Embrassez qui vous voudrez

Depuis trois semaines je tourne et retourne dans ma tête le mot savoir-vivre sur lequel j’ai tant écrit ou réfléchi. Et je lui trouve un nouveau sens, littéral. Savoir vivre c’est aussi savoir ne pas mourir. Savoir vivre c’est aussi savoir coexister, vivre à côté des autres vivants, les laisser vivre aussi. Bref, savoir vivre, c’est beaucoup plus compliqué qu’on croit.

J’avoue que, depuis trois semaines, j’ai un peu de mal à m’intéresser à la façon de manger du foie gras (à la fourchette ou sur du pain ?) ou de servir le Champagne (dans des coupes ou des flûtes ?)… Pourtant, je continue à recevoir des courriels, des questions. L’un d’eux m’envoie une publication qui annonce qu’il y a plus de quatre cents (oui, 400 !) organisations ou groupes confessionnels à Genève. Et pose la question suivante : « Comment faire coexister tous ces groupes différents ? » Ça aussi, finalement, c’est du domaine du savoir-vivre tel que je le redéfinis plus haut.

Et, là, ce n’est pas dans les manuels de la baronne de Truc ou la comtesse de Chose que je vais chercher la réponse. Elle jaillit directement de moi, de ma tête ou de mon cœur, allez savoir, je n’ai jamais vraiment su faire la différence. Et elle tient en un mot, laïcité.

Ces dernières semaines, on le redécouvre, on le met à toutes les sauces, même la conférence des évêques de France se réveille pour chanter ses louanges (il leur aura juste fallu 110 ans pour comprendre). La laïcité. Et pourtant, dans notre Suisse où, je le rappelle, seuls deux cantons (Genève et Neuchâtel) l’ont inscrite dans leur constitution, les messages que je reçois le montrent, ce n’est pas encore très clair.

Alors permettez-moi de le redire, et je vous assure que je ne sors pas du domaine de ce blog, code social et savoir-vivre. Etre laïque, ce n’est pas être incroyant, ce n’est pas être contre les religions, c’est considérer les croyances comme faisant partie de domaine privé. On peut être laïque et profondément religieux, ce n’est pas incompatible. L’Etat laïque ne fait aucune différence entre les religions, il n’en reconnaît aucune, il les accepte toutes du moment qu’elles n’enfreignent pas les lois de l’Etat où elles s’exercent.

La laïcité sépare strictement le politique du religieux.

C’est un peu (vous me pardonnerez la comparaison) comme les pratiques sexuelles. Il est à peu près acquis aujourd’hui chez nous (pas depuis longtemps dans certains cas, mais enfin, c’est fait) que chacun est libre de faire l’amour comme il veut et avec qui il veut, à condition de ne forcer personne et que cela ne transgresse pas la loi. Il ne viendrait (j’espère) à l’esprit de personne d’écrire « homosexuel » sur une fiche d’état civil. Eh bien dans un pays laïque, c’est la même chose pour la religion. Elle est du domaine privé. Aucun document officiel ne doit mentionner la religion des gens.

Cela implique que le blasphème ou le sacrilège ne sont pas des sujets relevant du droit. La loi interdit de calomnier ou de porter atteinte à la dignité des personnes. Mais les divinités ne sont pas des personnes pour l’Etat laïque. Elles sont des croyances pour certains et pas pour d’autres, cela ne regarde pas l’Etat.

La loi, elle, intervient justement pour protéger cette neutralité, pour interdire qu’on porte atteinte à la liberté de croire ou de ne pas croire, pour empêcher qu’on affiche des signes ou qu’on professe des opinions contraires à l’égalité (par exemple entre les hommes et les femmes).

La vraie liberté de culte n’est possible que dans le cadre de la laïcité, justement parce qu’elle met tous les cultes sur le même plan.

Voilà ce que ces trois semaines de deuil et de réflexions passionnées m’ont inspiré. Les trois barbares assassins des Charlie, des policiers et des juifs de Vincennes ne savaient ni vivre, ni laisser vivre. Ils ont tué et ils sont morts.

Et je ne vise pas l’islam en particulier. Dans cette haine de la vie, toutes les religions se valent. Les franquistes qui combattaient pendant la guerre civile espagnole au nom du Christ Roi avaient comme cri de ralliement « ¡Viva la muerte ! », vive la mort…

On ne saurait mieux illustrer mon propos.

