La princesse au piano

Ces derniers jours, j’ai été interpellée par des lecteurs de l’Hebdo qui réagissaient à certains articles récemment parus dans leur hebdomadaire préféré. Ils étaient choqués par «la grossièreté de certains propos» et même par la couverture du numéro sur la guerre linguistique qui annonçait  «Scheiss Französisch!» en gros caractères.

Il ne s’agit pas bien sûr de ce que je pense des articles ou blogs incriminés, et si j’en parle, c’est parce que cela m’a fait réfléchir à deux choses: La première (la moins importante), c’est que je ne tiens pas du tout à devenir une sorte de gardienne du bon ton. Mon propos n’est pas, et n’a jamais été, de faire la police de la politesse. Au contraire, c’est la transgression qui m’intéresse, que je l’approuve ou la déplore, car elle est toujours le signe d’autre chose. Il ne s’agit pas de condamner, mais de comprendre. Ma démarche n’est jamais morale, elle est humaniste et anthropologique, ce qui n’est pas la même chose…

Le deuxième sujet de réflexion que m’inspire la réaction de ces lecteurs est plus intéressant. Je m’interroge sur, justement, la notion de grossièreté, non pas ici des manières, mais du vocabulaire. Finalement, qu’est-ce qu’un gros mot? Je me souviens d’avoir dit un jour, dans une classe de terminale du gymnase où j’enseignais le français, qu’il n’y avait pas de mots grossiers, juste des mots violents. Cela avait beaucoup surpris les élèves, et m’avait amenée à leur donner une petite leçon d’écriture (on lisait Le Voyage au bout de la nuit, je crois). Ce que je voulais dire, c’est que tous les mots de la langue française sont à notre disposition, comme tous les gestes, toutes les attitudes, tous les sentiments. Mais qu’il faut juste les employer à bon escient, compte tenu des situations et de ce qu’on veut dire. Parfois, dire de quelqu’un qu’il vous ennuie n’est juste pas suffisant, ne traduira pas le quart de ce que vous ressentez. Alors, là, oui, vous pourrez passer à un autre niveau de langage et affirmer qu’il vous emmerde, à condition d’avoir conscience de la violence du propos et des conséquences qu’elle peut avoir. Il y a une différence entre une sotte et une conne, n’importe quel francophone un peu pointu le comprend d’emblée. Et je citerai bien entendu «le pornographe du phonographe» immortel et génial, Brassens en personne, qui établit une hiérarchie subtile entre les emmerdantes, les emmerdeuses et les emmerderesses («très nettement au-dessus du panier»)…

Quand j’étais gamine, il y avait une comptine que, comme Alceste avec sa petite chanson, je m’en vais vous dire: «Merde! s’écria la princesse qu'avait reçu dans sa jeunesse un brin d’éducation, en posant sa chique sur le piano, qui c’est l’enfant de salaud qui m’a fauché ma partition!» Et ça nous faisait rire, parce que nous étions sensibles au décalage entre la situation, une princesse qui joue du piano et qui cherche sa partition (normal et soutenu), et l’action, elle parle et agit comme un charretier (inattendu et trivial). Ces brusques sauts de niveau sont un des moteurs du comique. Mais si la scène se déroule dans un bordel à la Maupassant par exemple et que « princesse » est le surnom d’une pensionnaire, on est juste dans le réalisme et ce n’est plus drôle. Donc, tout dépend du contexte et des circonstances, comme toujours.

Tout cela pour dire que la grossièreté du langage écrit ou parlé, comme toute violence, est une arme. Il est parfois nécessaire de l’employer. Mais en la mettant, si j’ose dire, à toutes les sauces, comme toutes armes, on l’affaiblit. Et peu à peu, elle ne veut plus rien dire. Alors on en remet une couche, on monte encore d’un cran, on augmente la dose. C’est dommage, comme tout ce qui contribue à affadir notre langue et à en gommer les aspérités.

Je crois, comme le cher Desproges, qu’on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde et que c’est pareil pour le langage. On peut TOUT dire, mais pas partout, pas à tout le monde, pas en public, et peut-être pas dans un journal qui, par définition est à tout le monde…

Ceci dit, puisque cela fait encore réagir des lecteurs, c’est plutôt bon signe. Cela montre que certains mots résistent à la banalisation et gardent un certain pouvoir. Que notre français peut encore mordre un peu. Mais attention, justement, de ne pas l’user.

Gardons quelques munitions pour le privé, l’intime, le chuchoté ou le brutal.

Bref, le transgressif…

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.