée à réfléchir une fois encore sur la façon dont certaines femmes intériorisent leur statut d’être inférieur et impur au point de s’en faire les avocates et même les farouches gardiennes. De l’excision pratiquée et défendue par les matrones, aux brigades des « gardiennes de la pudeur » en Iran, les exemples ne manquent pas.

Donc, je suppose que la manif du 1er juillet est une réponse à cet incident déplorable. C’est une initiative pavée de bonnes intentions.

Comme l’enfer…

Car il faut aller un peu plus loin et poser la question de cette fameuse «pudeur » qu’on nous balance de plus en plus et au nom de laquelle certains vont jusqu’au crime…

D’abord, la pudeur se comprend par rapport aux autres. On n’est pas pudique tout seul dans sa salle de bains. Donc elle consiste à cacher ce qui pourrait choquer ou déplaire aux autres, les mettre mal à l’aise.

Or, la beauté ne met pas mal à l’aise. Elle ne choque pas, au contraire, elle réjouit les yeux. Si les puritains de tout bord veulent cacher la beauté des femmes alors qu’ils devraient célébrer en elle l’œuvre accomplie du Créateur, ce n’est pas cette beauté qui les gêne, mais les désirs qu’elle fait naître chez eux et qu'ils sont incapables de maîtriser…

Par contre la laideur dérange. Bien sûr ce n’est pas la faute des gens qui ont des varices, des jambons à la place des cuisses, des poteaux ou des allumettes à la place des jambes, trois pneus de tracteur autour du ventre, le cul qui traîne par terre, ou dont l’âge a malheureusement avachi les contours… Par contre, personne ne les oblige à en infliger la vue aux autres.

Et c’est là, d’après moi, que réside la pudeur…

Montrer ce qui est beau, cacher ce qui est laid… Que ce gros type cache sa bedaine au lieu de l’exhiber sous un polo ajusté et laisse sa jeune femme réjouir les yeux de tous par sa magnifique chevelure…

Alors, le short ? Eh bien oui, le short… C’est le vêtement-piège par excellence. L’été, il ne fait grâce d’aucun défaut. Il moule les gros derrières ou les fesses trop plates, il souligne les jambes trop courtes, trop blanches, trop poilues… Chez les hommes, qui ont rarement de belles jambes, quand en plus ils l’agrémentent par des chaussettes blanches, c’est juste catastrophique. L’hiver, avec un collant noir de préférence filé ou déchiré, il est simplement ridicule.

Le short ne supporte que les jambes nues, longues, galbées, bronzées… et jeunes ! J’entends déjà les cris : c’est de la discrimination par l’esthétique, les gens « ont bien le droit » de s’habiller comme ils veulent, etc…!

C’est vrai. Et oui, c’est injuste. Injuste comme la beauté, injuste comme la jeunesse…

Allez, consolons-nous. Une jupe large et ondoyante est aussi fraîche et bien plus seyante qu’un short.

Aidons vraiment celles qui sont victimes de la discrimination par le sexe. Expliquons sans relâche que personne ne choisit « librement » de s’empaqueter de la tête aux pieds dans trois couches de jersey, d’entraver ses mouvements, de s’interdire de courir, de faire du sport et même d’être belle, comme certaines « féministes » dévoyées veulent le faire croire.

 

Mais s’exhiber pour ça dans un short catastrophique risque d’aller en sens inverse et de faire désirer une épidémie de burqa…

Le prix du lumbago

Le TGV entrait en gare de Lausanne. J’avais neuf minutes pour attraper ma correspondance, alors je m’étais levée un peu avant pour sortir ma valise, enfouie sous plusieurs bagages que je devais dégager. La dernière pesait des tonnes. J’essayais en vain de la bouger.  Sur le siège à côté un homme, quarante-cinquante pas très frais, blouson et catogan, un peu comme le fameux beauf immortalisé par Cabu. Finalement, j’ai tout de même réussi à bouger l’énorme machin et à extraire ma pauvre petite valise, au prix d’un mal de dos que je sens encore.