 

Alors vivez si m’en croyez… Et reprenez un peu de foie gras (sur du pain, mais surtout sans tartiner, juste posé délicatement) et de Champagne (les flûtes sont plus modernes, mais on s’en fiche), rigolez en racontant des blagues de cul (qui choquent Nancy Huston ainsi qu'elle le dit dans une récente interview à Lausanne), comme aimaient le faire les vieux copains de Charlie. Optez pour la vie. Sautez, dansez, embrassez et croyez ce que vous voudrez…

Le 11 septembre de mai 68…

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Qui aurait pu imaginer que le grand Duduche, mon beauf, et même l’adjudant Kronenbourg, et aussi les jolies femmes au petit cul bien rond et les types au gros nez jaune, Cabu, Wolinski, Charb, qui aurait pu imaginer qu’ils seraient assassinés ? Assassinés, oui, abattus à bout portant, l’un après l’autre. Mes 20 ans, cette fois, c’est sûr, ils sont bien morts. Tués par les pires représentant de la connerie humaine, les fanatiques religieux.

C’est Cavanna qui va être étonné de les voir tous arriver ensemble. La conf de rédaction de Charlie Hebdo se fera désormais sur un nuage… Qu’est-ce que j’aimerais pouvoir y croire !
Depuis midi, je tourne en rond. J’ai peur. Pas pour moi, mais pour le monde, pour la vie, pour tout ce nous avons eu la chance de connaître, la musique, l’amour, la liberté, l’humour… Tout ce que ces monstres barbares veulent tuer, supprimer définitivement. (A ce propos, allez voir Timbuktu, le film de Sissako. C’est un film magnifique).
Mais au-delà de l’horreur et de la rage, il faut se poser la bête question « Que faire ? » D’abord, sans relâche, faire la différence entre un musulman et un islamiste, empêcher les amalgames mortifères. Car j’ai peur aussi des pogroms (appelées « ratonnades » au beau temps des colonies, c’est la même chose). Et puis lutter contre le communautarisme qui sépare les citoyens en « identités » plus ou moins fantasmatiques et sert souvent de masque à la haine de l’autre. Et répéter et expliquer encore et encore ce qu’est la véritable laïcité qui n’interdit aucune religion, qui n’établit entre elles aucune hiérarchie (pas de « religion d’Etat »), mais qui au contraire les considère toutes sur le même plan individuel et privé.
Refuser les notions de blasphème et de sacrilège au nom desquels on égorge encore aujourd’hui. Au nom desquels on assassine l’humour et la liberté de penser, d’écrire et même de dessiner…

On ne peut pas regarder comme ça agoniser tout ce pourquoi nous nous sommes battus toute notre vie. On ne peut pas laisser à nos enfants le monde tel que le rêvent ces barbares.
Je crois à l’universalité des valeurs des Droits de l’Homme (et fichez-moi la paix avec le politiquement correct des droits « humains », je ne suis pas d’humeur à entendre une connerie supplémentaire), même si ça horrifie l’angélisme mou d’une certaine gauche.
Et ce n’est qu’avec ces valeurs-là que nous pourrons défendre un monde que nous voulons libre, drôle et heureux et le léguer à nos enfants.

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Cadeau et cadenas

 

« Tu ne crois pas que cadeau et cadenas ont la même étymologie ? » m’a demandé d’un air désespéré une de mes amies, en me montrant la liste impressionnante des gens à qui elle devait absolument offrir quelque chose pour Noël. C’est vrai que ça aurait été assez logique quand on pense à ces liens qui nous enferment, ces rets d’obligations et de réciprocité que sont les cadeaux.

Cadenas, c’est facile, a la même étymologie que chaîne.

Mais cadeau ? Mon dictionnaire étymologique ne fait pas dans la psychologie sociale et m’apprend que cadeau est dérivé du latin  caput, capitis, la tête, et signifiait lettre capitale, c’est à dire la lettre en tête d’un texte, puis à partir du XVe siècle enjolivement calligraphique ou rhétorique. Du coup le XVIIe siècle si amoureux du madrigal et des jeux de langage en fait un divertissement offert à une dame, et ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’il prend son sens moderne de n’importe quoi offert à n’importe qui.

Et en cette période où on ne pense qu'à ça, « qu’est-ce que je vais bien pouvoir offrir à X ? », et, comme le dit si drôlement Isabelle Falconnier dans l’Hebdo de cette semaine, « qu’est-ce que je vais encore recevoir comme machin désastreux devant lequel il faudra que je m’extasie ? », cette découverte étymologique m’entraîne vers une nouvelle qui est passée quasi inaperçue des médias (et donc des dîners en ville) : il paraît que les Etats-Unis (encore eux, mais je vous jure que je ne le fais pas exprès, ce n’est pas de ma faute si ils sont un vrai bouillon de culture pour les pathologies sociales), que les Etats-Unis, donc, ont décidé de ne plus enseigner l’écriture manuscrite aux enfants !

