Un matin au marché

Je viens d’emménager dans une charmante ville de la Côte et je fais avec bonheur le marché le samedi matin dans la rue piétonne. Un vrai marché bien qu’un peu maigre en hiver, avec quelques stands de partis politiques, des étals de brocante, des pêcheurs du lac, des paysans qui vendent leurs produits, et même un joueur d’orgue de barbarie. Et des gens qui se rencontrent, se saluent, se parlent, même – oh miracle ! – s’ils ne se connaissent pas.

Ainsi cette dame âgée, ce matin, devant chez le charcutier. Manteau bleu vif, foulard assorti, boucles d’oreilles en lapis lazuli, une touche d’élégante gaîté dans cet océan de pantalons gris et de doudounes noires. Perdue dans la contemplation d’un jambon à l’os comme  on n’en voit plus guère, je n’ai pas vu tout de suite que je l’empêchais de quitter l’étal. Je m’écarte en la priant de m’excuser.

«Ce n’est pas grave, dit-elle, je marche de toutes façons si lentement que je peux bien attendre un peu. Je suis toute ralentie, ça doit être le froid, ou alors l’âge?», ajoute-t-elle plaisamment. Je balbutie une réponse idiote qu’elle n’entend pas. «En plus je suis sourde, oui, c’est l’âge.» Au lieu de protester comme on fait bêtement dans ces cas-là, je ne sais pas pourquoi, me vient une réponse qui n’a rien à voir (ou peut-être que si justement): «J’adore vos boucles d’oreilles, elles sont superbes.» Elle rosit. « Oui, j’ai toujours adoré les boucles d’oreilles. J’en mettais beaucoup. Je continue, je ne sais pas pourquoi…» « Eh bien, dis-je, pour vous faire plaisir et pour faire joli. C’est réussi d’ailleurs.»

Elle me regarde, intriguée. «Vous n’êtes pas d’ici, non?» Et, comme si elle avait le sentiment de se trouver dans une logique de don et de contredon, et qu’il s’agissait de ne pas être en reste, de, comme on dit, retourner le compliment, elle ajoute: «Vous avez un joli bonnet, très original.» Je remercie et souris  «Ça fait du bien de recevoir des compliments, non? Ce n’est pas si fréquent.»

Elle hoche la tête: « C’est vrai. Ici, les gens ne sont pas très complimenteurs. Ça ne se fait pas… Mais bon, on a d’autres qualités.» J’approuve. Il fait froid, on se sourit encore, on se salue et on se quitte sur ces considérations anthropologiques.

Elle repart à tous petits pas, un peu voûtée, petite tache bleu canard qui s’éloigne doucement.

Et bien sûr, mon petit vélo se met en route dans ma tête. Pour cette dame, ma réflexion sur ses boucles d’oreilles m’a cataloguée d’emblée: je ne pouvais pas être d’ici. Je ne l’ai ni choquée, ni indisposée, elle a réagi avec gentillesse et politesse puisqu’ elle m’a retourné le compliment. Mais elle m’a identifiée comme différente. J’ai donc transgressé une règle, et cette transgression m’a immédiatement exclue du groupe social des gens d’ici. Elle a d’ailleurs précisé son sentiment de façon parfaitement explicite: ici, les compliments, ça ne se fait pas. Je ne sais pas quelle était la valeur de cette remarque: a-t-elle voulu gentiment me mettre en garde, ou au contraire a-t-elle cru percevoir une critique des gens d’ici dans ma réflexion? Dans ce cas, je suis désolée de ma maladresse. Avec mon accent parisien, parfois ressenti comme péremptoire ou donneur de leçon, j’aurais peut-être dû être plus prudente. Décidément, en matière de code social, on marche sur des œufs!

Encore une réflexion sur cette petite anecdote: je trouve aussi très intéressante la façon dont la dame s’est dépêchée, justement, de me rendre la pareille en me complimentant à son tour. La question du don et du contredon est très délicate. Quand, comment, doit-on rendre? Un cadeau, une invitation, un service, un compliment, peu importe. Le problème est qu’il y a des groupes sociaux où on ne peut tolérer de rester débiteur une minute, d’autres au contraire où il faut laisser à autrui le plaisir de se sentir un peu créancier… Se dépêcher de rendre peut aussi signifier «je ne veux rien vous devoir.» Mais tarder à rétribuer peut être interprété comme de la désinvolture ou du rejet («On les a invités deux fois et eux jamais, pourquoi?»). Cela dépend du milieu, mais aussi de qui sont les personnes en question et de leur relation. C’est un sujet inépuisable, et j’y reviendrai certainement.

Pour l’heure, c’était juste un exemple ce qu’on peut rapporter dans son panier, un samedi de marché, en plus du rampon et des filets de féra du lac. C’est quand même mieux qu’au super, non? 

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.