J’ai soupiré. Nos regards se sont croisés et il a dit : « Ah ça oui, quand on voyage, il faut mieux avoir des biscottos » (des biscottos !! Des siècles que je n’avais pas entendu ce mot). Le souffle court, mais la parole prompte j’ai répliqué : « Ou alors rencontrer des hommes bien élevés ! » Et puis j’ai poussé ma valise,  et je suis descendue en vitesse pour attraper ma correspondance. Dommage, j’aurais bien aimé voir sa tête.

Et depuis, je repense à cette scène et à ma réponse.

Est-ce que cela ne repose pas tout le problème de l’ambiguïté des rapports entre les hommes et les femmes ? Les derniers événements en France autour du vice-président de l’Assemblée Nationale Denis Baupin, député vert (toujours vert, a-t-on envie d’ajouter) aux mains baladeuses et aux SMS salaces, et toutes les révélations qui ont suivi sur les mœurs du monde politique ont ravivé cette question. Qu’est-ce, aujourd’hui que la galanterie ? Peut-on à la fois revendiquer l’égalité et des égards particuliers ? Où s’arrêtent la drague gentille et le marivaudage, et où commencent le harcèlement et la grossièreté ? Cet homme dans le train que j’ai traité de mal élevé, il avait peut-être mal dans le dos, une côte cassée ? Ou peut-être s’était-il déjà fait remettre à sa place alors qu’il proposait son aide à une virago du féminisme intégriste ?

On a parlé, à propos justement de cette « affaire Baupin », du fameux marivaudage à la française, ce rapport particulier fait de séduction réciproque, d’humour et de galanterie, qui serait si mal compris à l’étranger et en particulier des Anglo-saxons.

Il est vrai que la première fois que j’ai pris une porte dans la figure, c’était peu après mon arrivée aux Etats-Unis. J’entrais sans me méfier derrière un type dans un magasin, habituée que j’étais à ce qu’on me tienne la porte, et bang ! je l’ai reçue dans la gueule, alors que le goujat (que je ne pouvais même pas insulter vu mon niveau d’anglais) continuait sans se retourner. Il faut dire qu’on était en plein effervescence du « women’s lib » et qu’une galanterie un peu trop appuyée (ou même pas) exposait son auteur à des accusations de « male chauvinisme » désagréables.

Cet apprentissage a continué à mon arrivée en Suisse et j’ai découvert un monde où on ne vous siffle pas dans la rue, où on ne vous jette pas en passant un petit compliment souvent poétique (l’espagnol a un mot pour cela, le piropo), mais où on fait 50/50 pour l’addition et où ne vous aide pas non plus à porter votre valise…

Maintenant, je ne sais plus ce que je préfère. La galanterie suppose que les femmes sont des êtres faibles qu’il faut défendre et qui méritent des soins particuliers. Le marivaudage suppose que les femmes sont toujours sur le mode séduction, que les rapports homme/femme sont toujours sexualisés. Et, quand les hommes manquent de finesse et de feeling (c’est à dire fréquemment), cela se transforme en main au panier style DSK ou Baupin. On s’est tout de même pas mal battues là contre.

Mais dans un monde en transformation accélérée comme le nôtre, les codes aussi se transforment, et il est parfois difficile de les suivre.

Certaines pratiques « galantes » sont totalement obsolètes. Je pense par exemple à la carte sans prix que certains restaurants chics s’obstinent encore à donner aux femmes alors que se sont souvent elles qui invitent. Certaines habitudes d’ « hommage », comme les remarques "admiratives" ou les sifflements dans la rue sont devenues absolument inacceptables.

Mais tous les bouleversements sociaux n’empêcheront pas les hommes de peser en moyenne 20 kg de plus que leur compagne et d’avoir davantage de « biscottos » pour parler comme mon goujat du train. Alors là, il ne s’agit pas de « galanterie » mais juste de politesse, comme, par exemple, lorsque dernièrement j’ai aidé un très vieux monsieur à descendre du train.

Dans ce domaine aussi, on a eu tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain.  A confondre la simple gentillesse ou même le plaisir de plaire et qu’on vous plaise, avec le machisme et la goujaterie.