Vous vous rappelez les débuts au crayon, la pipe de papa, la mine qui se casse parce qu’on appuie trop fort, faut pas dépasser la ligne et tirer la langue, ça aide ? Les pleins et les déliés ? Et le jour où, enfin, la maîtresse a dit ça y est tu peux écrire à l’encre, oh la la, les pâtés, la gomme à encre qui fait des trous dans le papier, le buvard… Moi, je suis d’une génération qui a encore appris à écrire avec un vrai porte-plume qu’on trempait dans l’encre violette. Mais très vite on a eu le droit d’avoir un stylo bille. Le mien était argenté, un stylo quatre couleurs, bleu, noir, rouge, vert. Je l’avais regardé en bavant pendant des semaines dans la vitrine de la papeterie en face de l’école. Et puis je l’avais reçu pour Noël, comme cadeau. Et quand je m’appliquais sur les frises en couleur dont on devait orner chaque semaine notre cahier de devoirs, je ne me doutais pas que mon cadeau rejoignait son étymologie d’enjolivement calligraphique. Il n’y a pas de hasard dans le langage. On finit toujours par trouver le bout de la pelote qui nous mène à la vérité des mots.

Eh bien pour les petits Américains, c’est fini. Quand ils n’auront pas leur clavier sous la main, ils seront illettrés, pire analphabètes, aussi incapables de lire l’écriture manuscrite que nous les hiéroglyphes égyptiens… Mais vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ?? Des centaines, des milliers d’années de rapport à l’écrit, de lettres, de stèles gravées, de petits mots griffonnés à la hâte, de papier rose, bleu ciel, blanc, parfumé ou austère… Ce glissement de la plume sur un papier choisi, ce rapport physique avec le mot qu’est l’écriture manuscrite… Et tout ça ne vaut plus rien, c’est ringard, démodé ? Je n’arrive pas à croire que cela soit possible.

Déjà la raréfaction des agendas papier me navre. « On déjeune ensemble lundi ? » « Attends ! » Et que je te sors mon smart phone et que je fais le code et que je fais défiler et que… Moi, en effet, j’attends, mon agenda ouvert à la bonne page depuis déjà pas mal de temps. Il est en cuir, il sent bon, il m’offre une page par jour pour noter ce que je veux avec le joli petit crayon qui va avec. Il m’accompagne depuis mille ans, sans obsolescence programmée. Chaque année je range l’année écoulée et j’achète une recharge. Combien de temps avant qu’on me dise que « désolée, Madame, on ne les fait plus » ?

Alors je demanderai peut-être au Père Noël une tablette comme cadeau. Et là, vraiment la chaîne (on y revient, je vous disais, pas de hasard avec les mots, la boucle est bouclée) sera rompue.

Mais bien sûr j’aime faire et recevoir des cadeaux. C’est une des jolies façons de dire je t’aime, et tant pis si l’amour aussi est une chaîne, et peut-être la plus grosse. Mais tous ces machins qui couinent et clignotent me prennent à la gorge, les rayons des magasins noëlisés depuis octobre me donnent le tournis, et j’ai envie de rentrer chez moi et de fermer la porte à double tour, et, pour plus de sûreté, de mettre le cadenas…

 

 

Deuil en 24 heures

Le Metropolitan Museum de New York inaugure ces jours-ci une exposition consacrée aux vêtements de deuil de 1815 à 1915. L’exposition s’intitule Death becomes Her, soulignant par ce titre que la mort, ou plutôt son inscription sociale, est avant tout l’affaire des femmes. D’ailleurs l’étymologie nous apprend que le mot veuf est un rare exemple de masculin forgé d’après le féminin et non l’inverse. Pas de mot pour désigner l’homme qui avait perdu sa conjointe, ce n’était pas socialement significatif, alors qu’être veuve devenait le principal statut social de celle qui avait perdu son mari. On l’appelait même officiellement veuve Untel.

Mais revenons au costume. Donc, cette exposition nous rappelle que c’est la femme qui porte l'essentiel du deuil et, si le costume subit l’influence de la mode (manches gigot ou crinoline par exemple), il doit aussi refléter à la fois son statut social et son chagrin. Les hommes se contenteront d’un crêpe à leur chapeau, puis d’un simple ruban de gros grain noir au revers de leur veston.

