Le temps du déluge

Avec les « fêtes » qui arrivent, c’est le retour des déluges en tout genre. Déluge de dorures, de lumières agressives, de « décorations » plus ou moins supportables, de bouffe, de fric, d’espoir, de désespoir, de promesses et de bilans.

Mais aussi déluge de bêtise (et si je ne tenais pas une rubrique de savoir-vivre, je crois bien que j’aurais employé un autre mot). Dans ce domaine, un numéro récent du Nouvel Observateur atteint des sommets – ou devrais-je dire des abysses ?

C’est un article intitulé « Noël : Les dix (nouveaux) commandements ». En employant inévitablement la formule qui consiste à mettre le verbe au futur à la fin (sur le modèle « ton père et ta mère honoreras »), il s’agit de donner au lecteur médusé d’un hebdomadaire qui autrefois publiait des éditoriaux de Sartre, dix conseils pour passer un Noël branché. On pense bien que l’observatrice attentive et passionnée de la comédie humaine que je suis a été alléchée par le chapeau qui nous promettait de « l’imagination dans le respect des codes ». Allais-je y trouver une nouvelle approche, un renouvellement d’une des périodes les plus ritualisées de l’année ?

Voyons donc ce qui, à Noël, désormais, se fait et ne se fait pas, et éviter, grâce aux conseils des responsables de la rubrique Obsession (sic) du Nouvel Observateur, de passer pour un plouc.Un mini manuel de savoir-vivre, en quelque sorte. 

Il faut faire son foie gras soi-même parce que « c’est bon pour l’ego » grâce aux « concerts de louanges» qui ne manqueront pas de jaillir des convives bluffés. Cela me rappelle le catalogue Vedia de ma jeunesse, vous savez : « vous épaterez vos amis avec le coussin péteur ou le paillasson qui couine».

Julien Clerc est ringard, Renaud aussi. C’est Lexomil garanti avant minuit (sic). Préférez Daft Punk, il paraît que c’est « magnétique », surtout en édition limitée.

Foin du Champagne de Grand Papa, il faut se saouler au whisky. Mais attention, le but étant de se singulariser à tout prix, il sera… japonais ! En plus les bouteilles ont « un look vintage » d’enfer. Il n’a pas besoin d’être bon, il faut qu’il soit o-ri-gi-nal.

C’est comme pour les cadeaux. Les tablettes sont (déjà) démodées, figurez-vous. Et qu’est-ce qui est chic, cette année ? Je vous le donne en mille : la littérature ! Quoi, les livres ? Eh oui, vous savez, ces trucs en papier qui prennent la poussière et fonctionnent sans chargeur. Et, usant sans complexe d’un des clichés les plus éculés de la langue française, l’article proclame que « la soirée sera littéraire ou ne sera pas ». Mais attention, on n’ira pas jusqu’à s’intéresser au contenu. Non, ce qui compte, c’est… l’épaisseur ! « Un critère original ». Je vous jure que je n’invente pas. Néanmoins, si selon ce critère-là, les 1152 pages de Yann Moix arrivent en tête, il n’est pas assez « consensuel » ( ??) et on lui préférera un Richard Ford de 700 pages, une plaquette, quoi.

Bon, ça, c’était pour être original et épater ses amis.

Mais il y a d’autres impératifs. Les amis justement. Figurez-vous que l’amitié c’est « la dernière valeur refuge ». Alors exit la famille, on passera Noël avec ses potes, peut-être plus faciles à épater avec du whisky japonais que Grand Papa qui en a vu d’autres. C’est moi qui dis ça, l’article, lui, se contente de ricaner sur la vieille tante sourde dont on sera enfin débarrassé cette année. C’est ça, le nouvel esprit de Noël.

Encore deux conseils particulièrement édifiants : Pas question de passer Noël à la montagne, la tartiflette c’est « ballot, indigeste et ringard ». Non, cette année, chers ouvriers de l’agro-alimentaire, de l’électro-ménager, de chez Continental, PSA, Carl Zeiss, Mory Ducros (5000 emplois sur 85 sites menacés par la faillite du numéro deux des transporteurs français), ou même chers facteurs de pianos Pleyel, vous réveillonnerez à … Miami ! Le temple de la hype, des soirées jazzy et crazy (en italique dans le texte). On vous donne même le nom du concierge du Shore Club, il s’appelle Ken comme le fiancé de Barbie, comme ça vous pourrez discuter avec lui du chômage, du welfare et de l’assurance maladie aux Etats Unis. Vous vous sentirez moins seuls. Noël, c’est aussi le partage, non ?

Et, enfin, last but not least, votre tenue. Pas de code social sans code vestimentaire, je me tue à le répéter. Donc, comment vous habillerez-vous, chère réveillonneuse, quand vous aurez fini, le 24 à 18 heures, de boucler la caisse du Carrefour qui vous emploie encore (mais pas pour très longtemps, vu qu’ils sont en train de mettre en place les caisses automatiques) ? Eh bien, c’est simple : remisez la « sempiternelle robe bustier » qui vous engonce et préférez-lui, en toute simplicité… le Perfecto, car « cet hiver, cette ancienne veste de motard remporte tous les suffrages des modeux ». Mais attention, il faut qu’elle soit « bien choisie ». N’imaginez pas que vous allez recycler la canadienne de votre père. Et je crois que Moschino fait un modèle, mon Dieu, pas mal du tout.

Bon j’arrête. D’ailleurs l’article aussi, et il est suivi d’un autre qui donne des idées de cadeaux « pas barbants », comme cette malle Stokovski de chez Vuitton dont on vous communiquera volontiers le prix  « sur demande ».

Bref, épate, snobisme, originalité à tout prix, étalage de fric… Le contraire absolu du savoir-vivre.

Je crois qu’on aura compris que cette caricature de conseils, ce festival de sottises décomplexées m’a mise un peu en colère. "Indignez-vous !" disait le vieux monsieur qui, cette année, ne fera pas la fête.

Décidément, Noël, ce n’est jamais facile à gérer.

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.