Résultat, les Baupin et les DSK ne font plus la différence, et les femmes supportent leur lumbago comme signe indiscutable de leur libération…

 

 

 

Le sociologue et le code social

Il y a quelques semaines j’ai participé à un (trop court) débat sur la RSR à propos de ces enfants qui avaient refusé de serrer la main d’une enseignante à Bâle. J’ai dit à quel point je déplorais la réaction des autorités scolaires. Mon contradicteur, lui, trouvait qu’on faisait beaucoup de bruit pour pas grand-chose et que cela n’était que de l’islamophobie dissimulée.

Mon propos n’est pas de revenir ici sur cette regrettable histoire, mais de réfléchir à un point qui me paraît d’autant plus intéressant que mon interlocuteur était professeur de sociologie à l’université. Un de mes arguments était que, dans notre société, la poignée de main a un sens très précis, et que refuser une main qui se tend est une grave injure, équivalente à cracher au visage. C’est un affront très grave. Chez nous, tendre la main est le signe de l’ouverture à l’autre, de bienvenue, d’acceptation et aussi d’estime. Il y a des gens dont on dit « je ne serrerais jamais la main à ce type-là ».

Quand j’ai tenté (en trois minutes tout compris à la radio, par téléphone, sans voir la personne avec qui on discute, ce n’est vraiment pas un exercice facile) de développer cette idée qui me paraît pourtant absolument fondamentale, mon interlocuteur sociologue m’a rétorqué que tout cela n’était que des « conventions sociales » sans importance, qu’il était normal que des jeunes cherchent à s’en affranchir et a même ajouté que « dans (s)a jeunesse, les garçons affichaient de porter des cheveux longs. C’était la même chose »… Bref, j’étais vraiment attachée d’une façon ridicule à des « conventions sociales » d’un autre âge.

Le débat s’est arrêté là, les cinq minutes imparties pour régler cette question étant écoulées…

Ravalant ma frustration, je me suis posé la question suivante : quel genre de  sociologie enseigne un « sociologue » qui confond convention sociale et code social ? C’est vraiment inquiétant…

Une convention sociale est, en effet, sujette à contestation, changements, évolution, au gré des âges et des sociétés. Une convention sociale règle les rapports hiérarchiques (par exemple, pour un domestique, parler à sa patronne à la troisième personne), dicte l’usage du tu et du vous, la manière de s’habiller ou de tenir sa fourchette. C’est ce qui s’exprime par « ça se fait ou ça ne se fait pas », sans qu’on sache vraiment pourquoi. En effet, la mode (par exemple cheveux longs, cheveux courts, vêtements foncés et unis pour les hommes, colorées pour les femmes, longueur des jupes, etc) peut aussi être rangée dans la catégorie des « conventions ». Et on voit bien par ces exemples que ces façons de faire sont contingentes, sujettes à transformation, à disparition même, selon qu’évolue la société. Les conventions constituent l’étiquette, cette « méchante » face du code social qui sert le plus souvent à discriminer, à inclure ceux qui la connaissent et à exclure ceux qui l’ignorent. Et là, d’accord, il ne faut pas hésiter à les transgresser si on pense que le jeu en vaut la chandelle.

Et puis il y a le « gentil » code social qu’on appelle la politesse, celui qui, dans toutes les sociétés sert à accueillir l’autre, à le mettre à l’aise, à ne jamais lui faire perdre la face. « Celui qui fait rougir son prochain en public, c’est comme si il le tuait » dit la Torah (Baba Metsia 59a). Cette injonction, on la trouvera sous des formes diverses dans toutes les sociétés. Dans la nôtre, le pire du pire, c’est refuser la main qui se tend. D’autres civilisations ont d’autres pratiques, les Russes s’embrassent sur la bouche (beurk), les Japonais s’inclinent très bas, les Esquimaux se frottent le nez (c’est du moins ce qu’on disait quand j’étais petite)…  Et là, on n’est plus dans la « convention » mais dans le langage fondamental et qui doit être compris et pratiqué par tous les membres de la société s’ils ne veulent pas en être exclus.

Les autorités scolaires bâloises ont donc failli à leur mission qui est, entre autres, d’aider leurs élèves à se retrouver et s’intégrer dans la société où ils prétendent vivre.

Quant au sociologue qui confond étiquette et politesse, qui réduit le langage social à une convention dont il faut secouer le joug, il fabrique ce que Durkheim craignait le plus (et dont il pensait justement que la sociologie devait nous préserver), une société sans loi, une société anomique, c’est à dire qui n’a plus de langage commun.