Comme toujours, le costume témoigne du rapport de l’individu avec la société à un moment donné. Au XIXe siècle, les femmes sont mineures, leur statut précaire est lié à celui des hommes de leur famille, père ou mari. La disparition de leurs protecteurs menace ce statut, et elles doivent plus que jamais affirmer leur conformisme social et leur respectabilité. Les manuels abondent qui codifient le costume de deuil en fonction de la relation avec le défunt, des différentes étapes du deuil (noir intégral, puis gris, puis mauve), de la condition sociale, et aussi le comportement (quand peut-on recommencer à sortir l’après-midi, le soir, accepter une invitation, etc…) Dans Autant en emporte le vent, Scarlett O’Hara, image même de la rebelle, manifeste son non-conformisme et provoque un scandale en acceptant de danser en public avec Rhett Butler malgré sa lourde robe de veuve de guerre.

On ne sera donc pas étonné que le port du deuil ait évolué avec le statut des femmes au cours du XXe siècle. D’abord, le costume s’est simplifié. La guerre de 14 a multiplié les veuves, et, par là-même, elle les a fait sortir du foyer, contraintes à se lancer dans la vie active peu compatible avec les longs voiles de crêpe.

Et aujourd’hui, comme pour le reste du costume, le deuil a presque totalement perdu sa signification sociale. Et cela a été très rapide. Je me souviens quand j’étais enfant des teintureries (aujourd’hui on dit pressing, précision à l’usage des jeunes générations) qui affichaient « DEUIL EN 24 HEURES ». Cela ne voulait pas dire qu’on vous refroidissait votre oncle à héritage dans la journée, mais qu’on teignait en noir votre garde-robe pour la rendre compatible avec l’expression sociale de votre chagrin.

Mais le costume, je l’ai déjà dit maintes fois, a totalement perdu sa signification sociale. Quand je tenais ma rubrique de conseils sur le code, on m’a souvent demandé s’il était obligatoire de s’habiller en noir pour assister à un enterrement.

Et j’ai remarqué que le deuil affiché était parfois ressenti comme ostentatoire.

Je m’interroge devant cette contradiction : d’une part on étale sa vie privée à la télévision, on hurle ses conversations téléphoniques privées dans l’autobus, et d’autre part le tabou sur la mort n’a jamais été aussi fort. On a à peine le droit d’avoir du chagrin, et surtout de le manifester. On se fait une gloire de retourner bosser le lendemain de l’enterrement d’un proche, et les gens qui présentent leurs condoléances suscitent souvent une réaction de gêne. La norme sociale hésite et on ne sait plus comment faire.

Notre société veut ignorer la mort. Elle la nie, comme elle nie la vieillesse, son antichambre. Alors évidemment le deuil dérange puisqu’il nous oblige sortir de notre individualisme névrotique pour remarquer le chagrin d’autrui.

Pourtant, avouez qu’elle était belle la robe de velours noir de Scarlett O’Hara…

Soyons Laid !

Soyons laid !

Je viens de lire le dernier roman d’Etienne Barilier, Ruiz doit mourir, dans lequel il pose, de façon passionnante et désespérante à la fois, la question de la laideur dans l’art du XXe siècle. Pour cela, il imagine le journal d’un peintre anglais néoclassique qui a vraiment existé, John William Godward (1861-1922), dans lequel celui-ci exprime sa haine et sa fascination pour celui qu’il appelle Ruiz, alors en pleine ascension (nous sommes en 1917), et dont le nom entier est bien entendu Ruiz Picasso. Je ne vais pas raconter le roman, juste vous recommander sa lecture, mais il a résonné en moi avec une particulière intensité à cause d’une soirée que j’ai vécue cette semaine.

J’étais à Paris, invitée à la projection en avant-première d’un téléfilm de France 2. Le public était donc composé d’acteurs (certains célèbres), de réalisateurs, de producteurs, de techniciens de cinéma, bref tout un petit monde de people qui font rêver les lecteurs des magazines. C’était une projection privée sur invitation, donc un événement que ma grand-mère aurait qualifié de bien parisien. Elle fut d’ailleurs suivie d’un super buffet qui témoignait du succès grandissant de la série.

Quand je suis arrivée, il y avait déjà pas mal de monde sur le trottoir devant la salle du cinéma Max Linder où avait lieu la projection. On se saluait, on s’embrassait, on manifestait son ravissement à se retrouver là, rien que de très normal dans ce milieu de haines recuites et de jalousies solides.

