Circoncire le Manneken-Pis ?

Si on y pense, le seul vrai problème qui se pose à nous, c’est les autres… Tant sur le plan individuel (psychologique) que social (sociologique et anthropologique), notre relation à l’autre est la grande question que nous devons régler impérativement dès que nous cessons de croire que nous sommes seuls au monde avec notre mère, ce qui, d’aprés les spécialistes, intervient très tôt dans la vie.

Je laisse de côté l’aspect individuel et psychologique pour me concentrer sur l’aspect social.

La découverte de l’existence d’autres sociétés a été un véritable traumatisme, tant pour elles que pour nous. Et grosso modo, de la découverte de l’Amérique jusqu’à la grande époque de colonisation du XIXe siècle, notre société occidentale a répondu catégoriquement : notre civilisation était la meilleure, supérieure sur tous les plans, et ce qui pouvait arriver de mieux aux Asiatiques, aux Indiens des Indes et à ceux d’Amérique, aux Africains du Nord ou du Sud Saharien, bref à tous les hommes qui n’étaient pas nous, c’était justement de nous ressembler, de devenir comme nous. Certains pensaient même que c’était une mission sacrée, un devoir que nous imposait notre supériorité indiscutable.

Transformer l’Autre en Nous était notre mission. Les petits Africains de l’AOF et de l’AEF apprenaient que leurs ancêtres étaient les Gaulois, et ceux de l’Empire britannique jouaient au cricket et buvaient le thé à cinq heures.

Bon, je ne vais pas m’étendre sur la décolonisation, mais nous savons maintenant que les Autres se sont un jour réveillés et que ça a fait plus ou moins mal, selon les diverses situations.

Enfin Lévi-Strauss vint, et avec lui le regard anthropologique qui nous enseigne que toutes les civilisations sont égales et qu’il ne faut pas les juger à l’aune de l’homme occidental, bien sûr capable de fabriquer le moteur à explosion, mais pas de survivre 48 heures tout seul dans la forêt amazonienne. Le « relativisme culturel » était né.

Bon, je résume et par là-même je caricature, mais j’ai hâte d’arriver à mon propos. Ce regard relatif qui pose comme principe le respect de l’Autre est une superbe avancée de notre civilisation. Nous pouvons en être fiers.

Mais c’est là aussi que les choses se gâtent. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui.

Considérer l’Autre, ses coutumes et ses croyances avec respect, n’implique pas qu’on oublie ou renonce à nos propres habitudes. La culpabilité que nous pouvons ressentir face à l’intransigeance conquérante et souvent meurtrière qui fut naguère la nôtre ne doit pas nous inciter à nous aplatir devant l’Autre triomphant, et à accepter des usages qui vont à l’encontre des principes sur lesquels repose notre société.

Et là, nous sommes en plein dans la question des codes sociaux : jusqu’où devons-nous pousser l’hospitalité quand nous recevons l’Autre ? Ne pas le choquer, le mettre à l’aise au prix de notre propre confort sont les lois fondamentales de l’hospitalité. Mais jusqu’où cela doit-il  aller ?

Vous prêtez votre lit à votre invité plus âgé et vous dormez sur le canapé du salon. Cela, c’est de la politesse. Mais irez-vous jusqu’à lui laisser aussi votre femme s’il vient d’une civilisation où c’est la règle ? Vous recevez un juif ou un musulman pratiquants, la moindre des choses est de ne pas servir de porc, notre cuisine est assez riche et variée pour qu’on puisse s’en passer sans en rabattre sur notre gastronomie. Il ne boit pas de vin ? Pas de problèmes, on ne lui en servira pas. Mais, et là on commence à basculer, au nom de quel principe devons-nous, nous priver d’en boire ? Si la vue d’une bouteille de vin est insupportable à notre hôte, c’est qu’il est incapable, lui, de faire ce chemin vers l’Autre qu’il exige de nous.

Il s’est passé cette semaine deux incidents qui illustrent de façon désespérante le contresens sur le respect des cultures dans lequel est en train de se noyer notre civilisation :

Sur un plateau de télévision française, un barbu dont j’ai oublié le nom (« Cuyo nombre no quiero acordarme » dit Cervantes en incipit du Quijote) a refusé de serrer la main de la ministre de l’Education nationale parce qu’il « ne serrait pas la main des femmes ». Et cette ministre n’a pas protesté, pas réagi, est restée assise bien tranquillement à écouter le type en question déverser diverses insanités révoltantes. La passivité de cette jeune femme en tant que femme et en tant que ministre de la République nous consterne. En refusant de lui serrer la main, ce personnage a bafoué plusieurs des usages de notre code social. Chez nous, refuser une main qui se tend est un affront comparable à cracher dans la figure, affront augmenté encore par le fait qu’il s’agissait d’une ministre, représentant un gouvernement. La ministre a supporté cet affront fait à sa personne, à sa fonction et à son sexe, sans sourciller.

Le deuxième fait est plus risible, ridicule même, mais pas moins grave : On a voilé les nudités des statues antiques du musée de Vatican pour ne pas blesser la vue du président iranien Rohani lors de sa visite… Bon, ne nous plaignons pas, on aurait pu leur mettre un tchador. Ridicule ? Rions donc un bon coup, et puis réfléchissons un peu. On doit respecter l’Autre dans sa croyance et sa culture, mais il faut que le respect soit réciproque. Et notre société est en train de se vautrer aux pieds de ceux qui n’ont pas, c’est le moins qu’on puisse dire, le moindre souci de cette réciprocité.