 

Et quand on ne se parle plus faute de code partagé, on finit par se taper sur la gueule, non ?

Tartuffe à la plage

Cette année je vais faire des économies de fringues : plus possible d’acheter chez H&M, chez Zara, chez Uniqlo, Marks &Spencer ou Dolce Gabbana. Ils figurent sur ma liste du boycott intégral.

Intégral comme les voiles, tuniques, burkinis et autres emballages pour femmes que ces marques proposent désormais. Sur les photos on voit des filles minces et super maquillées manifester leur joie et leur bien-être dans ces sacs d’infamie que je refuse d’appeler des vêtements. « La publicité ment » m’a dit une amie. Oui, c’est vrai. Elle ment toujours, qu’elle nous fasse croire que le bonheur familial réside dans le Ricoré du petit-déjeuner, que l’idéal est de peser 45 kilos pour 1,75 m, ou que la cuisine se nettoie toute seule grâce à Ajax et sa « tornade blanche ». Et là elle ment encore en prétendant qu’on peut être belle et heureuse sous des kilos de tissus lourds, une cagoule en latex qui vous emprisonne la tête et cela sous un soleil de plomb. Elle ment pour les 484 milliards de dollars que représenterait, dit-on, le marché musulman. Bon, c’est vrai qu’à ce prix-là, on hésite à dire la vérité…

Alors c’est peut-être à nous que les milliards ne concernent guère, de la dire et même de la crier.

Code vestimentaire… Ce n’est pas la première fois qu’en observatrice attentive des codes sociaux je m’achoppe avec cette question. Cette fois, mon problème, c’est le plus effarant de ces accessoires de l’auto-proclamée « mode pudique », le burkini. Mais il s’agit toujours de rappeler que le vêtement n’est pas uniquement un accessoire de mode, un gadget qu’on porte pour rigoler ou se sentir bien, mais que c’est aussi (surtout) un langage. Qu’on dit quelque chose sur soi, sur notre place dans la société, sur notre rapport aux autres, en choisissant de porter tel ou tel vêtement, et même telle ou telle couleur.

Alors je m’interroge sur le sens de cette « mode pudique » et tout particulièrement sur le burkini, dont un récent article du Temps nous apprend qu’il fait problèmes « sur les réseaux sociaux » (comme si la température d’un problème social ne se prenait désormais plus que là, sur les sacrosaints « réseaux sociaux ». Mais c’est une autre question). Le burkini (contraction nous dit-on – non je ne rigole pas, je jure que c’est vrai – de burqa et de bikini) est une sorte de combinaison d’homme grenouille, collante et enveloppante, ne laissant à découvert que le visage, les mains et les pieds. Les malheureuses musulmanes sont sensées le porter pour se baigner tout en protégeant les mâles en rut perpétuel qu’elles côtoient. Car la vue de leurs genoux ou de leurs fesses moulées dans un une-pièce, de leurs seins mis en valeur par un soutien-gorge pigeonnant, risquerait de mener ces malheureux à l’apoplexie ou, au minimum, à de mauvaises pensées qui leur fermeraient définitivement le paradis où les attendent (enfin, ouf, il était temps, ça allait exploser là-dedans à force de refoulement !) les houris promises au bon croyant qui empaquette sa femme, sa fille, sa sœur et lapide celles qui ne sont pas d’accord.

Bon, on a sans doute compris que je n’étais pas vraiment pour… Car c’est bien ce que dit ce costume effarant : que le corps des femmes n’est qu’un objet de luxure, un ramassis d’impuretés qu’il faut dissimuler aux yeux du monde et surtout des hommes ; que ces hommes eux-mêmes sont des bêtes incapables de contrôler leurs pulsions. Et les pauvres malheureuses qui, chez nous, le portent "volontairement" et montrent par là la justesse de la maxime de Chamfort : « La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer », proclament leur soumission, leur condition d’objet répugnant, leur demie-humanité…

Les marchands de fringues dont j’ai parlé font leur boulot de marchands : ils vendent n’importe quoi au plus de monde possible. Je n’essaierai donc pas de leur tenir un discours éthique, cela serait juste risible.