Et là, j’ai été vraiment frappée par ce que je voyais : un tas d’hommes et de femmes confondus dans le même uniforme monochrome gris, bleu marine, noir. Des tissus élimés, des formes avachies. Des baskets, des jeans même pas bien coupés, des T-shirts délavés, des cheveux tristes ou sales, des barbes de trois jours sur des visages gris. Pas de bijoux, pas de couleur, pas de coiffure. Là où on aurait pu s’attendre à un peu de glamour, de plaisir, d’efforts pour être à son avantage, rien que de la laideur. Une laideur appliquée, patiemment entretenue. Parce que certaines jeunes femmes présentes et que je connais bien sont plutôt jolies, belles même, au naturel. Mais là, il leur fallait se conformer à la mode. Et la mode, c’est d’être laid et triste.

Et cela m’a ramenée au roman de Barilier que je venais juste de finir.

La décomposition de la forme que pressent Barilier dans son livre n’a pas envahi que l’art. Elle s’est emparée aussi de la rue, de la vie des gens, de leur corps même.

Le film qui était projeté se passe dans les années 50. Et le dossier de presse précise que c’est un film en costumes. Ce qui veut dire, en l’occurrence, que les hommes portent des cravates, des chemises, des vestons, des imperméables, et que les femmes ont des jupes, des robes, des talons, des cheveux coiffés et des sacs à main assortis à leurs chaussures. Bref, ils sont habillés. Et c’est aussi loin de nous que les crinolines et les robes à paniers.

Je m’interroge depuis longtemps sur la décadence du costume, amorcée par ma génération dans les années 70. Entre la laideur agressive des vêtements de sport (doudounes, shorts, baskets, sac à dos) portés partout et tout le temps, et la laideur fatiguée soigneusement entretenue des participants à cette soirée, je suis sûre qu’il y a là bien plus qu’une simple question de fringues.

Le costume engage le rapport à l’autre. On s’habille pour signifier son adéquation à une circonstance, son respect pour l'hôte ou l'interlocuteur, ou manifester simplement le désir de plaire. Mais il engage aussi le rapport à soi-même. On tente de se montrer à son avantage, on n’a pas peur de se mettre en valeur. On se présente. On s'aime un peu…

Tout cela disparaît. Cela me met dans le même état de colère que lorsque j’ai visité la collection d’art contemporain de Pinault à la Dogana de Venise. Laideur brute et revendiquée, dérision, haine de soi…

Mais qu’est-ce qu’on va devenir dans ce monde-là ?

 

 

 

Régression anale

 

Dans le jargon des journalistes, un marronnier, c’est un sujet bateau qui revient périodiquement quand l’actualité est un peu creuse et qu’on a du mal à remplir les colonnes, ou quand on imagine que les lecteurs sont demandeurs de sujets plus légers ou plus à la mode. Ainsi pendant les mois d’été fleurissent les thèmes comme le sexe en vacances, les locations saisonnières, les arnaques des voyages organisés, et, allez savoir pourquoi, le prix de l’immobilier, le classement des hôpitaux et/ou des universités, et, pour le culturel, Montaigne-notre-contemporain ou Heidegger était-il nazi…

Dans le domaine du savoir-vivre, le gros marronnier à la mode est l’usage du téléphone portable. Peu de magazines en ligne ou sur papier y ont échappé cette année. Il faut dire que c’est un vrai problème de société, une vraie mutation, je crois. J’ai déjà dit ce que je pensais des gens qui ne peuvent pas passer deux minutes sans dégainer leur petit écran, qui vous interrompent au milieu d’une phrase parce que ça grésille dans leur poche (avec l’inévitable « excuse-moi, mais… »), ou qui, pire encore, le posent sur la table pendant les repas.

Donc il ne s’agit pas ici de m’accrocher à mon tour au marronnier en question. Et si j’en parle, c’est parce que ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est une opinion (si on peut dire) que j’ai lue récemment sur un forum consacré à cette question de l’usage du téléphone portable. Venant après d’assez nombreux internautes plutôt sévères, voilà ce qu’écrit un dénommé JMU : « Mais qu’est-ce que c’est que ces ayatollahs de l’interdit. On fait ce qu’on veut. La démocratie c’est ça non ? Chacun doit s’habituer à l’autre. C’est la vie en société qui veut ça. Jusqu’où ça va aller ces conneries. Nous empêcher de péter, de mettre notre doigt dans le nez, de se gratter le derrière sous prétexte que quelques coincés du bulbe ne savent pas lâcher la bride… »

Laissons de côté la question du téléphone pour nous délecter de la prose de JMU. Tout y est. La référence à la démocratie qui serait le droit de faire n’importe quoi, c’est à dire de s’imposer aux autres. C’est au contraire justement quand la demande d’égards et de respect est ressentie comme une atteinte à la sacro-sainte liberté individuelle, que là, oui, la démocratie est en danger.

