On étrenne l’année

Ouf, ça y est, c’est passé! J’espère que vous avez bien traversé cette période des «fêtes», si dangereuse pour notre santé digestive, affective et financière. On va pouvoir commencer à récupérer doucement, bouillon de légumes et cure de désintoxication de la fièvre acheteuse… Toutefois, il nous reste encore une dernière porte à franchir dans le slalom délicat des rites de début d’année.

Je veux parler des étrennes, ces billets qu’on glisse en janvier aux personnes qui (et c’est là que la question devient intéressante) nous rendent divers services tout au long de l’année. On remarquera que j’ai dit «qui nous rendent service» et pas «qui nous servent», parce que, de nos jours, on emploie le verbe servir avec réticence, on ne parle plus de serviteurs ni de servantes. Le paternalisme implicite de ces expressions, le rapport de subordination et même d’inégalité qu’elles impliquent n’est plus guère admis, et c’est un vrai progrès.

Mais que faire de ce signe tangible de la relation de service que sont les étrennes et le pourboire en général? Faut-il les supprimer au nom de la dignité humaine? Est-ce que je vais humilier ma concierge en lui tendant une enveloppe entre le 1er et le 15 janvier?

La question se pose également pour le coiffeur qui nous coiffe habituellement (sauf bien sûr si c’est le patron) ou le facteur qui se donne la peine de monter les paquets. Pourboire ou pas? Quand? Comment? Combien?

C’est un de ces exemples que j’aime, où la question se pose parce qu’on est démuni face à l’évolution sociale. La société a changé, et les anciennes pratiques ne répondent plus à la réalité. Alors on doit inventer des comportements qui ne sont plus dictés par le code, et, comme toujours, tenir compte de chacun.

Car (c’est la minute de cynisme) le savoir-vivre est toujours un habile compromis entre les intérêts des divers protagonistes du jeu social. Bien sûr, c’est beau d’être gentil, aimable et vertueux, mais c’est aussi utile. Comme le disait Madame de Maintenon, parangon de l’adaptabilité aux mutations d’un monde qui s’embourgeoisait déjà, «rien n’est plus habile qu’une conduite irréprochable».

Revenons donc aux étrennes: au nom de la dignité humaine, je décide de ne pas donner d’enveloppe à ma concierge, ni de glisser un billet dans la poche de ma coiffeuse attitrée (Adieu les: «Voilà pour vous, Ginette. Merci Madame!»). A la place, je leur apporterai des chocolats. Hélas, c’est la quatorzième boîte qu’ils reçoivent ! Par contre, les étrennes auraient constitué un petit treizième mois pas négligeable. Ils sont déçus, je passe pour un rat, et si ma prochaine coupe est ratée ou que mon paillasson est plein de balayures pendant les six prochains mois, c’est que je me suis trompée dans l’évaluation du sens des étrennes pour des gens qui bossent toute l’année pour un salaire de misère…

Alors, oui, je crois que l’année nouvelle, même si on trouve tout ça idiot, ringard, politiquement pas correct, est l’occasion de montrer aux gens qui nous rendent service qu’on apprécie leur travail et leur aide. Et la meilleure façon de témoigner notre reconnaissance, c’est de chercher ce qui peut leur faire le plus plaisir et pas ce qui rassure notre mauvaise conscience égalitaire. Dans ce cas, je pense que c’est, en effet, une petite enveloppe.

On glissera les billets dans une jolie carte avec un mot manuscrit exprimant notre reconnaissance. Combien? Cela dépend des services rendus au cours de l’année, du standing de l’immeuble ou du salon, de vos ressources aussi bien sûr, mais pas moins de cinquante francs, rien n’est plus humiliant qu’une aumône ridicule. On peut bien sûr ajouter quelques chocolats, une bouteille ou une bise pour personnaliser le cadeau.

Et n’oubliez pas de dire merci en donnant («Bonne année Monsieur X, et merci pour tout ce que vous faites pour nous rendre la vie plus facile dans cet immeuble. Que ferions-nous sans vous?»). Cela paraît paradoxal, mais c’est la façon d’adoucir implicitement la relation de subordination que se crée immédiatement entre celui qui donne et celui qui reçoit.

Oui, je sais, c’est bien compliqué tout ça. Mais les comportements sociaux qui entourent le don sont, dans toutes les sociétés, parmi les plus élaborés du code. C’est que le don est un élément fondamental du jeu social. Et ce n’est pas les semaines péri Noël que nous venons de vivre qui diront le contraire.

Alors bon courage et, bonne année quand même! Cent ans après la Grande Guerre, ça fait bizarre, non?

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.