Mais chez nous, il y a des gens (et même des femmes !!) qui défendent la burqa, le burkini et tous les autres instruments de torture du même genre, au nom du « féminisme », du « libre choix des femmes », et proclament qu’encore une fois, être contre c’est dénier aux femmes le droit de décider elles-mêmes de ce qu’elles veulent porter. Ce sera d’ailleurs, à ce que j’ai cru comprendre, un des thèmes de l’opposition à l’initiative anti-burqa lancée, hélas, par l’UDC et dont nous reparlerons inévitablement.

Cet argument est désespérant. On ne « choisit » de porter les signes de sa servitude et de son infériorité que parce qu’elles nous ont déjà écrasé, rendu, comme autrefois les esclaves, incapables de se penser autrement.

L’article du Temps que j’ai cité se termine par une bien étrange conclusion : « Le Burkini répond à un besoin réel. Sans lui certaines femmes ne pourraient sans doute pas goûter aux joies de la baignade. N’est-ce pas là l’essentiel ? » On tombe par terre ! Alors oui, il est désormais normal de considérer que « certaines femmes » n’auraient simplement pas le droit de se baigner (sauf empaquetage préalable)… Qui le décide ? Qui dicte cette loi ? Les femmes « libres » ? Je n’ai pas envie de rire…

C’est vrai que, sous l’Occupation, l’étoile jaune répondait « à un besoin réel ». D’abord on savait enfin à qui on avait à faire, et ensuite les juifs avaient intérêt à la porter car ils risquaient gros à sortir sans elle. Et puis elle ne les empêchait pas de prendre le métro (dans le dernier wagon, n’exagérons pas la licence), ni même de se maquiller les yeux…

J’exagère ? Peut-être, mais il y a des fois où il faut hurler pour réveiller les endormis, les rêveurs, les ravis… et les marchands du temple.

 

 

Circoncire le Manneken-Pis ?

Si on y pense, le seul vrai problème qui se pose à nous, c’est les autres… Tant sur le plan individuel (psychologique) que social (sociologique et anthropologique), notre relation à l’autre est la grande question que nous devons régler impérativement dès que nous cessons de croire que nous sommes seuls au monde avec notre mère, ce qui, d’aprés les spécialistes, intervient très tôt dans la vie.

Je laisse de côté l’aspect individuel et psychologique pour me concentrer sur l’aspect social.

La découverte de l’existence d’autres sociétés a été un véritable traumatisme, tant pour elles que pour nous. Et grosso modo, de la découverte de l’Amérique jusqu’à la grande époque de colonisation du XIXe siècle, notre société occidentale a répondu catégoriquement : notre civilisation était la meilleure, supérieure sur tous les plans, et ce qui pouvait arriver de mieux aux Asiatiques, aux Indiens des Indes et à ceux d’Amérique, aux Africains du Nord ou du Sud Saharien, bref à tous les hommes qui n’étaient pas nous, c’était justement de nous ressembler, de devenir comme nous. Certains pensaient même que c’était une mission sacrée, un devoir que nous imposait notre supériorité indiscutable.

Transformer l’Autre en Nous était notre mission. Les petits Africains de l’AOF et de l’AEF apprenaient que leurs ancêtres étaient les Gaulois, et ceux de l’Empire britannique jouaient au cricket et buvaient le thé à cinq heures.

Bon, je ne vais pas m’étendre sur la décolonisation, mais nous savons maintenant que les Autres se sont un jour réveillés et que ça a fait plus ou moins mal, selon les diverses situations.

Enfin Lévi-Strauss vint, et avec lui le regard anthropologique qui nous enseigne que toutes les civilisations sont égales et qu’il ne faut pas les juger à l’aune de l’homme occidental, bien sûr capable de fabriquer le moteur à explosion, mais pas de survivre 48 heures tout seul dans la forêt amazonienne. Le « relativisme culturel » était né.

Bon, je résume et par là-même je caricature, mais j’ai hâte d’arriver à mon propos. Ce regard relatif qui pose comme principe le respect de l’Autre est une superbe avancée de notre civilisation. Nous pouvons en être fiers.

Mais c’est là aussi que les choses se gâtent. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui.