S’habituer à l’autre, pour JMU, c’est le supporter dans sa plus extrême grossièreté. Profiter de la démocratie, c’est jouir de la liberté d’être odieux, sale et malodorant.

Mon petit-fils me regarde l’air en coin, et avec un grand sourire assène « pipi caca ! », puis guette ma réaction. C’est mignon, il n’a pas encore trois ans.

Comment mieux démontrer que le refus du savoir-vivre, de la politesse des égards est souvent liée, chez ceux qui le professent, à un désir quasi pathologique de régression au stade anal, péter, se gratter le derrière, et infantile, se mettre les doigts dans le nez, dire des gros mots ?

Ceux qui auraient le mauvais goût d’être gênés par les émanations de la liberté de JMU sont qualifiés d’ayatollahs  et de coincés du bulbe. La liberté est du côté des gêneurs, les gênés sont de pauvres types coincés, des curés en pire.

On reconnaît là toujours le même discours. Et ce qui m’étonne, c’est que, depuis le Père Duchêne, il n’a pas pris une ride.

Alors rappelez-vous : A table, on ne pète pas et on ne regarde pas son smartphone.

Bon appétit. !

 

Are you an adult ?

Le Los Angeles Times a publié à l’occasion du 14 juillet (oui, oui, même à Los Angeles on commémore la prise de la Bastille, les Américains m’étonneront toujours !) un graphique pour tenter d’expliquer aux anglophones les règles du vouvoiement en français.

Ainsi schématisées pour Californiens aspirant à la francophonie, les règles paraissent d’abord assez simples : si vous êtes un enfant, vous devez dire tu aux autres enfants et aux membres de votre famille et vous au reste du monde.

Si vous êtes un adulte (à partir de quel âge est-on adulte en Californie ?), c’est là que ça se corse. Si vous vous adressez à un enfant, c’est tu, sauf « si c’est un prince ou quelque chose comme ça » (sic. Something like that dans le texte). Mais si votre interlocuteur est un adulte, alors là l’arbre se divise en multiples possibilités : S’agit-il d’un ami, d’un amant, de votre conjoint (tu, sauf si c’est Jacques Chirac), de votre belle-mère (« better ask »), votre patron, votre prof… ? Bref, déjà que les Américains ne sont pas très enclins à parler les langues étrangères, il y a là de quoi les dégoûter définitivement du français.

Quant à moi, je me prends à admirer une fois encore les nuances subtiles de ma langue maternelle, en remerciant le ciel de les avoir, ces nuances, sucées au berceau et de n’être pas obligée de les apprendre par l’intermédiaire du Los Angeles Times. Et puis tout cela a un petit parfum désuet qui me plait bien. Bientôt, pensé-je avec nostalgie, il n’y aura plus que quelques Américains férus de paléographie pour se soucier encore de cette forme verbale tombée en désuétude, le vous de politesse (de quoi ?)

Là-dessus, je descends ma souris (bien sûr c’est sur internet que j’ai dégotté cette mine, sur un forum du Monde) et là, je manque tomber de ma chaise : pas moins de 23 pages (oui, vous avez bien lu, 23 !) de discussions et commentaires à propos du tutoiement ! Visiblement, le sujet passionne les internautes. Entre celui qui regrette le temps de sa jeunesse où on disait vous « aux instituteurs, aux gendarmes et aux prêtres » et où on regardait des séries « simples et bonnes » comme La Petite maison dans la prairie où « l’ordre familial est maintenu », et celui qui voit dans le vouvoiement « l’exemple typique de l’encroûtement de la culture française » et appelle de ses vœux un tutoiement généralisé et roboratif propre à « redonner le goût du boulot à une jeunesse chômeuse » (je jure que toutes mes citations sont authentiques), je constate avec joie que le souci du code social est toujours aussi vivace dans notre francophonie, et que notre français garde toute sa verdeur quand il s’agit de s’insulter au nom du savoir-vivre.

Alors, tu ou vous ? N’attendez pas de moi, aujourd’hui où il fait si chaud dans mon village de Provence où je tutoie tout le monde, que je vous réponde. C’est l’été, en mai tu fais ce qui te plaît, et en août, vous dites comme vous sentez. Il sera bien temps d’être sérieux à la rentrée.

Mais je finirais quand même par une dernière citation du forum en question où il n’y  pas que des sottises : « Le vouvoiement est un plaisir sucré, un coup de fouet, un délice linguistique pour nous, les francophones, qui aimons pour la plupart les jeux de langue et d’écriture ».

