Le prix du lumbago

Le TGV entrait en gare de Lausanne. J’avais neuf minutes pour attraper ma correspondance, alors je m’étais levée un peu avant pour sortir ma valise, enfouie sous plusieurs bagages que je devais dégager. La dernière pesait des tonnes. J’essayais en vain de la bouger.  Sur le siège à côté un homme, quarante-cinquante pas très frais, blouson et catogan, un peu comme le fameux beauf immortalisé par Cabu. Finalement, j’ai tout de même réussi à bouger l’énorme machin et à extraire ma pauvre petite valise, au prix d’un mal de dos que je sens encore.

J’ai soupiré. Nos regards se sont croisés et il a dit : « Ah ça oui, quand on voyage, il faut mieux avoir des biscottos » (des biscottos !! Des siècles que je n’avais pas entendu ce mot). Le souffle court, mais la parole prompte j’ai répliqué : « Ou alors rencontrer des hommes bien élevés ! » Et puis j’ai poussé ma valise,  et je suis descendue en vitesse pour attraper ma correspondance. Dommage, j’aurais bien aimé voir sa tête.

Et depuis, je repense à cette scène et à ma réponse.

Est-ce que cela ne repose pas tout le problème de l’ambiguïté des rapports entre les hommes et les femmes ? Les derniers événements en France autour du vice-président de l’Assemblée Nationale Denis Baupin, député vert (toujours vert, a-t-on envie d’ajouter) aux mains baladeuses et aux SMS salaces, et toutes les révélations qui ont suivi sur les mœurs du monde politique ont ravivé cette question. Qu’est-ce, aujourd’hui que la galanterie ? Peut-on à la fois revendiquer l’égalité et des égards particuliers ? Où s’arrêtent la drague gentille et le marivaudage, et où commencent le harcèlement et la grossièreté ? Cet homme dans le train que j’ai traité de mal élevé, il avait peut-être mal dans le dos, une côte cassée ? Ou peut-être s’était-il déjà fait remettre à sa place alors qu’il proposait son aide à une virago du féminisme intégriste ?

On a parlé, à propos justement de cette « affaire Baupin », du fameux marivaudage à la française, ce rapport particulier fait de séduction réciproque, d’humour et de galanterie, qui serait si mal compris à l’étranger et en particulier des Anglo-saxons.

Il est vrai que la première fois que j’ai pris une porte dans la figure, c’était peu après mon arrivée aux Etats-Unis. J’entrais sans me méfier derrière un type dans un magasin, habituée que j’étais à ce qu’on me tienne la porte, et bang ! je l’ai reçue dans la gueule, alors que le goujat (que je ne pouvais même pas insulter vu mon niveau d’anglais) continuait sans se retourner. Il faut dire qu’on était en plein effervescence du « women’s lib » et qu’une galanterie un peu trop appuyée (ou même pas) exposait son auteur à des accusations de « male chauvinisme » désagréables.

Cet apprentissage a continué à mon arrivée en Suisse et j’ai découvert un monde où on ne vous siffle pas dans la rue, où on ne vous jette pas en passant un petit compliment souvent poétique (l’espagnol a un mot pour cela, le piropo), mais où on fait 50/50 pour l’addition et où ne vous aide pas non plus à porter votre valise…

Maintenant, je ne sais plus ce que je préfère. La galanterie suppose que les femmes sont des êtres faibles qu’il faut défendre et qui méritent des soins particuliers. Le marivaudage suppose que les femmes sont toujours sur le mode séduction, que les rapports homme/femme sont toujours sexualisés. Et, quand les hommes manquent de finesse et de feeling (c’est à dire fréquemment), cela se transforme en main au panier style DSK ou Baupin. On s’est tout de même pas mal battues là contre.

Mais dans un monde en transformation accélérée comme le nôtre, les codes aussi se transforment, et il est parfois difficile de les suivre.

Certaines pratiques « galantes » sont totalement obsolètes. Je pense par exemple à la carte sans prix que certains restaurants chics s’obstinent encore à donner aux femmes alors que se sont souvent elles qui invitent. Certaines habitudes d’ « hommage », comme les remarques "admiratives" ou les sifflements dans la rue sont devenues absolument inacceptables.

Mais tous les bouleversements sociaux n’empêcheront pas les hommes de peser en moyenne 20 kg de plus que leur compagne et d’avoir davantage de « biscottos » pour parler comme mon goujat du train. Alors là, il ne s’agit pas de « galanterie » mais juste de politesse, comme, par exemple, lorsque dernièrement j’ai aidé un très vieux monsieur à descendre du train.

Dans ce domaine aussi, on a eu tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain.  A confondre la simple gentillesse ou même le plaisir de plaire et qu’on vous plaise, avec le machisme et la goujaterie.