Considérer l’Autre, ses coutumes et ses croyances avec respect, n’implique pas qu’on oublie ou renonce à nos propres habitudes. La culpabilité que nous pouvons ressentir face à l’intransigeance conquérante et souvent meurtrière qui fut naguère la nôtre ne doit pas nous inciter à nous aplatir devant l’Autre triomphant, et à accepter des usages qui vont à l’encontre des principes sur lesquels repose notre société.

Et là, nous sommes en plein dans la question des codes sociaux : jusqu’où devons-nous pousser l’hospitalité quand nous recevons l’Autre ? Ne pas le choquer, le mettre à l’aise au prix de notre propre confort sont les lois fondamentales de l’hospitalité. Mais jusqu’où cela doit-il  aller ?

Vous prêtez votre lit à votre invité plus âgé et vous dormez sur le canapé du salon. Cela, c’est de la politesse. Mais irez-vous jusqu’à lui laisser aussi votre femme s’il vient d’une civilisation où c’est la règle ? Vous recevez un juif ou un musulman pratiquants, la moindre des choses est de ne pas servir de porc, notre cuisine est assez riche et variée pour qu’on puisse s’en passer sans en rabattre sur notre gastronomie. Il ne boit pas de vin ? Pas de problèmes, on ne lui en servira pas. Mais, et là on commence à basculer, au nom de quel principe devons-nous, nous priver d’en boire ? Si la vue d’une bouteille de vin est insupportable à notre hôte, c’est qu’il est incapable, lui, de faire ce chemin vers l’Autre qu’il exige de nous.

Il s’est passé cette semaine deux incidents qui illustrent de façon désespérante le contresens sur le respect des cultures dans lequel est en train de se noyer notre civilisation :

Sur un plateau de télévision française, un barbu dont j’ai oublié le nom (« Cuyo nombre no quiero acordarme » dit Cervantes en incipit du Quijote) a refusé de serrer la main de la ministre de l’Education nationale parce qu’il « ne serrait pas la main des femmes ». Et cette ministre n’a pas protesté, pas réagi, est restée assise bien tranquillement à écouter le type en question déverser diverses insanités révoltantes. La passivité de cette jeune femme en tant que femme et en tant que ministre de la République nous consterne. En refusant de lui serrer la main, ce personnage a bafoué plusieurs des usages de notre code social. Chez nous, refuser une main qui se tend est un affront comparable à cracher dans la figure, affront augmenté encore par le fait qu’il s’agissait d’une ministre, représentant un gouvernement. La ministre a supporté cet affront fait à sa personne, à sa fonction et à son sexe, sans sourciller.

Le deuxième fait est plus risible, ridicule même, mais pas moins grave : On a voilé les nudités des statues antiques du musée de Vatican pour ne pas blesser la vue du président iranien Rohani lors de sa visite… Bon, ne nous plaignons pas, on aurait pu leur mettre un tchador. Ridicule ? Rions donc un bon coup, et puis réfléchissons un peu. On doit respecter l’Autre dans sa croyance et sa culture, mais il faut que le respect soit réciproque. Et notre société est en train de se vautrer aux pieds de ceux qui n’ont pas, c’est le moins qu’on puisse dire, le moindre souci de cette réciprocité.

A ce niveau, ce n’est plus de la politesse ou de l’hospitalité, c’est de la veulerie, de la lâcheté, de la bêtise.

Nous en sommes là.

 

Mieux vaut en rire ? Je ne sais pas, mais je terminerai par le mot de Delphine Horvilleur, cette femme rabbin drôle et brillante, et qui, dans le train qui l’emmenait ce matin à Bruxelles pour y faire une conférence, se demandait sur tweeter si les Belges allaient circoncire le Manneken-Pis pour ne pas choquer la croyance de cette représentante du judaïsme…

Encore de l’espoir ?

Je déjeunais avec D, une amie d’enfance. On s’est connues à 12 ans en colonie de vacances, et on ne s’est jamais vraiment quittées.

Elle est devenue linguiste, professeur à la Sorbonne spécialisée dans l’enseignement du français et de l’orthographe. Elle s’est beaucoup engagée politiquement, et pour l’alphabétisation et les « écoles de la deuxième chance » qui tentent de remettre le pied à l’étrier des enfants en état d’échec scolaire grave. Une militante, animée par l’espoir et par le sentiment de responsabilité que nous a donné l’accès à la culture et à la réflexion.

