Pauvre Lola !

J’adore les faire-part. Ces cartes qu’on envoie pour annoncer un événement familial important, naissance, mariage, décès, ou ces annonces qu’on insère dans un journal. J’en fais même collection depuis des années, j’en ai des classeurs pleins.

C’est qu’ils sont révélateurs de l’air du temps et aussi des gens qui les envoient. Sur les années, je les ai vus évoluer avec la socialité ambiante.

Dans ma jeunesse, la mode était à la distanciation, et même si on sacrifiait à l’usage bien ringard de « faire-part »de son mariage (si on se mariait…) ou de la naissance de ses enfants, on affectait de ne pas prendre l’événement au sérieux. Calembours, plaisanteries scabreuses, poésies douteuses étaient la règle.

Aujourd’hui, la tendance est autre (je laisse évidemment de côté le faire-part de décès qui se prête assez peu aux inventions plaisantes, même si les variations dans l’usage des noms de famille sont également intéressantes). Ici, comme partout, c’est le règne de l’individualisme et de l’infantilisme.

On a perdu de vue l’aspect (pourtant fondamental) d’annonce sociale et publique du faire-part ou de l’insertion dans le carnet d’un quotidien, et on se paye une annonce pour soi tout seul. Par exemple : « Jean et Elise se sont mariés samedi au bord de la mer » (sic). Qui sont Jean et Elise ? Mystère. Aucun moyen de le savoir, cette annonce ne peut concerner que les intéressés ou leurs intimes qui, de toutes façons, sont déjà au courant. Autre exemple : « Papa et Maman souhaitent un bon anniversaire à Marie pour ses deux ans ». Marie sera bien contente cette semaine quand elle lira le carnet du « Monde » d’où j’ai tiré cet affligeant exercice d’autocélébration parentale.

J’ai reçu il n’y a pas très longtemps un faire-part de naissance où le grand frère annonçait l’arrivée d’une petite sœur avec ces mots de bienvenue : « En tout cas, elle pourra toujours courir pour que je lui prête mes affaires » (resic). Voilà une fratrie bien partie ! Là, les parents n’étaient même pas mentionnés, car il est important, aujourd’hui, de rester au niveau du jardin d’enfant, de se manifester le moins possible en tant qu’adulte.

Et c’est d’ailleurs une perle du même genre qui m’a incitée à consacrer un blog à cette manifestation sociale. Toujours dans le « Monde », je relève aujourd’hui une annonce de naissance qui manifeste une harmonieuse synthèse de ces deux tendances, en apparence contradictoires, l’infantilisme et à l’autocélébration parentale :

« Lola XX (nom de famille que j’ôte par charité) est heureuse d’annoncer qu’elle a fait connaissance avec ses parents Pierre et Claire, le mardi 17 juin à 16h33 et qu’elle les a trouvés « good enough ».

Un vrai trésor ! On y trouve tout : l’inversion des rôles parents/enfant, c’est le nouveau-né qui fait part et qui est doté d’un nom de famille et de la connaissance, alors que les parents sont passifs et réduits au prénom. Voilà une petite Lola symboliquement parentifiée dès la minute exacte de sa naissance ! Car en plus c’est elle, pauvre Lola, qui juge ses parents, qui les trouve good enough, sans doute parce qu’elle a déjà lu Winnicott in utero ! Espérons que cette bonne impression se prolongera pendant les vingt prochaines années.

Mais bien sûr, tout ça c’est de la pose. On sait bien que ce sont les parents qui parlent, qui disent « regardez comme on est cool et modernes, mais appréciez quand même qu’on est des parents déjà supers puisque lecteurs de Winnicott », clin d’œil référentiel hyper sophistiqué quand même derrière l’apparence ludique et décontractée !

Fausse décontraction, fausse modestie, vraie pédanterie, Lolita, dios mío, je te souhaite bien du courage !

 

Héritage et reniement

«La meilleure façon d’hériter est encore de renier ». Je relève cette phrase dans un texte très percutant de Régis Debray. Le livre s’appelle Modernes catacombes (Gallimard, 2013), et Debray y taille un costard sur mesure, entre autres, à l’Everest de la littérature germanopratine qu’est Philippe Sollers. J’en recommande chaudement la lecture.

Passer sa vie à faire ou penser le contraire de ce qu’ont fait ou pensé nos devanciers, pas parce que c’est mieux, mais juste parce que c’est le contraire m’a toujours paru infantile et, pour tout dire éminemment suspect.  

Je comprends mieux pourquoi je me suis toujours instinctivement méfiée des provocateurs, de ceux qui crachent dans la soupe mais non sans s’en être gavés au préalable, des bourgeois révoltés contre la bourgeoisie, de ceux qui croient que mettre ses doigts dans son nez ou ses pieds sur la table constitue un acte héroïque et révolutionnaire.

Les périodes de grands bouleversements sont très caractéristiques de cette attitude. C’est ainsi, par exemple, que la Révolution française a connu une vague d’anti-politesse que les historiens analysent aujourd’hui. On se devait d’être mal élevé, de tutoyer tout le monde, de garder son chapeau sur la tête en toute circonstance et d’utiliser un style ordurier comme le Père Duchêne de Hébert.

Faire le contraire de ce qu’on vous a appris, c’est encore une façon d’obéir, puisque finalement ce sont les règles qu’on inverse qui vous dictent votre comportement.

De la même façon que seul un croyant peut être sacrilège, seul un héritier des bonnes manières peut les renier. On ne renie que ce qui a de l’importance à nos yeux.

Les rejetons de familles puritaines sont les plus acharnés à afficher leur libertinage en paroles ou en actes (surtout en paroles d’ailleurs), comme si chaque « atteinte aux bonnes mœurs » était une victoire sur leur famille coincée et leur jeunesse frustrée.

Mais comment ne voient-ils pas qu’en agissant dans ce permanent désir de briser les règles et les conventions, ils ne font que les renforcer, que leur rendre un perpétuel hommage ?

Quelqu’un m’a dit un jour qu’on était véritablement adulte quand on était capable de faire ou de penser quelque chose même si cela pouvait faire plaisir à nos parents…

Cette boutade m’a toujours paru très profonde. Je la dédie aux héritiers qui n’en finissent pas de régler des comptes avec leur héritage…