Résultat, les Baupin et les DSK ne font plus la différence, et les femmes supportent leur lumbago comme signe indiscutable de leur libération…

 

 

 

Le sociologue et le code social

Il y a quelques semaines j’ai participé à un (trop court) débat sur la RSR à propos de ces enfants qui avaient refusé de serrer la main d’une enseignante à Bâle. J’ai dit à quel point je déplorais la réaction des autorités scolaires. Mon contradicteur, lui, trouvait qu’on faisait beaucoup de bruit pour pas grand-chose et que cela n’était que de l’islamophobie dissimulée.

Mon propos n’est pas de revenir ici sur cette regrettable histoire, mais de réfléchir à un point qui me paraît d’autant plus intéressant que mon interlocuteur était professeur de sociologie à l’université. Un de mes arguments était que, dans notre société, la poignée de main a un sens très précis, et que refuser une main qui se tend est une grave injure, équivalente à cracher au visage. C’est un affront très grave. Chez nous, tendre la main est le signe de l’ouverture à l’autre, de bienvenue, d’acceptation et aussi d’estime. Il y a des gens dont on dit « je ne serrerais jamais la main à ce type-là ».

Quand j’ai tenté (en trois minutes tout compris à la radio, par téléphone, sans voir la personne avec qui on discute, ce n’est vraiment pas un exercice facile) de développer cette idée qui me paraît pourtant absolument fondamentale, mon interlocuteur sociologue m’a rétorqué que tout cela n’était que des « conventions sociales » sans importance, qu’il était normal que des jeunes cherchent à s’en affranchir et a même ajouté que « dans (s)a jeunesse, les garçons affichaient de porter des cheveux longs. C’était la même chose »… Bref, j’étais vraiment attachée d’une façon ridicule à des « conventions sociales » d’un autre âge.

Le débat s’est arrêté là, les cinq minutes imparties pour régler cette question étant écoulées…

Ravalant ma frustration, je me suis posé la question suivante : quel genre de  sociologie enseigne un « sociologue » qui confond convention sociale et code social ? C’est vraiment inquiétant…

Une convention sociale est, en effet, sujette à contestation, changements, évolution, au gré des âges et des sociétés. Une convention sociale règle les rapports hiérarchiques (par exemple, pour un domestique, parler à sa patronne à la troisième personne), dicte l’usage du tu et du vous, la manière de s’habiller ou de tenir sa fourchette. C’est ce qui s’exprime par « ça se fait ou ça ne se fait pas », sans qu’on sache vraiment pourquoi. En effet, la mode (par exemple cheveux longs, cheveux courts, vêtements foncés et unis pour les hommes, colorées pour les femmes, longueur des jupes, etc) peut aussi être rangée dans la catégorie des « conventions ». Et on voit bien par ces exemples que ces façons de faire sont contingentes, sujettes à transformation, à disparition même, selon qu’évolue la société. Les conventions constituent l’étiquette, cette « méchante » face du code social qui sert le plus souvent à discriminer, à inclure ceux qui la connaissent et à exclure ceux qui l’ignorent. Et là, d’accord, il ne faut pas hésiter à les transgresser si on pense que le jeu en vaut la chandelle.

Et puis il y a le « gentil » code social qu’on appelle la politesse, celui qui, dans toutes les sociétés sert à accueillir l’autre, à le mettre à l’aise, à ne jamais lui faire perdre la face. « Celui qui fait rougir son prochain en public, c’est comme si il le tuait » dit la Torah (Baba Metsia 59a). Cette injonction, on la trouvera sous des formes diverses dans toutes les sociétés. Dans la nôtre, le pire du pire, c’est refuser la main qui se tend. D’autres civilisations ont d’autres pratiques, les Russes s’embrassent sur la bouche (beurk), les Japonais s’inclinent très bas, les Esquimaux se frottent le nez (c’est du moins ce qu’on disait quand j’étais petite)…  Et là, on n’est plus dans la « convention » mais dans le langage fondamental et qui doit être compris et pratiqué par tous les membres de la société s’ils ne veulent pas en être exclus.

Les autorités scolaires bâloises ont donc failli à leur mission qui est, entre autres, d’aider leurs élèves à se retrouver et s’intégrer dans la société où ils prétendent vivre.

Quant au sociologue qui confond étiquette et politesse, qui réduit le langage social à une convention dont il faut secouer le joug, il fabrique ce que Durkheim craignait le plus (et dont il pensait justement que la sociologie devait nous préserver), une société sans loi, une société anomique, c’est à dire qui n’a plus de langage commun.

 

Et quand on ne se parle plus faute de code partagé, on finit par se taper sur la gueule, non ?