Quelques jours après le 13 novembre, l’ambiance n’était pas à l’optimisme béat. On a parlé de la jeunesse paumée, des espoirs déçus, des mensonges avalés, de nos vingt ans… Et c’est alors qu’elle m’a dit : « Tu vois, eh bien nous, notre génération, on a tout échoué. L’échec total. »

Dans la bouche de cette optimiste batailleuse et battante, c’était juste incroyable. Et elle a précisé : « Oui. On a échoué en politique, on a échoué à transformer l’école, on s’est trompés partout. » J’ai murmuré qu’elle avait raison. Le monde que nous allions léguer à nos enfants serait pire que celui, plein d’espoirs et de projets, que nous avions reçu de nos parents dans les années de l’après-guerre.

J’ai beaucoup repensé à cette conversation, et il m’est apparu que nous avions tout de même gagné quelques batailles, et particulièrement dans le domaine des codes et de la morale sociale. Et voilà comment cette histoire rejoint ma réflexion sur le jeu social et pourquoi je la publie ici.

Si j’en avais eu la présence d’esprit, j’aurais pu consoler D en lui rappelant nos indiscutables progrès.

D’abord, la place des femmes. En une génération tout a tellement changé que les jeunes femmes ne comprennent même plus à quoi pouvaient bien servir les MLF et autres suffragettes. Si je dis que, quand j’étais ado, la contraception était interdite en France, qu’une femme avait besoin de l’autorisation de son mari pour ouvrir un compte bancaire et que les Suissesses ne votaient pas, elles me regardent comme si j’étais née au Moyen-âge. Les codes qui souvent exprimaient l’infériorité ou la fragilité sociale des femmes ne sont plus compris par les jeunes gens. On le regrette le temps d’un trip nostalgique, au même titre que les crinolines et le baisemain, et puis on se dit qu’on a quand même gagné au change.

Quand j’ai commencé à enseigner, il n’était pas pensable de mentionner l’homosexualité d’un écrivain ou de dire que Maupassant était mort de la vérole (une maladie nerveuse, disait mon cher Lagarde et Michard)… Et petit à petit, j’ai vu ces tabous disparaître, et maintenant les homosexuels se marient et seuls les bigots rancis y trouvent à redire.

Mais le plus intéressant (quoique moins spectaculaire), c’est la transformation des rapports hiérarchiques. Il y a quelques années, j’avais présidé le jury d’un concours de récits autobiographiques réservé aux plus de 70 ans. J’avais été très frappée par le poids social qu’ils décrivaient : On tremblait devant le père, devant le mari, devant le curé, devant le maître, devant le patron, devant l’épicier et son petit carnet de crédit… L’opprobre social écrasait la fille-mère, la dévergondée, l’indépendante, la divorcée…

Tout cela, chez nous, a pratiquement disparu en une génération.

On ne termine plus ses lettres (d’ailleurs on n’en écrit plus, mais ça c’est une autre histoire) par « votre humble serviteur », parce qu’il n’y a plus d’humbles serviteurs. Juste des employés, qui font leur travail, qu’on paye en conséquence et qui ne voient pas en quoi ils seraient en plus contraints à l’humilité.

Tous ces petits changements de l’étiquette sociale marquent des progrès. Même à l’école, dont nous déplorons parfois l’évolution, s’exprime une liberté, inimaginable quand nous portions au lycée une blouse jaune une semaine, bleue la suivante, avec l’interdiction du moindre maquillage et des pantalons entre le 1er avril et le 1er novembre. Qu’il faille maintenant apprendre à maîtriser cette liberté, à façonner des rapports maître-élève basés sur le respect et plus sur la crainte, c’est une autre histoire. Mais la fin du bonnet d’âne et des coups de règle sur les doigts est tout de même une bonne nouvelle.

Bien entendu, je parle de notre société et je sais bien que certains la haïssent et veulent sa destruction justement à cause de ces progrès. Il nous reste donc des luttes à mener, socialement, politiquement, individuellement. Des principes à défendre. Et, au milieu de tout ce marasme, de cette année qui commence aussi mal que l’autre a fini, il y a encore de l’espoir. Et ça aussi, c’est une bonne nouvelle.