A ce niveau, ce n’est plus de la politesse ou de l’hospitalité, c’est de la veulerie, de la lâcheté, de la bêtise.

Nous en sommes là.

 

Mieux vaut en rire ? Je ne sais pas, mais je terminerai par le mot de Delphine Horvilleur, cette femme rabbin drôle et brillante, et qui, dans le train qui l’emmenait ce matin à Bruxelles pour y faire une conférence, se demandait sur tweeter si les Belges allaient circoncire le Manneken-Pis pour ne pas choquer la croyance de cette représentante du judaïsme…

Encore de l’espoir ?

Je déjeunais avec D, une amie d’enfance. On s’est connues à 12 ans en colonie de vacances, et on ne s’est jamais vraiment quittées.

Elle est devenue linguiste, professeur à la Sorbonne spécialisée dans l’enseignement du français et de l’orthographe. Elle s’est beaucoup engagée politiquement, et pour l’alphabétisation et les « écoles de la deuxième chance » qui tentent de remettre le pied à l’étrier des enfants en état d’échec scolaire grave. Une militante, animée par l’espoir et par le sentiment de responsabilité que nous a donné l’accès à la culture et à la réflexion.

Quelques jours après le 13 novembre, l’ambiance n’était pas à l’optimisme béat. On a parlé de la jeunesse paumée, des espoirs déçus, des mensonges avalés, de nos vingt ans… Et c’est alors qu’elle m’a dit : « Tu vois, eh bien nous, notre génération, on a tout échoué. L’échec total. »

Dans la bouche de cette optimiste batailleuse et battante, c’était juste incroyable. Et elle a précisé : « Oui. On a échoué en politique, on a échoué à transformer l’école, on s’est trompés partout. » J’ai murmuré qu’elle avait raison. Le monde que nous allions léguer à nos enfants serait pire que celui, plein d’espoirs et de projets, que nous avions reçu de nos parents dans les années de l’après-guerre.

J’ai beaucoup repensé à cette conversation, et il m’est apparu que nous avions tout de même gagné quelques batailles, et particulièrement dans le domaine des codes et de la morale sociale. Et voilà comment cette histoire rejoint ma réflexion sur le jeu social et pourquoi je la publie ici.

Si j’en avais eu la présence d’esprit, j’aurais pu consoler D en lui rappelant nos indiscutables progrès.

D’abord, la place des femmes. En une génération tout a tellement changé que les jeunes femmes ne comprennent même plus à quoi pouvaient bien servir les MLF et autres suffragettes. Si je dis que, quand j’étais ado, la contraception était interdite en France, qu’une femme avait besoin de l’autorisation de son mari pour ouvrir un compte bancaire et que les Suissesses ne votaient pas, elles me regardent comme si j’étais née au Moyen-âge. Les codes qui souvent exprimaient l’infériorité ou la fragilité sociale des femmes ne sont plus compris par les jeunes gens. On le regrette le temps d’un trip nostalgique, au même titre que les crinolines et le baisemain, et puis on se dit qu’on a quand même gagné au change.

Quand j’ai commencé à enseigner, il n’était pas pensable de mentionner l’homosexualité d’un écrivain ou de dire que Maupassant était mort de la vérole (une maladie nerveuse, disait mon cher Lagarde et Michard)… Et petit à petit, j’ai vu ces tabous disparaître, et maintenant les homosexuels se marient et seuls les bigots rancis y trouvent à redire.

Mais le plus intéressant (quoique moins spectaculaire), c’est la transformation des rapports hiérarchiques. Il y a quelques années, j’avais présidé le jury d’un concours de récits autobiographiques réservé aux plus de 70 ans. J’avais été très frappée par le poids social qu’ils décrivaient : On tremblait devant le père, devant le mari, devant le curé, devant le maître, devant le patron, devant l’épicier et son petit carnet de crédit… L’opprobre social écrasait la fille-mère, la dévergondée, l’indépendante, la divorcée…

Tout cela, chez nous, a pratiquement disparu en une génération.

On ne termine plus ses lettres (d’ailleurs on n’en écrit plus, mais ça c’est une autre histoire) par « votre humble serviteur », parce qu’il n’y a plus d’humbles serviteurs. Juste des employés, qui font leur travail, qu’on paye en conséquence et qui ne voient pas en quoi ils seraient en plus contraints à l’humilité.

Tous ces petits changements de l’étiquette sociale marquent des progrès. Même à l’école, dont nous déplorons parfois l’évolution, s’exprime une liberté, inimaginable quand nous portions au lycée une blouse jaune une semaine, bleue la suivante, avec l’interdiction du moindre maquillage et des pantalons entre le 1er avril et le 1er novembre. Qu’il faille maintenant apprendre à maîtriser cette liberté, à façonner des rapports maître-élève basés sur le respect et plus sur la crainte, c’est une autre histoire. Mais la fin du bonnet d’âne et des coups de règle sur les doigts est tout de même une bonne nouvelle.

Bien entendu, je parle de notre société et je sais bien que certains la haïssent et veulent sa destruction justement à cause de ces progrès. Il nous reste donc des luttes à mener, socialement, politiquement, individuellement. Des principes à défendre. Et, au milieu de tout ce marasme, de cette année qui commence aussi mal que l’autre a fini, il y a encore de l’espoir. Et ça aussi, c’est une bonne nouvelle.