 

 

 

Pauvre Lola !

J’adore les faire-part. Ces cartes qu’on envoie pour annoncer un événement familial important, naissance, mariage, décès, ou ces annonces qu’on insère dans un journal. J’en fais même collection depuis des années, j’en ai des classeurs pleins.

C’est qu’ils sont révélateurs de l’air du temps et aussi des gens qui les envoient. Sur les années, je les ai vus évoluer avec la socialité ambiante.

Dans ma jeunesse, la mode était à la distanciation, et même si on sacrifiait à l’usage bien ringard de « faire-part »de son mariage (si on se mariait…) ou de la naissance de ses enfants, on affectait de ne pas prendre l’événement au sérieux. Calembours, plaisanteries scabreuses, poésies douteuses étaient la règle.

Aujourd’hui, la tendance est autre (je laisse évidemment de côté le faire-part de décès qui se prête assez peu aux inventions plaisantes, même si les variations dans l’usage des noms de famille sont également intéressantes). Ici, comme partout, c’est le règne de l’individualisme et de l’infantilisme.

On a perdu de vue l’aspect (pourtant fondamental) d’annonce sociale et publique du faire-part ou de l’insertion dans le carnet d’un quotidien, et on se paye une annonce pour soi tout seul. Par exemple : « Jean et Elise se sont mariés samedi au bord de la mer » (sic). Qui sont Jean et Elise ? Mystère. Aucun moyen de le savoir, cette annonce ne peut concerner que les intéressés ou leurs intimes qui, de toutes façons, sont déjà au courant. Autre exemple : « Papa et Maman souhaitent un bon anniversaire à Marie pour ses deux ans ». Marie sera bien contente cette semaine quand elle lira le carnet du « Monde » d’où j’ai tiré cet affligeant exercice d’autocélébration parentale.

J’ai reçu il n’y a pas très longtemps un faire-part de naissance où le grand frère annonçait l’arrivée d’une petite sœur avec ces mots de bienvenue : « En tout cas, elle pourra toujours courir pour que je lui prête mes affaires » (resic). Voilà une fratrie bien partie ! Là, les parents n’étaient même pas mentionnés, car il est important, aujourd’hui, de rester au niveau du jardin d’enfant, de se manifester le moins possible en tant qu’adulte.

Et c’est d’ailleurs une perle du même genre qui m’a incitée à consacrer un blog à cette manifestation sociale. Toujours dans le « Monde », je relève aujourd’hui une annonce de naissance qui manifeste une harmonieuse synthèse de ces deux tendances, en apparence contradictoires, l’infantilisme et à l’autocélébration parentale :

« Lola XX (nom de famille que j’ôte par charité) est heureuse d’annoncer qu’elle a fait connaissance avec ses parents Pierre et Claire, le mardi 17 juin à 16h33 et qu’elle les a trouvés « good enough ».

Un vrai trésor ! On y trouve tout : l’inversion des rôles parents/enfant, c’est le nouveau-né qui fait part et qui est doté d’un nom de famille et de la connaissance, alors que les parents sont passifs et réduits au prénom. Voilà une petite Lola symboliquement parentifiée dès la minute exacte de sa naissance ! Car en plus c’est elle, pauvre Lola, qui juge ses parents, qui les trouve good enough, sans doute parce qu’elle a déjà lu Winnicott in utero ! Espérons que cette bonne impression se prolongera pendant les vingt prochaines années.

Mais bien sûr, tout ça c’est de la pose. On sait bien que ce sont les parents qui parlent, qui disent « regardez comme on est cool et modernes, mais appréciez quand même qu’on est des parents déjà supers puisque lecteurs de Winnicott », clin d’œil référentiel hyper sophistiqué quand même derrière l’apparence ludique et décontractée !

Fausse décontraction, fausse modestie, vraie pédanterie, Lolita, dios mío, je te souhaite bien du courage !

 

Héritage et reniement

«La meilleure façon d’hériter est encore de renier ». Je relève cette phrase dans un texte très percutant de Régis Debray. Le livre s’appelle Modernes catacombes (Gallimard, 2013), et Debray y taille un costard sur mesure, entre autres, à l’Everest de la littérature germanopratine qu’est Philippe Sollers. J’en recommande chaudement la lecture.

Passer sa vie à faire ou penser le contraire de ce qu’ont fait ou pensé nos devanciers, pas parce que c’est mieux, mais juste parce que c’est le contraire m’a toujours paru infantile et, pour tout dire éminemment suspect.  

