Une loque à trois cents balles

Une loque à trois cents balles

 

Elle est venue s’asseoir en face de moi dans le train. Dix-huit, vingt ans, cheveux méchés, des bagues plein les doigts, sac Michaël Kors. Des bottines noires, un blouson de cuir visiblement de bonne qualité. A peine assise, elle a bien entendu dégainé son smart phone. Juste une gamine à la mode, pas vilaine, habillée de vêtements et d’accessoires coûteux.  Rien à dire… Sauf un détail (mais c’est là que loge le diable, comme chacun sait), son jeans. Mais était-ce encore un pantalon, ce haillon soigneusement troué, effiloché, ne laissant, au niveau des genoux et du haut des cuisses, apparaître que la trame, elle-même dument usée, prête à craquer ? Une loque, certes, mais une loque à trois cents balles, bien entendu.

Et, brusquement, j’ai eu une bouffée d’indignation. J’ai repensé à mon blog précédent où je m’interrogeais sur la signification des signes et des codes à propos du voile islamique. J’avais devant moi une sorte d’exemple inversé, mais tout aussi parlant.

J’avais envie de demander à cette jeune-fille ce qu’elle voulait dire en arborant cette coûteuse guenille, entre des bottines à cinq cents francs et un blouson qui en coûtait sûrement plus du double.  Et elle aurait sans doute été bien étonnée si je lui avais dit que je trouvais cette mode profondément obscène.

Oui, obscène, et je pèse mes mots. Pas à cause des bouts de peau qui dépassent, parfois boudinés par les fils de trame. Cela me réjouirait plutôt, parce qu’en plus c’est moche et c’est bien fait pour elles. Non, ce qui est insupportable, c’est le détournement ironique du signe. Quand on pense au soin que les pauvres gens mettent (mettaient ?) à se vêtir décemment, quand on pense aux pantalons vingt fois raccommodés, rapiécés, aux vestes retournées, aux pulls détricotés pour réutiliser la laine, on ne peut qu’être pris de colère devant ce snobisme imbécile qui singe la pauvreté.

Et quand on sait que ces pantalons ridicules sont fabriqués au Bengladesh ou en Chine par des ouvriers quasi esclaves, les poumons attaqués par les produits utilisés pour imiter l’usure de la misère, alors, oui, c’est le mot obscène qui vient à l’esprit.

Mais il faut bien entendu dépasser la déploration et même l’indignation, pour se demander de quoi cette mode des jeans en lambeaux est-elle le signe ? Pourquoi ces vêtements chers qui font semblant d’être récupérés dans la poubelle ?

La jeune fille qui les porte croit sans doute afficher sa décontraction, son anticonformisme, son côté cool, « j’ai un mois de salaire d’ouvrière sur le dos, mais je ne suis pas dupe, ça me fait marrer… »

Là encore il y a malentendu. Les signes, comme les faits dont parlait Lénine, sont têtus. Et ce que disent ces malheureux haillons hors de prix c’est, outre le caractère moutonnier de celui qui les porte, le mépris pour la vraie misère et le cynisme d’une mode qui détourne les signes, comme pour s’en moquer. Second degré, me dira-t-on. Peut-être, mais, je suis de ceux qui pensent qu’on ne peut pas rire de tout, et, en l’occurrence, ce cynisme-là ne me fait pas rire.

Et bien sûr, pas plus la malheureuse emballée dans son voile islamique que la gamine boudinée dans sa loque griffée ne comprennent la signification des signes qu’elles arborent. Et c’est un vrai problème.

 

 

Il n’y a pas de langage privé

Je viens d'écouter un enregistrement de Réplique du 12 septembre dernier, l’émission d’Alain Finkielkraut sur France Culture. Elle s’intitule « Raconter la France ». Les invités sont les journalistes Florence Aubenas et Philippe Lançon. J’ai beaucoup d’admiration pour Florence Aubenas qui est une journaliste remarquable, digne de l’Albert Londres de Au bagne ou du Jack London du Peuple de l’abîme. On se souvient qu’en plus, elle a été otage en Irak pendant six mois en 2005 et a fait preuve d’un courage extraordinaire. La plupart du temps je suis tout à fait d’accord avec les positions qu’elle prend dans ses articles.

L’émission parle donc de la France, et tous les thèmes habituels sont passés en revue : l’identité, le rapport à la religion, et, bien entendu l’islam et son inévitable copain le voile islamique.

Florence Aubenas explique qu’elle est contre le voile imposé (il s’agit des femmes qui le portent en France bien sûr, pas en Arabie Saoudite), mais qu’elle peut comprendre les filles qui le brandissent comme une révolte contre la société d’ici, contre leurs parents souvent trop assimilés, trop couchés à leurs yeux devant la culture française dominante. Cette révolte-là, Aubenas la compare aux piercings ou aux tatouages de certains jeunes. Ce n’est pas un signe de soumission, dit-elle, mais au contraire un signe de libération, une revendication de liberté.

Et c’est là que l’observatrice des codes se réveille. Je ne suis absolument pas d’accord avec elle, et, puisqu’elle emploie le mot signe, c’est là-dessus que je vais discuter sa position.

L’ensemble des signes forme un code qui est perceptible et compréhensible par un groupe social. Cela peut être une langue, des gestes, une façon de s’habiller. Mais ce qui en fait un code social, c’est justement qu’il est perçu par l’ensemble d’une société donnée. On ne peut pas décider tout seul de changer les signes ou de leur attribuer une autre signification, parce qu’alors on ne sera pas compris par le groupe. Bien sûr, cette signification peut évoluer. Par exemple, aujourd’hui, le fait pour une femme de sortir dans la rue sans chapeau (« en cheveux » disait-on autrefois) n’est plus perçu comme un signe de moralité douteuse, comme dirait Duras. Le sens donné aux tatouages évolue aussi à grande vitesse, et ils ne sont plus réservés aux anciens détenus de Cayenne ou des Baumettes. Mais ces évolutions sont lentes et, pour qu’elles aient lieu, il faut qu’elles correspondent aussi à une évolution sociale.

Pour ce qui est du voile islamique, ce n’est pas le cas. Dans nos sociétés qui vont dans le sens d’une parfaite égalité entre les hommes et les femmes, il est le signe de la soumission et de l’infériorité des femmes, de l’horreur (ou de la frénésie sexuelle irrépressible et malsaine, c’est la même chose finalement) qu’inspire leur corps. Il est le rappel qu’il y a des sociétés où les femmes n’ont pas le droit de conduire, de sortir du pays sans autorisation, de marcher seules dans la rue ; où leur témoignage vaut la moitié de celui d’un homme. C’est cela que notre société voit quand elle voit une fille voilée. Et si cette fille croit signifier ainsi sa révolte et sa liberté, elle se trompe. Et c’est cela qu’il faut lui dire, plutôt que de la conforter dans le malentendu dans lequel elle s’est elle-même engagée. Lui expliquer qu’en emballant ainsi son corps, elle donne un signe qui est justement le contraire de ce qu’elle veut signifier.

Il n’y a pas de langage privé, on n’est pas maître des codes, et si on veut être compris, il faut parler la même langue que ceux à qui on s’adresse.