Je comprends mieux pourquoi je me suis toujours instinctivement méfiée des provocateurs, de ceux qui crachent dans la soupe mais non sans s’en être gavés au préalable, des bourgeois révoltés contre la bourgeoisie, de ceux qui croient que mettre ses doigts dans son nez ou ses pieds sur la table constitue un acte héroïque et révolutionnaire.

Les périodes de grands bouleversements sont très caractéristiques de cette attitude. C’est ainsi, par exemple, que la Révolution française a connu une vague d’anti-politesse que les historiens analysent aujourd’hui. On se devait d’être mal élevé, de tutoyer tout le monde, de garder son chapeau sur la tête en toute circonstance et d’utiliser un style ordurier comme le Père Duchêne de Hébert.

Faire le contraire de ce qu’on vous a appris, c’est encore une façon d’obéir, puisque finalement ce sont les règles qu’on inverse qui vous dictent votre comportement.

De la même façon que seul un croyant peut être sacrilège, seul un héritier des bonnes manières peut les renier. On ne renie que ce qui a de l’importance à nos yeux.

Les rejetons de familles puritaines sont les plus acharnés à afficher leur libertinage en paroles ou en actes (surtout en paroles d’ailleurs), comme si chaque « atteinte aux bonnes mœurs » était une victoire sur leur famille coincée et leur jeunesse frustrée.

Mais comment ne voient-ils pas qu’en agissant dans ce permanent désir de briser les règles et les conventions, ils ne font que les renforcer, que leur rendre un perpétuel hommage ?

Quelqu’un m’a dit un jour qu’on était véritablement adulte quand on était capable de faire ou de penser quelque chose même si cela pouvait faire plaisir à nos parents…

Cette boutade m’a toujours paru très profonde. Je la dédie aux héritiers qui n’en finissent pas de régler des comptes avec leur héritage…

 

 

 

Bonne année 1904

Je suis tout à fait d’accord avec le dernier billet de Patrick Morier-Genoud (L’Hebdo du 28 mai) à propos de la notion d’obscénité. Les mots «crus» ne sont pas obscènes, j’en ai déjà parlé dans un blog précédent. Le sexe (consenti et assumé) non plus. Il peut être beaucoup de choses, jouissif, heureux, poussif, ennuyeux, gai ou triste, sublime ou décevant, mais obscène, non. L’obscénité se loge ailleurs, exactement où le dit Morier-Genoud, dans «le mépris et la soumission».

Et, tremblez lecteurs sourcilleux de la bonne tenue de votre hebdomadaire, car il y avait dans ce même dernier numéro du 28 mai, une photographie absolument et définitivement obscène, dont la vue a largement blessé ma délicatesse, pour reprendre la définition citée par Morier-Genoud. Elle se trouve p. 62, à la rubrique «littérature» et représente une carte de vœux de 1904. Le message «bonne année 1904» est figuré par une rangée de 11 indigènes (c’est comme ça qu’on disait), avec chacun une lettre du message peinte en blanc sur leur torse noir et nu. Ils ne sourient pas, c’est le moins qu’on puisse dire. Leur visage reflète une sorte de honte ou de résignation douloureuse. Certains baissent la tête ou ferment les yeux. Des pancartes. Des tableaux (noirs, quel drôlerie !) sur pieds, déshumanisés, exhibés. L’humiliation et le mépris à l’état pur.

Cette horreur est légendée «un comble de kitsch colonial». Ah bon. Vous trouvez cela kitsch ? Moi, je trouve juste cela obscène. Le kitsch est parfois drôle, souvent attendrissant, un peu nostalgique, comme une gondole en plastique sur le buffet ou comme chez la mère à Titi dans la chanson de Renaud (« Nicht mehr schön », disait Walter Benjamin). Ici, c’est juste insupportable.

Je crois que cela va au-delà d’une querelle de vocabulaire, car, justement cela témoigne d’une époque (et je reviens à mon sujet de toujours, le code social, dont je ne me suis éloignée qu’en apparence), ici la «Belle époque», où les messieurs ôtaient leur chapeau pour saluer les dames, où l’on mettait des gants beurre frais pour aller demander la main d’une jeune fille, où l’on ne contestait l’autorité ni du mari ni du patron, où les petites filles ne tiraient pas la langue en public (ni sur la couverture des magazines), bref où les valeurs que tant de gens regrettent ne s’étaient pas encore cassé la figure, et où la photo d’hommes humiliés, méprisés et soumis, transformés en ardoises, déclenchait un rire que, oui, sans hésiter, je qualifierais d’obscène.